Nommée, il y a un peu plus de trois ans à la tête de Points Communs – Scène nationale de Cergy-Pontoise et du Val d’Oise, Fériel Bakouri, rare femme directrice d’un tel lieu, navigue vent debout. Passionnée, éclectique, profondément humaine, elle prépare activement la réouverture des trois théâtres dont elle a la charge. Réinventant son métier, allant à la rencontre des habitants du Val d’Oise, elle a su offrir, et ce malgré la covid, un vrai cocon foisonnant à l’art vivant.
Quelles sont les nouvelles de la Scène nationale ?
Feriel Bakouri : Comme tous, nous faisons en sorte de survivre à cette crise sans précédent, pour laquelle, jusqu’à peu, il n’y avait pas de perspectives. La covid nous a demandé à tous une mobilité constante qui épuise au long cours tant les équipes que les compagnies, qu’il a fallu rassurer. En tant que directrice d’un lieu, j’ai dû trouver le juste équilibre pour protéger les artistes, les administratifs et la technique. L’important pour moi est que s’instaure un dialogue. Ce qui est très étrange avec cette pandémie, c’est ce qu’elle révèle de nous, notre capacité à changer, à évoluer, à se réinventer, à s’adapter. Certes, depuis plus d’un an maintenant, nos maisons ont été en difficulté, mais au-delà de ça, cela nous a obligés à chercher en nous de nouvelles forces, de nouvelles ressources, à aller vers les autres, à être plus solidaires. Ici, dans le Val d’Oise, nous avons tout particulièrement développé les représentations en milieu scolaire, touchant plus d’un millier de collégiens, de lycéens, ce qui a été un souffle d’air pour les artistes, mais aussi pour les enseignants et les élèves en cette période anxiogène.
Qu’en est-il de votre projet ?
Feriel Bakouri : Au-delà de ces généralités qui ont touché tous les lieux culturels, à titre personnel, je n’ai pu pour l’instant présenter mon projet pour le lieu que sur une période d’un an et demi. Ce qui est très court, pour installer vraiment de nouveaux rendez-vous, approcher de nouveaux publics. Quand je suis arrivée en août 2017, le Théâtre 95, scène conventionnée dirigée par Joël Dragutin depuis près de trente ans, et la scène nationale l’Apostrophe, qui était administrée depuis dix-neuf ans par Jean Joël Le Chapelain, ont été fusionnés en une seule entité. Les premiers mois, j’ai eu pour mission de rassembler ces lieux, soit en tout trois salles, pour en faire, grâce à cet équipement exceptionnel, l’une des plus importantes scènes nationales d’Île de France. Ce qui implique, en tout cas dans ma vision d’une telle maison, d’une part, de faire le grand écart entre des propositions de spectacles très grand public et des œuvres ou des artistes moins connus, à découvrir, et, d’autre part, d’ancrer le lieu dans son territoire, aller à la rencontre des gens qui habitent le Val d’Oise, d’ouvrir le lieu à des formes artistiques qui viennent de l’étranger. Cette ouverture vers le monde était primordiale, d’autant que j’ai rédigé les grandes lignes de mon projet juste après les attentats du Bataclan.
Quels sont les grandes lignes de ce projet ?
Feriel Bakouri : Il s’articule autour de trois axes. Le premier est « Arts et Humanités », dont la programmation s’intéresse à des formes qui viennent d’ailleurs et qui donnent des nouvelles du monde. C’était pour moi une manière de répondre artistiquement au repli sur soi qui a tendance à s’opérer dans nos sociétés occidentales, mais aussi de faire écho à un territoire très hétéroclite, où se côtoient beaucoup de nationalités, où cohabite un grand nombre de langues étrangères. Depuis longtemps, je prospecte bien au-delà des valeurs sûres, je cherche des artistes qui ont un propos, un esthétisme. Lors de la première édition, la seule qui, à ce jour, a pu se tenir dans des conditions normales, j’avais invité notamment Dimitri Papaioannou. En partenariat avec l’Université de Cergy-Pontoise et avec l’École nationale supérieure d’arts Paris-Cergy, ce temps fort est l’occasion pour les artistes sélectionnés et pour des chercheurs de participer à un séminaire autour de différentes problématiques sociales et culturelles, tel le féminisme, le développement durable ou la fragilité de notre système économique.
