Formé comme comédien au conservatoire de Tours puis à l’école Parenthèses de Lucien Marchal, Pascal Kirsch explore à travers les textes, souvent des classiques, la nature humaine, ces exubérances, ces beautés, ces travers. Actuellement, il peaufine au Théâtre des quartiers d’Ivry son adaptation de Solaris de Stanislas Lem, dont la première est prévue dans quelques jours, le 4 juin. Rencontre avec un artiste singulier, profond et éperdument romantique.
Quel est votre premier souvenir d’art vivant ?
Des répétitions d’un groupe de rock dans une ferme, j’avais 12 ans. Le guitariste avait une vieille Gibson rouge et noir, il roulait ses cigarettes d’une seule main sur son jean entre les morceaux. Le son de sa guitare me traversait l’échine. La grosse caisse me secouait la poitrine, les sons analogiques du clavier m’enthousiasmaient complètement. C’était fort, rude, je baignais dans le son : de l’énergie pure. La limite entre les êtres se diluait, devenait poreuse, incertaine. Plus que fusionnelle, il y avait une certaine disparition des individus, voués chacun à quelque chose d’inaccessible seul, qu’ils produisaient ensemble. J’ai tout de suite voulu en être, être là, ne plus être que là. Aujourd’hui encore, c’est en répétition que je me sens le plus en vie et je cherche comment préserver cette intensité si particulière pendant les représentations.
Quel a été le déclencheur qui vous a donné envie d’embrasser une carrière dans le secteur de l’art vivant ?
J’ai sûrement voulu rester ce gamin qui observe, écoute cette répétition : à la fois détaché et totalement emporté par ce qu’il voit et entend. Et puis jouer : je n’ai jamais voulu arrêter de jouer.
Qu’est-ce qui a fait que vous avez choisi d’être comédien et metteur en scène ?
À l’adolescence, j’imaginais devenir musicien puis j’ai découvert le théâtre, tout à fait par hasard. J’étais au lycée dans une ville que je ne connaissais pas, je me suis inscrit à l’atelier théâtre du lycée pour faire des connaissances (question 4). Ce fut très heureux, alors j’ai continué dans des troupes de villages. J’y ai retrouvé la même mixité générationnelle, ce qui me touchait beaucoup : de ne plus être assigné à mon âge, à un groupe social… Je me suis mis à lire, ce que je n’avais jamais fait, mais vraiment jamais : enfant, même les cases de Boule et Bill, je trouvais qu’elles avaient trop de texte. Avec la lecture, j’ai découvert le « sens » : des paysages de la pensée que je n’avais pas imaginé possible. La musique m’avait donné le goût de la création, de l’invention : donner forme. Très vite, j’ai eu envie de faire la même chose au théâtre : donner sens. J’ai donc réuni des amis et je les ai mis en scène. Je jouais aussi dans les pièces, mais j’aimais plus encore disparaître, comme derrière un instrument, pouvoir m’absenter pour écouter. C’est devenu une passion, une quête toujours renouvelée qui dépassait même l’énergie folle que me procurait la musique (enfin, celle que j’étais en mesure de jouer). Aujourd’hui encore, je cours après ces deux extrémités : le bonheur que procure la communication non-verbale de jouer ensemble de la musique et la puissance de sens du théâtre. J’essaie comme je peux de rapprocher, de connecter ces deux extrêmes.
Le premier spectacle auquel vous avez participé et quel souvenir en retenez-vous ?
1789 d’Ariane Mnouchkine : une grande fête ininterrompue, toutes générations confondues, toutes classes sociales confondues. C’était dans un lycée pas du tout spécialisé art vivant. Des élèves, des profs, des agents d’entretien, des pions participaient – il y avait un peu de tous. Les frontières sociales, entre chacun, semblaient se dissiper. Chacun se métamorphosait, devenait autre. Nous étions proches, complices, simplement. Une grande fraternité et une grande joie.
Votre plus grand coup de cœur scénique ?
J’ai un goût « romantique » pour les récits de pièces mythiques. Quand j’étais assistant à la mise en scène, des acteurs plus âgés me racontaient des pièces qu’ils avaient fait, qu’ils avaient vues, ça me transportait. Il y a beaucoup de récits sur Grüber par exemple, ce sont mes préférés. Je ne veux pas savoir si ces récits sont vrais ou faux. C’est l’impression qu’ils transmettent que je retiens. On dit par exemple que Grüber aurait fait reprendre une représentation de Bérénice après l’entracte, parce que « ce n’était pas ça ». Les spectateurs sont en place et la pièce recommence, du début… Ou l’acteur qui jouait Camille dans Danton qui me racontait sa trouille le jour où Grüber annonça qu’il avançait la première de trois semaines au motif que « c’était prêt » et quand c’est prêt ça n’attend pas. Ces représentations aussi où il se passe des choses folles, des coïncidences, des phénomènes presque surnaturelles. Récemment, Yann qui « jouait » – comment dire autrement ? – Holocauste de Reznikoff, me racontait ce jour à la Colline où un spectateur s’est levé pendant la représentation, avant de s’effondrer. Il s’était évanoui. La lumière est remontée doucement sur le public, un pompier est entré avec une lenteur propre aux pièces de Claude Régy, dans un silence qui a disparu avec lui, pour emmener l’homme et s’en occuper. Et puis l’acteur a repris, au mot près, ce terrifiant témoignage tiré du procès de Franckfort.
