Au Monfort, dès le 3 juin 2021, Louis Arene et sa compagnie Le Munstrum théâtre, qu’il a fondé avec Lionel Lingelser, reprend avec gourmandise et folie 40° Sous Zéro, une adaptation fantasmagorique de deux œuvres de Copi, L’homosexuel ou la difficulté de s’exprimer et Les quatre jumelles. Puis en juillet, à l’occasion du festival Paris l’été, le comédien et metteur en scène à l’imagination débordante, foisonnante, invitera les estivants à plonger dans sa fable post-apocalyptique, Clowstrum. deux événements coups de cœur, à ne pas rater.
Quel est votre premier souvenir d’art vivant ?
Je crois bien que c’était un spectacle de Guignol aux Buttes Chaumont ou peut-être au Jardin du Luxembourg, à Paris. Il y avait sans doute une histoire de gendarme hors de lui qui cherche à mettre la main sur Guignol et qui finit par se prendre des coups de bâton. Je me souviens surtout de la jouissance que les petits spectateurs que nous étions ressentaient à être les complices du héros de tissu, à avoir un coup d’avance sur le gendarme bêta.
Quel a été le déclencheur qui vous a donné envie d’embrasser une carrière dans le secteur de l’art vivant ?
Je parlerais plutôt d’une succession d’événements. Mes parents m’ont très tôt emmené aux musées, aux théâtres, voir des expositions. Puis rapidement, j’ai suivi des cours de dessin et de théâtre. J’avais envie d’être comédien, de faire le mariole devant les copains. Puis lycéen, ma professeure de français nous a emmené voir Philippe Caubère et là, je crois que j’ai compris la puissance de cet art. Bien sûr, j’ai été subjugué par la virtuosité de cet acteur, secoué de rires puis ému aux larmes dans la même soirée – ce qui est en soi déjà pas mal ! Mais il y avait également quelque chose de plus grand que la présence de l’acteur sur scène. C’est sans doute la première fois que j’ai fait l’expérience de la catharsis, grâce à cette étrange communion qui ne peut avoir lieu que dans une salle de spectacle. C’est là que j’ai compris la grande noblesse du métier de comédien et contre toute apparence, l’humilité qu’il demande. Le comédien doit savoir qu’il n’est qu’un canal, un vecteur de sens, d’émotions, de poésie.
Qu’est-ce qui a fait que vous avez choisi d’être comédien et metteur en scène ?
Comme je le disais plus haut, je voulais avant tout faire rire mes amis et ma famille. Puis en grandissant les choses deviennent plus complexes. On comprend qu’en choisissant d’être artiste, on a une responsabilité envers ceux devant qui on a la prétention de se montrer.
Être comédien, c’est habiter d’autres vies que la sienne. Essayer de sentir comment l’autre fonctionne, rentrer dans sa tête et dans sa chair. On apprend à être une éponge, à faire sien ce qui nous est le plus étranger. C’est une expérience d’oubli de soi et d’empathie très salutaire qui fait grandir en tant qu’être humain et donne sens à la vie. Malgré tout, c’est un métier difficile, on dépend beaucoup du désir des autres. Assez rapidement, je n’ai pas voulu attendre qu’on pense à moi pour monter sur scène. Et je trouvais que les projets qu’on me proposait ne me correspondaient pas. J’avais des intuitions, des envies d’autre chose. Lionel Lingelser et moi avons eu le désir de créer notre compagnie, le Munstrum Théâtre, comme un laboratoire, un terrain de jeu. Le théâtre auquel nous assistions la plupart du temps, nous paraissait très sérieux, sec, déconnecté du corps et de la Joie qui est pour nous le maître-mot. De plus, il y avait des intuitions esthétiques, des obsessions qui nous travaillaient.