Le deuxième intitulé « Génération(s) » s’articule autour de la question de la jeunesse. Points communs fait partie des dix établissements les plus engagés en France sur l’accueil des scolaires, mais il était important d’aller plus loin. Je me suis inspirée du Bronx Festival à Bruxelles, afin d’ouvrir le lieu et de permettre aux étudiants, aux lycéens de s’en emparer. Dans ce cadre, j’ai imaginé une programmation qui part de leurs inspirations, de leurs goûts pour aller vers des propositions artistiques qui me semblent important qu’ils découvrent. Ainsi, la première année, j’avais invité, comme valeur sûre, Kerry James, qui présentait son spectacle sur l’état des banlieues, et en contrepoint, Crowd de Gisèle Vienne. C’est aussi l’occasion lors de ces temps forts qui ont lieu trois fois par an, d’inviter différentes associations qui ont des pratiques artistiques urbaines, à venir présenter leur travail, leur production amateure. Cela crée une sorte de circulation autour de formes très populaires et d’autres exigeantes moins faciles d’accès. En tant que directrice, mon rôle, avec les relations publiques du théâtre, est de favoriser les ponts entre les deux. L’objectif est que tous entrent dans la Scène nationale comme dans un café, pour faire la fête, s’amuser, se divertir et découvrir d’autres horizons sans adultes référents. C’est d’autant nécessaire, que le département du Val d’Oise est l’un des plus jeunes de France.
Enfin, le troisième s’intéresse à l’espace public. C’est un choix intrinsèquement lié à ce qu’est Points communs, c’est-à-dire la seule scène nationale du département. Pour toucher le plus grand nombre, tout en travaillant avec les autres structures culturelles du secteur, je devais donc investir l’extérieur, aller vers eux en construisant ce que l’on appelle des œuvres relationnelles. En 2019, nous avons créé un jardin géant avec un artiste suisse en lien avec les habitants, qui est devenu le décor de la programmation d’ouverture de la saison dernière. Cette année, on devait accueillir Grand ensemble de Pierre Sauvageot, moment singulier où l‘Orchestre national d’Ile-de-France devait entrer dans l’intimité des habitants d’un immeuble pour faire un concert à leur fenêtre. Nous devrions reprendre ce projet au printemps 2022.
Quelle est la grande force de votre projet ?
Feriel Bakouri : C’est d’avoir réussi à mixer les générations, d’avoir permis aux habitués de la Scène nationale, que ce soit les scolaires d’une part, et des personnes d’un certain âge d’autre part, de rencontrer d’autres publics moins coutumiers des lieux de culture. Dès la première année, les jeunes se sont emparés du lieu, de ces temps consacrés aux ados, aux jeunes adultes, sans que pour autant les autres spectateurs ne désertent. Par ailleurs, quand j’ai postulé à la direction de la Scène nationale, il y avait comme objectif de mettre en place un grand pôle de création. Depuis mon arrivée, j’ai fait en sorte déjà de continuer et de développer l’œuvre de mes prédécesseurs en termes de programmation pluridisciplinaire, avec une place forte donnée à la musique et à la danse. Entremêlant culture pop et spectacles plus savants, plus exigeants, j’ai, avec mon équipe, renouvelé le public. Le confinement est passé par là, il a fallu réagir rapidement pour ne pas perdre le fruit de ce travail sur le territoire. Dans le cadre de l’été culturel et apprenant, nous avons reporté une partie des œuvres, mais surtout, nous avons fait appel aux compagnies pour qu’elles soient force de proposition, qu’elles puissent répéter et montrer leur travail. Depuis l’été dernier, nous avons reçu en résidence 27 compagnies de plus de celles présentes dans notre programmation initiale. Grâce à cette politique d’accueil, l’équipe a découvert tout le volet création, fabrication, qui les a clairement stimulés. Ce qui a permis de dépasser le rôle de la Scène nationale, de suivre un travail du début jusqu’à la fin, de permettre à tous de découvrir les coulisses, d’ancrer certains jeunes artistes dans le territoire. Cette alchimie a bien fonctionné, permettant des liens qui n’auraient peut-être pas existé sans la covid, et l’obligation pour tous de se réinventer, de trouver de nouvelles formes d’expression. De ce fait, il y a une vraie prise conscience de notre rôle de médiateur, d’accompagnateur, de créateur de lien avec les populations. Quand nous allons rouvrir, nous travaillerons forcement autrement. Je trouve cela très bénéfique à tous.