Ces récits, ce sont les traces, les légendes de la puissance physique, utopique du théâtre. C’est l’idée qu’au théâtre – même s’il s’adresse à une fraction infime du monde, comme la poésie – on peut tout faire, qu’il peut changer, nous changer si nous nous y vouons entièrement, nous qui le faisons.
Quelles sont vos plus belles rencontres ?
Les livres. Et ce n’est pas de la misanthropie ! Mais c’est ce qui m’a le plus appris, le plus changé, le plus émancipé.
En quoi votre métier est essentiel à votre équilibre ?
J’en ai fait une certaine expérience durant les 5 années où je ne l’ai pas fait – pas voulu, pas pu : j’avais le sentiment de subir la vie, j’avais une sorte de syndrome de Treplev. En reprenant des répétitions, j’ai retrouvé un équilibre intérieur, en créant avec d’autre des « possiblités de vies et puis c’est tout » comme dit le Lenz de Büchner.
Qu’est-ce qui vous inspire ?
Au départ, les livres, pour la pensée qui les habite, qu’il faut découvrir, patiemment, intuitivement. Par extension, toutes formes d’écriture donc toutes formes artistiques et
cela inclut les écritures « instantanées » comme l’improvisation et ce domaine de la musique qui m’a beaucoup appris (comme spectateur).
De quel ordre est votre rapport à la scène ?
« Pronostic vital engagé »
(un fond de romantisme rock indécrottable, j’avoue).
À quel endroit de votre chair, de votre corps situez-vous votre désir de faire votre métier ?
Quand on aime, tout est érogène, tout désire. Mais j’ai une sensibilité particulière pour l’oreille. C’est par l’ouïe que tout peut devenir le plus clair pour moi. Et la clarté est le présent le plus proche du soleil.
Avec quels autres artistes aimeriez-vous travailler ?
La liste est infinie parce qu’avec notre métier nous avons accès aux morts et aux vivants, sans compter ceux qui viennent… En ce moment, j’espère juste qu’Arthur Nauziciel va accepter de jouer dans une pièce que je veux mettre en scène, un duo avec Vincent Dissez. Arthur ne connaît pas bien mon travail et il a déjà beaucoup à faire, il a du mal à trouver le temps… Mais ce projet me tient très à cœur et je suis convaincu qu’il est l’acteur parfait pour le rôle, et qu’avec Vincent ils formeront un duo magnifique. (J’espère qu’il lira l’article.)
À quel projet fou aimeriez-vous participer ?
Je m’y prépare depuis un moment – très longtemps en vérité : ce serait un grand format théâtral au cœur duquel il y aurait des fragments de la vie d’Ossip et Nadja Mandelstam. Des feuillets dispersés, marqués par l’empreinte de bottes, une petite cuisine où l’on prépare un œuf dur pour la visiteuse au nez d’aigle. Il y aurait un merle qui chanterait des vers allemands sur la terre noire (le tchernoziom). Il y aurait le Diable et ses larons en train de faire des tours de magie, un portrait de dictateur avec des moustaches de cafards. Dans une barque conduite par un célèbre romain, un florentin traverserait un fleuve en faisant des rimes pour celle qu’il aime par delà sa mort. Ce serait l’été, il ferait chaud et on boirait une tiède limonade (de la gazeuse- abricot)…
Si votre vie était une œuvre, quelle serait-elle ?
Une pièce de musique inachevée, terrienne, pour orchestre (ou fanfare).
Olivier Fregaville-Gratian d’Amore
Solaris d’après le roman de Stanislas Lem
Théâtre des quartiers d’Ivry
1 place Pierre Gosnat
94200 Ivry-sur-Seine
Création
Du 4 au 12 juin 2021
Durée 2h35
Tournée
1er > 3 juillet : MC2: Grenoble
adaptation, conception et mise en scène Pascal Kirsch
avec Yann Boudaud, Marina Keltchewsky, Vincent Guédon, Elios Noël en alternance avec Eric Caruso, François Tizon et Charles-Henri Wolff
Crédit portrait © Mathieu Kauffmann
Crédit Photos © Geraldine Aresteanu