Quand j’ai commencé à travailler professionnellement, j’ai mis de côté le dessin, que je pratiquais étant plus jeune, et la création de l’univers singulier du Munstrum m’a permis de renouer avec cette pratique. En concevant les masques et les scénographies de mes spectacles et en collaborant avec des créateurs de talent (comme Christian Lacroix pour les costumes de 40° Sous Zéro) je retrouve cette dimension plastique qui tient une place prépondérante dans mon travail.
Le premier spectacle auquel vous avez participé et quel souvenir en retenez-vous ?
En Première au Lycée Claude Monnet, J’ai 16 ans. Je rencontre Emmanuel Demarcy-Mota qui dirige l’option théâtre. À l’issue de celle-ci, il me propose d’intégrer la distribution du Diable en partage de Fabrice Melquiot. Une pièce très belle sur la guerre en Bosnie qui aborde la violence de manière frontale. Cette expérience fut formatrice. Jouer tous les soirs aux côtés d’acteurs comme Alain Libolt, Geneviève Mnich ou Philippe Demarle m’a beaucoup appris. Je ressortais de chaque représentation absolument éreinté. Je me souviens également de l’ingénieuse scénographie de Yves Collet à laquelle je repense souvent. Une machine à jouer d’une simplicité esthétique radicale et en même temps très complexe dans la variété de ses possibilités de transformations.
Votre plus grand coup de cœur scénique ?
Le plus grand choc esthétique de ma vie (à ce jour indétrôné ! ) ne vient pas du théâtre, mais de la peinture, il s’agit des peintures de Francis Bacon. À 16 ans, je tombe sur le portrait du Pape Innocent X en cours de dessin et là quelque chose se forge en moi, ou peut-être s’effondre… Mon rapport à la beauté se constitue à ce moment. Je suis fasciné par l’intensité dramatique qui jaillit sur la toile, la composition, la puissance de la figure représentée, le rapport entre les couleurs… Bacon disait ne pas s’adresser à l’intellect des spectateurs, mais directement à leur système nerveux. C’est précisément ce que j’ai ressenti et ça a sûrement influencé ce que je cherche au théâtre. Niveau émotion, ça met la barre très haut…
Plus tard, grâce à Alain Françon qui était mon professeur au Conservatoire, je découvre l’écriture de Samuel Beckett. Nouveau choc esthétique. J’ai l’impression de découvrir à fois la métaphysique et le clown, l’essence du théâtre. Et tout ça, en chair et en os, en mouvement sur un plateau. Je pense souvent à cette tension entre le comique et l’effroi quand je travaille sur un projet.
Quelles sont vos plus belles rencontres ?
Lionel Lingelser est la plus belle rencontre de ma vie, autant personnelle qu’artistique. La famille Munstrum que nous avons constituée ensemble nous ressemble autant qu’elle est mystérieuse et pleine de surprises. Notre équipe plonge gaiement avec nous dans tous les défis farfelus que nous nous lançons. Je parle des comédiens, mais aussi de toute l’équipe technique, administratrice, les divers créateurs avec qui nous collaborons. C’est une chance exceptionnelle d’avoir réuni autant de talents et de d’énergies positives.
En quoi votre métier est essentiel à votre équilibre ?
Le théâtre permet de mieux supporter la violence et l’absurdité du monde. Face à la désespérance qui nous envahit, il offre le choix de la joie et du lien humain. Il embrasse la complexité, nous permet de douter, de questionner ce qu’on appelle la réalité. L’expérience collective du théâtre nous réinvente et nous déplace. Pour moi, c’est un outil d’évolution spirituel essentiel.
Je ne dissocie pas mon métier du reste de ma vie, il est intrinsèquement lié à mon quotidien et aux questions existentielles qui m’animent. Quand je fais du théâtre, je cherche à explorer cette étrange chose qu’est l’humain et je crois faire de même, avec d’autres outils, dans ma vie « civile ».
Qu’est-ce qui vous inspire ?
