À l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Stanislas Nordey, directeur du TNS, s’empare des mots de Marie NDiaye, de sa langue belle, lumineuse, ciselée. Abordant l’absence, les manques, la possible radicalisation, elle signe un texte puissant qui questionne l’incompréhension inter-générationnelle et que porte un magnifique trio féminin Hélène Alexandridis, Annie Mercier et Dea Liane.
Le ciel est chargé au-dessus de l’Odéon. L’orage menace. Une chaleur moite s’est installée sur le parvis, où une partie du public prend le temps de se retrouver, d’échanger, de se réhydrater avec une boisson fraîche. Par petites grappes, les spectateurs gravissent les marches, pénètrent dans le hall d’entrée, gagnent tranquillement leur place. Dans la salle, où chaque groupe est séparé d’un siège, pour respecter la distanciation sociale, toujours de rigueur et la jauge à 65 %, l’air légèrement climatisé est le bienvenu.
L’angoisse d’une mère
La pénombre s’installe, sur la scène, une femme (lumineuse Hélène Alexandridis) en manteau jaune, regard esseulé, scrute l’espace qui l’entoure, l’enveloppe. Elle semble perdue, inquiète. Tout lui est hostile. Venue de Chinon, elle cherche désespérément son fils dans un Berlin, qu’elle trouve laid, froid, hostile, une Babylone des temps modernes sans attrait au premier abord, sans charme. La présence à ses côtés, dans l’ombre, de son logeur (Claude Duparfait), ne la rassure pas. Elle n’est pas à l’aise. Une étrange angoisse serre son cœur. Elle le sent, elle le sait, quelque chose ne va pas. Son fils aimé, son enfant chéri, qui ne donne plus signe de vie, déraille. Il s’est perdu dans cette ville loin des siens, elle subodore le drame. Et ces choucas, oiseaux noirs de mauvais augures, qui tournent autour de sa tête, qui piaillent, que ne la laissent pas en paix, mais qui deviendront des familiers.
La préscience d’une grand-mère
A Chinon, dans la librairie familiale, le père (Laurent Sauvage) s’inquiète. Il n’a plus de nouvelle de sa femme. Sa mère (épatante Annie Mercier) le tourmente. Bonne chrétienne, elle n’a jamais aimé le métier de sa bru, de son fils. Elle leur reproche l’éducation éclairée qu’ils ont donné à son petit-fils, loin de ce principe de base, « Ne commets pas de péché. » les livres et la bien-pensance de leur esprit petits bourgeois cultivés sont les maux de tout. Connecté à son petit-fils par des voix impénétrables, elle, pressent, telle une vieille Cassandre, la tragédie.
Un conte noir où tout est suggéré
Fine plume, Marie NDiaye a répondu à la commande de Nordey d’écrire sur le terrorisme, la radicalisation avec une pirouette, une sombre ritournelle. Tout est suggéré, rien n’est dit ou presque. Et c’est toute la force de ce texte, sa puissance ravageuse. Tout tourne autour de la question de comment un garçon bien sous tous rapports, sa très jolie petite amie (radieuse Dea Liane), le confirme dans un message poignant de sincérité, a-t-il pu basculer ? Est-ce un problème d’éducation, un mal-être, un concours de circonstance ? Nul ne le sait. L’auteure manie les mots avec justesse. Elle ne juge pas, elle explore les failles de ses personnages, de ceux qui restent la tête farcie de questions sans réponse.
Un travail de longue haleine
Après plus d’un an, quasiment, jour pour jour, Berlin Mon garçon voit enfin le jours. C’est dire combien le processus de création de ce texte a été impacté par la crise, par les reports successifs. Fragilisée quelque peu, la mise en scène, sobre, épurée, de Nordey, manque un peu d’éclat en ce soir de première. On sent ô combien la joie de jouer devant un vrai public chavire, chamboule les comédiens. Certains brûlent les planches, irradient l’espace d’un regard, d’un geste, d’un mot. D’autres forcent encore le trait comme pour se rassurer. Rien de grave, le spectacle, sorti enfin de l’ombre, a besoin de patine, de se frotter à cette masse vibrante que sont les spectateurs. Personne ne s’y trompe. Tous applaudissent durablement la performance, le texte de Marie NDiaye, la belle distribution, le travail du directeur du TNS pour faire entendre cette langue si dense, si profonde.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Berlin mon garçon de Marie NDiaye
Odéon – Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon
75006 Paris
Jusqu’au 27 juin 2021
Durée 1h40
Mise en scène de Stanislas Nordey
collaboration artistique – Claire Ingrid Cottanceau
avec Hélène Alexandridis, Claude Duparfait, Dea Liane, Annie Mercier, Sophie Mihran, Laurent Sauvage
scénographie d’Emmanuel Clolus
costumes de Anaïs Romand
lumière de Philippe Berthomé
son de Michel Zurcher
vidéo de Jérémie Bernaert
Crédit photos © Jean-Louis Fernandez