Au TNS, après plusieurs reports, Stanislas Nordey à la mise en scène, et Cécile Brune au jeu, présentent du 21 au 29 juin 2021, Au bord, un texte écrit par Claudine Galea. Écrivaine, dramaturge, auteure de théâtre, elle esquisse avec justesse le monde qui l’entoure, qui l’obsède, dissèque de sa plume son rapport aux autres, expose consciencieusement sans pudeur, sans exhibitionnisme ses fantômes, ses doutes.
Comment cette idée d’écrire un texte, à partir de cette photo choc qui montre une soldate américaine tenir en laisse un prisonnier nu à Abou Ghraib, vous est-elle venue ?
Claudine Galea : Comme je l’évoque au début du texte, cette photo m’a hantée, des jours, des mois. Et souvent, c’est d’une obsession, d’une idée, d’un mot, d’une histoire, d’une image qui ne me laisse pas en paix, que naît un besoin d’explorer, de rechercher, d’écrire. Cela réveille aussi de vieux souvenirs ou fait écho à quelque chose d’enfouie en moi, un sentiment de vie, une émotion, une douleur. Pour Parages, la revue du TNS, Frédéric Vossier m’a demandé d’écrire sur Falk Richter, étonnement cela a fait ressurgir ce désir lointain, cette envie d’écrire sur mon père. Ce que je viens de faire.
Du coup, il y a dans tous vos écrits une dimension très personnelle ?
Claudine Galea : Sans doute que oui. Toutefois, certains de mes textes écrits spécifiquement pour le théâtre s’éloignent de mon intimité, de mon histoire. Néanmoins, je crois qu’il y a toujours un peu de soi dans les mots des auteurs. Quand je prends l’exemple des Invisibles, pièce que j’ai publiée en 2013 – À l’époque je disais encore pièce, ce n’est plus lecas aujourd’hui, je parle de texte maintenant – , le sujet était le travail, les petits boulots. J’ai mis un peu plus de trois ans pour trouver le bon ton. J’étais partie pour écrire un roman avant de comprendre que cela devait être du théâtre. J’ai nourri ma plume d’entretiens, de rencontres. Je me suis beaucoup documentée, j’ai regardé de nombreux reportages avant d’arriver à la forme finale. Si vous voulez, de plus en plus, je commence à écrire dans ma tête avant de noircir des pages, de pouvoir coucher sur le papier mes idées.
Au bord est un texte fort, violent, parce qu’il renvoie à nos propres fantasmes, mais aussi introspectif dans ce qu’il raconte sur vous ?
Claudine Galea : Je ne dirais pas introspection, mais plutôt que face à une telle image, on ne peut pas écrire avec distanciation, éloignement, indifférence. Je ne voulais pas être en surplomb, être juste spectatrice. Cette photo, diffusée partout dans le monde, m’a touchée personnellement parce qu’elle évoque une humiliation profonde, un sentiment, plutôt, dirais-je, un état que je connais trop bien. D’ailleurs, Au bord a mis longtemps à naître, à exister en tant que texte. Je m’y suis cassée le nez des mois durant. Je n’arrivais pas mettre des mots sur cette image. Je ne pouvais écrire qu’en m’exposant complétement, pour être sur une corde raide, en danger, à l’unisson de ce que cette photo représente de sulfureux, de violent, de brûlant. Et puis, c’est aussi ma manière de travailler. Avec ce texte, je n’avais pas le choix, il y avait quelque chose de l’ordre de l’évidence. Je devais accepter de me livrer entièrement, de risquer quelque chose de moi, de ma peau, pour pouvoir dire l’innommable de cette image. Sinon j’aurais fait de la critique, un essai, mais je ne suis ni philosophe, ni historienne, je suis autrice. Je sais que c’est un texte limite, qui, à tout moment, peut se retourner contre moi, contre le lecteur, contre le metteur en scène, la comédienne. C’est en lisant lors du Festival Actoral à Marseille que je me suis rendue compte de sa puissance, de ce qu’il raconte de chacun d’entre nous. D’ailleurs, j’ai mis du temps avant d’accepter de le publier, presque 10 ans. J’avais besoin d’être plus forte, mais aussi de voir si le texte avait un sens hors actualité.
Est-ce écrire Au Bord a eu un effet libérateur ?