Les gens de tous les jours. La vie, l’amour, les trahisons. Les peintures de Bacon, je l’ai dit, les films de David Lynch, de Chaplin, Beckett…
Je suis à chaque fois bouleversé par les spectacles de Joël Pommerat. Au-delà d’être un formidable raconteur d’histoire, je trouve que c’est un artiste politique qui fait évoluer notre art. Il se confronte à la complexité de l’époque tout en tirant un fil qui nous relie à quelque chose de bien plus archaïque. À chacun de ses spectacles, j’ai la sensation de voir l’histoire du théâtre en mouvement, d’assister à quelque chose qui ne s’est encore jamais vu sur un plateau. C’est très émouvant.
Et bien sûr Roméo Castellucci, artiste total qui invente un langage unique, une dramaturgie des corps et de l’image. On ne comprend pas toujours tout de manière intellectuelle, mais comme Bacon, c’est un artiste qui ne s’adresse pas qu’à notre intellect. Il provoque des chocs sensoriels qui font de la scène un lieu rituel et sacré, le bûcher de nos certitudes.
Et depuis quelques années, j’ai découvert la musique techno qui a révolutionné mon rapport au corps et à la danse. C’est une musique qui échappe aux canons et aux formatages commerciaux, une musique de la nuit et de la fête. Très intense et parfois violente, elle nous connecte à des émotions profondes. Danser sur de la musique techno est comme une méditation en mouvement sur la vie et la mort. Le corps devient la caisse de résonance de sons trop grands pour lui. Ainsi, il est chahuté, confronté à ses limites, il traverse des zones d’ombres, mais aussi de grande lumière. Et grâce au mouvement perpétuel, grâce à la transe, cela peut devenir une expérience métaphysique très salvatrice.
De quel ordre est votre rapport à la scène ?
Encore une fois, c’est la Joie à laquelle je pense spontanément. En tant qu’artiste, c’est pour moi une nécessité et une responsabilité d’être avant tout un vecteur de joie. Je pourrais presque dire que ça prime sur le sens. La spécificité du spectacle vivant, au-delà du sens et des mots, c’est la présence. La manière dont on fait les choses, l’énergie avec laquelle on les représente est tout aussi importante que ce que l’on a à dire. C’est pour ça que je ne sépare jamais le fond de la forme. Pour moi, le fond, c’est la forme.
À quel endroit de votre chair, de votre corps, situez-vous votre désir de faire votre métier ?
Dans le ventre. Et le cœur.
Avec quels autres artistes aimeriez-vous travailler ?
Il y a beaucoup d’artistes que j’admire, mais sans doute un peu trop pour envisager de travailler avec eux. Et puis l’univers qu’ils développent leur est si spécifique que je ne suis pas sûr qu’il me corresponde en tant qu’acteur. Je vous ai parlé de Pommerat et Castellucci, mais je pourrais ajouter à cette liste Phia Menard, Dimitri Papaioannou, Dave Saint-Pierre…
Et il y a des artistes que j’admire et qui sont des amis avec qui j’ai la chance de travailler ou de collaborer, comme avec François de Brauer et Yann Frisch. La collaboration avec François perdure depuis plusieurs années et nous travaillons actuellement sur son prochain solo. C’est une magnifique complicité dont je suis très fier.
À quel projet fou aimeriez-vous participer ?
Je dirais que j’aimerais voir le Théâtre prendre réellement sa place de « service public ». Que l’on remette l’art et la poésie au cœur de l’éducation, qu’ils soient considérés par nos dirigeants comme un outil essentiel d’émancipation, d’appréhension du réel et de lien social… On peut bien rêver, non ?…
Si votre vie était une œuvre, qu’elle serait-elle ?
« Une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur et qui ne signifie rien… »
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
40° sous zéro, d’après L’homosexuel ou la difficulté de s’exprimer & les quatre jumelles de Copi
Conception le Munstrum théâtre (Louis Arene et Lionel Lingelser)
Au Monfort Théâtre
du 3 au 13 juin 2021
Clownstrum du Munstrum théâtre
Festival Paris l’été
Crédit photos © Stéphane Pitti, © Maëliss Le Bricon , © Darek Szuster et © Fabrice Robin