Après une année très particulière, sous le signe de la Covid et de la fermeture des lieux de culture, le Théâtre du Peuple à Bussang ouvre ses portes plus tôt que de coutumes. Dès le mois de juillet, Anne-Laure Liégeois, artiste invitée par Simon Deletang, présentera une adaptation personnelle de l’épopée poétique d’Ibsen, Peer Gynt. Portée par une distribution mixte, l’œuvre devrait faire les beaux jours des habitués et des curieux.
Comment est venue la proposition d’investir la fameuse scène de Bussang dans les Vosges ?
Anne-Laure Liégeois : Quand Simon Deletang a été nommé à Bussang, dans son projet, il avait inscrit l’idée de m’inviter à présenter une création. C’est un artiste que je connais depuis longtemps. En tant que directrice du CDN de Montluçon, entre 2003 et 2012, je suivais son travail, le programmais. Il avait participé notamment aux Rencontres des Hérissons, qui étaient un temps fort de la saison où des auteurs, des metteurs en scène, des comédiens et finalement des spectateurs se rencontraient dans un esprit de fête. Tout un esprit, pas si éloigné de celui de Bussang. Nous avons suivi nos spectacles respectifs tout au long de ces années. Quand il m’a proposée de tenter l’expérience du Théâtre du Peuple, je me suis empressée d’accepter tant le théâtre est incroyablement beau, la nature qui l’entoure, et le porte, magnifique et tant son histoire me touche. Il y avait aussi la présence de Jack Ralite, figure importante du théâtre, qui m’attirait dans ce coin des Vosges. Créer un spectacle sur le plateau de Bussang un jour était pour moi nécessaire, cela prenait tout son sens dans mon parcours artistique. Pensant de loin à Bussang, je pensais à l’arbre tricentenaire, qu’il faudrait faire apparaître, à sa structure en bois, à la volonté de Maurice Pottecher d’offrir un théâtre pour tous, un accès à la culture, une pratique du théâtre offerte à chacun. Ce geste éminemment militant du théâtre « par l’art et pour l’humanité« , comme il est écrit sur le cadre de scène, me bouleversait.
Vous allez créer Peer Gynt d’Ibsen. Pourquoi ?
Anne-Laure Liégeois : Je travaille avec Olivier Kemeid, auteur et directeur du Théâtre de Quat’sous à Montréal. Quand je lui ai parlé de cette proposition de créer un spectacle à Bussang et que nous avons évoqué la possibilité de collaborer sur ce projet, comme nous collaborons sur d’autres, il m’a dit que ce texte singulier d’Ibsen avait été pour lui, le voyageur, une révélation dès l’enfance. Je le connaissais moi par un enregistrement ancien qui mêlait récit d’Ibsen et la musique de Grieg. J’ai sur l’heure lu une traduction que je trouvais à Montréal. Je retrouvais l’émotion de la fable, et même plus. Cette quête de soi, qui n’aboutira jamais, cette multiplication de nos personnalités en situation, ce lien intime à nos fantômes, à nos doutes, cette étude de notre marasme profond, avant Freud !, à nos contes enfouis, autant de questions qui frappaient dans mon mille ! Et puis nos temps confinés de confinement étaient tellement propices à cette introspection ! Mais le texte d’Ibsen est de tous les temps, c’est l’apanage des grandes pièces, car la question est simple, essentielle et sans réponse, donc en tant que question : absurde ! Enfin le défi scénique que proposait ce drame, qui n’était pas fait pour la scène, où les lieux se bousculent depuis la Norvège en passant par le Maroc, la mer, la montagne, le désert, qui conte l’histoire d’un homme depuis sa jeunesse jusqu’à la fin de sa vie, faisant une ellipse de près de 30 ans, me provoquait. Enfin, travaillant depuis plus de 30 ans avec le comédien Olivier Dutilloy, j’avais la certitude qu’il exulterait dans ce rôle. Il a la même vitalité, la même sensibilité, le même humour que Peer Gynt. Je souhaitais aussi que ce Peer de 50 ans soit joué, dans les premiers actes, par un jeune comédien de 20 ans incarnant Peer jeune, je trouvais essentiel que les âges soient respectés. Ulysse Dutilloy, son fils, qui est aussi le mien, qui lui ressemble tant, serait Peer jeune. Être soi-même, étant issu d’un autre ou en se prolongeant dans un autre, la réflexion donne le vertige ! En tous cas c’était une belle histoire de filiation à côté de laquelle, je ne pouvais pas passer !
Une des spécificités de Bussang, c’est de travailler avec des amateurs. Y en aura-t-il dans votre spectacle ?
Anne-Laure Liégeois : Oui, bien sûr, d’autant que cette rencontre fait partie de certaines de mes créations. J’ai commencé ma vie de metteuse en scène, comme cela, en dirigeant des non professionnels au théâtre du Campagnol à La Piscine de Châtenay-Malabry. On a pu voir en 2017 au Festival In d’Avignon On aura tout, en 2018 à Chaillot, La Veillée de l’humanité, en 2010, au Théâtre du Rond-Point, La maison d’os de Dubillard… Pour moi, c’est une façon de penser le théâtre public, que d’interagir et de faire participer à nos aventures théâtrales des amateurs, quand cela a artistiquement un sens. C’est une responsabilité citoyenne. C’est aussi un plaisir de découverte d’autres univers, le plaisir de la rencontre avec des femmes et des hommes avec lesquels on a la passion du théâtre en partage. Et puis au Théâtre du Peuple, il y a aussi le volet « monde du travail », et c’est une récurrence dans mon travail. Que Maurice Pottecher, ce patron philanthrope, qui a créé le lieu, arrête les machines au mois de mai, pour que tous ses ouvriers puissent participer à une aventure théâtrale, c’était à honorer.