Claudine Galea : Je crois qu’écrire ne sauve de rien, mais permet de comprendre un peu mieux ce qui se passe. Du coup, cela évite le pire, certainement. On m’a étonnement déjà posée la question pour L’amour d’une femme, texte que j’ai écrit à peu près à la même période et qui a été publié Au Seuil, où je reviens sur cette histoire d’amour, cette rupture. J’ai compris en y répondant qu’en fait, qui n’échangerait pas un livre contre la poursuite de l’amour ? Cela m’a en tout cas permis de comprendre des choses sur moi, sur les autres, sur les rapports humains. Pour revenir à Au Bord, j’avais déjà écrit des choses sur le mal. C’est en lisant Hannah Arendt, Robert Anthelme, que j’ai beaucoup appris sur ce sujet, sur la manière de l’aborder. On se nourrit forcément de tout ce qui nous entoure, que ce soit des lectures, où de moments de vie en général. Et puis, clairement cela est structurel de ma personne. Vivre c’est écrire. Je me sers donc de l’écriture pour exprimer mes failles, mes doutes, mes peines.
Vous avez vu des répétitions à Strasbourg de l’adaptation que fais Stanislas Nordey d’Au Bord. Comment reçoit-on ce texte assez intime dit par quelqu’un d’autre ?
Claudine Galea : Déjà, ce n’est pas la première fois que s’est monté. Jean-Michel Rabeux l’a fait en 2014 avec Claude Degliame. Toutefois, avec la mise en scène de Stanislas, il se passe un phénomène très étrange et, j’avoue, très troublant, très perturbant. Alors que j’ai beaucoup de recul avec ce texte, que j’ai écrit en 2005, il dirige Cécile Brune avec tellement de mise à nu, que je me sens à nouveau très exposée. C’est comme si je venais d’écrire ce long monologue, comme s’il s’inventait sous mes yeux et à mes oreilles. Je crois que cela est dû au fait que Cécile, tout comme moi quand j’ai écrit, ne cherche pas à apporter de réponse, à affirmer quoi que ce soit, mais plutôt de poser là sur une feuille ou sur scène des doutes, des réflexions et surtout un grand désarroi. L’écriture par nature fixe les choses. Donc quand j’ai enfin trouvé le bon endroit, je sais qu’il est possible d’attendre une certaine justesse par rapport à mon point de départ. Le problème n’est pas l’autofiction, mais bien de toucher, d’effleurer une justesse par rapport à ce que renvoie notamment cette image. On peut se cacher derrière le politique, la confrontation entre deux mondes, deux civilisations, mais clairement on est dans le registre sexuel, notre part la plus intime. Souvent les gens refusent ce glissement, mais Stanislas et Cécile ont une manière ingénieuse de le rendre non obscène, non spectaculaire. C’est là dans l’audace de ce que cette femme dit, moi en partie.
Avez-vous d’autres textes en cours d’adaptation ?
Claudine Galea : Oui, il y a celui qui vient d’être publié un sentiment de vie, un texte auquel je tiens beaucoup, énormément. C’est un vrai tournant dans mon travail. Et comme il n’y a jamais de hasard, c’est Jean-Michel Rabeux qui le monte. Il sera joué au Théâtre de la Bastille au mois de septembre à Paris. Il sera monté au même moment à Bâle, mais cette fois en allemand. Il est mis en scène par Émilie Charriot, qui en fera une adaptation française au TNS en 2022-2023 avec Valérie Dreville. Sinon, La 7e vie de Patti Smith vient d’être donnéeau Théâtre 14. Par ailleurs, j’ai aussi écrit Ça ne passe pas pour le projet Madam d’Hélène Soulier, pour lequel, elle a invité six autrices à écrire autour d’histoires de femmes. J’ai choisi un récit autour de sauveteuses en mers. Enfin, Mathieu Amalric vient de réaliser Serre-moi fort un film qui est adapté de Je reviens de loin, pièce qui n’a pas eu de vie au théâtre.
Le neuvième numéro de Parages vous est consacré. Qu’est-ce que cela fait ?
Claudine Galea : (sourires) Cela effraie un peu, car cela oblige à faire un point sur sa vie, sur sa carrière, sur tout ce que j’ai fait et pas que mon travail pour le théâtre. Tant d’années ont passé. J’ai quand même écrit tout ça et je n’ai écrit que ça. Après, je suis forcément touchée. C’est un très beau numéro, avec de magnifiques contributions.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Au Bord de Claudine Galea, autrice associée au TNS
Répétitions en mars 2021 au TNS
Reporté du 21 juin au 29 juin 2021
Crédit photos © Jean-Louis Fernandez