La réouverture se profile enfin à l’horizon. Comment envisagez-vous l’été ?
Feriel Bakouri : Il y a deux choses. Sous l’étiquette, été culturel, nous allons présenter un certain nombre de spectacles que nous avons dû reporter en raison de la fermeture de nos lieux. Et en parallèle, nous allons mettre en place des activités en lien avec le théâtre, la danse, l’art vivant. C’est primordial, car je reste persuadée que les artistes seront les acteurs du ré-enchantement. À l’échelle du département, nous avons pensé avec l’ensemble des structures culturelles, des actions qui vont permettre non seulement de resserrer le maillage entre les populations, entre les compagnies et le public, de reconnecter avec la culture et de venir divertir, éveiller tous ceux qui ne pourrons partir en vacances. L’objectif, soutenu par les artistes très actifs, est de se retrouver, de sociabiliser, de faire naître de la joie dans nos quotidiens qui ont été mis à rudes épreuves.
Comment avez-vous préparé la saison 2021-2022 ?
Feriel Bakouri : Comme vous vous en doutez, il y a une partie report et une partie nouveaux spectacles. Pour tout ce qui est report, j’ai composé avec les compagnies. Je les ai questionnées sur leurs envies afin d’évaluer s’il était préférable de décaler d’une saison à l’autre leur spectacle, ou s’il valait mieux anticiper et préparer avec eux leur futur projet. C’est un travail assez titanesque, car en tout, chaque année, nous ne présentons pas moins de 70 spectacles. L’annonce de la réouverture le 19 mai est plutôt une bonne chose, car nous arrivions au point de rupture. Nous avons fait le maximum pour sauver ce qui était possible. Nous n’aurions à ce jour, plus de marge de manœuvre, si nous avions dû rester fermé jusqu’à l’été. Nous avons imaginé des saisons prochaines particulièrement chargées, mais nous n’avons pas la possibilité d’aller au-delà d’une certaine capacité, car nous n’avons pas les moyens humains nécessaires pour dépasser une certaine limite. Toutefois, nous avons réussi pour l’instant à faire une programmation sans tension, à l’écoute de chacun. Nous avons fait très attention aux émergents, aux fragiles. Il était hors de question de sacrifier ceux qui arrivent dans le monde actif, qui sortent des écoles. Nous avons beaucoup dialogué avec les artistes pour arriver à un équilibre le plus juste, à un vrai compromis.
Quels sont vos critères de choix pour les spectacles que vous programmez ?
Feriel Bakouri : C’est tout simple, autour de mes 3 axes de réflexions que j’ai déjà évoqués. Je suis quelqu’un qui prospecte énormément. Curieuse de nature, je trouve important d’aller à la découverte de nouveaux artistes, de nouvelles créations, de nouvelles formes. Quand un spectacle me touche, m’interroge, me secoue, je fais en sorte de voir de quelle manière je peux en faire écho, comment je peux l’inclure dans ma saison. Notre rôle en tant que directeur de lieu est d’une part de soutenir des artistes, mais aussi de partager des émotions, des sensations.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Points communs -Scène nationale de Cergy-Pontoise et du Val d’Oise
Direction Fériel Bakouri
Crédit photos © Point Communs et © Julian Mommert, © DR – Lieux Publics, © Anthony Merlaud