Comment se sont faites les auditions ?
Anne-Laure Liégeois : Cette année, en raison de la Covid, elles se sont faites de manière très particulière, car personne ne pouvait se déplacer. À part, ceux que nous avons pu rencontrer lors d’un stage à Bussang en février, nous avons fait le reste du recrutement par écrans interposés. Au final, ils seront 11 au plateau en plus des trois comédiens professionnels – Olivier Dutilloy, Marc Jeancourt et Laure Wolf – , et de deux jeunes artistes débutants – Ulysse Dutilloy-Liégeois et Edwina Zajdermann. C’est une belle troupe de 16 comédiens, très joyeuse, qui apprend à travailler ensemble en synergie.
Où en êtes-vous de la création ?
Anne-Laure Liégeois : Je viens d’arriver à Bussang. On a commencé, le 5 mai, les répétitions. Certains des participants étant parisiens, j’ai toutefois pu commencer à débroussailler certaines scènes cet hiver. Le TCI, l’Odéon et la Piscine, ont été d’une grande aide en nous ouvrant leur plateau quand le théâtre était fermé. On a pu continuer à rêver le théâtre et à avancer sur notre création qui doit être prête début juillet, un mois plus tôt que d’habitude, alors que des amateurs travaillent encore en mai et juin et ne sont pas libres pour les répétitions. Grande organisation de répétitions !
Avez-vous déjà le « storyboard » ?
Anne-Laure Liégeois : Oui ! Comme toujours ! Impossible pour moi de commencer des répétitions sans avoir tout réfléchi, tout dessiné ! Cette projection, ce film intime est un de mes moments préférés (avec les répétions, avec la rencontre avec le public !). Cette création mentale de l’espace, cette partition de la dramaturgie, est un grand moment. Et je l’ai partagé avec joie avec Aurélie Thomas, qui signe avec moi la scénographie et Guillaume Tesson, le créateur de la lumière.
Le spectacle a -t-il vocation à tourner après Bussang ?
Anne-Laure Liégeois : Ce n’est pour l’instant pas prévu. C’est une création pensée pour ce lieu. Ce théâtre en bois au milieu des arbres. Et puis chaque chose en son temps. Pour l’instant toute ma concentration va à l’exaltation du Théâtre du Peuple de Monsieur Pottecher !
Comment avez -vous adapté cette farce noire et poétique ?
Anne-Laure Liégeois : Depuis trois ans, nous avons beaucoup repris la pièce avec mon camarade Québécois et un traducteur norvégien. Notre base était la traduction du Comte de Prozor qui a un lien tout particulier avec Le Théâtre du Peuple et Maurice Pottecher, et aussi la traduction de La Chesnaie (qui lui aussi dans son parcours militant, est en lien avec ce théâtre populaire – et puis il a traduit Ibsen dans mon village ! alors il ne pouvait qu’être de la partie !). Mais une traduction c’est aussi une intime adaptation. J’aime tout particulièrement ce moment où le texte prend le son de la voix de comédiens avec lesquels j’aime travailler, prend l’espace de leur corps, tout ça seulement mentalement et bien souvent dans des paysages qui n’existeront jamais sur un plateau de théâtre. C’est le moment du cinéma intérieur ! Chaque mot passe par un filtre intime et tout l’espace se construit à ce moment-là. Cette « tradaptation », comme on dit au Québec, s’est donc faite comme chaque fois : avec le respect de la pensée de l’auteur, celle d’un être inscrit dans son temps : son âge et son époque ; avec donc mon cinéma intérieur ; avec la volonté de rendre, après l’avoir analysée, la valeur de contemporanéité de l’oeuvre. Ici je savais aussi dans quel lieu le spectacle se jouerait, à quelle heure, quelle devait être sa durée. L’adaptation s’est donc réalisée aussi avec ses contraintes. Ce Peer Gynt est fait pour ce lieu : un théâtre populaire en bois, ici, et comme le dira Solveig, car « Ici je respire librement dans le vent qui souffle. Ici, on entend le sapin murmurer. Ici, je suis chez moi.«
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Peer Gynt d’Henrick Ibsen
Théâtre du Peuple
40 Rue du Théatre du Peuple
88540 Bussang
du 3 juillet au 1er août 2021
Du jeudi au dimanche à 15 h 00
Durée 3 h environ (avec entracte)
Mise en scène et scénographie d’Anne-Laure Liégeois
Lumière de Guillaume Tesson
Collaboration à la scénographie Aurélie Thomas
Costumes de Séverine Thiébault
Assistante mise en scène Sanae Assif
Avec Sanae Assif, Arthur Berthault*, Rébecca Bolidum*, Thierry Ducarme*, Martial Durin*, Olivier Dutilloy, Ulysse Dutilloy-Liégeois*, Clémentine Duvernay*, Juliette Fribourg*, Marc Jeancourt, Sébastien Kheroufi*, Michel Lemaître*, Matteo Renouf*, Chloé Thériot*, Laure Wolf, Edwina Zajdermann*
* troupe temporaire du Théâtre du Peuple.
Crédit photos © DR, ©Jeanne Roualet, © Eric Legrand et © David Siebert