Charnel, vibrant, Pierre Lhenri est un artiste pluridisciplinaire. Se livrant à cœur et à corps perdus sur scène, ce chanteur de formation se meut avec une facilité déconcertante d’un style à l’autre, d’un genre à l’autre d’un médium l’autre. Du cabaret aux planches, il saisit l’instant et invite à plonger dans son univers hypnotique autant qu’extravagant. Rencontre avec un être solaire.
Quel est votre premier souvenir d’art vivant ?
On va dire ma première expérience de spectateur alors, parce qu’il s’agit de cinéma, mais c’est sacrément vivant. C’est la sortie de Titanic, j’ai dix ans et j’habite avec mes parents à Mayotte où il n’y a pas de cinéma en dur. On se rend à la capitale pour assister à une projection en plein air avec les Mahorais. C’est déjà un événement, et l’installation est immense. À un moment, Jack embrasse Rose et bim ! Ça hurle, ça siffle, ça rit, tout le gradin se soulève. Ma réaction à moi c’est un peu, ah ouais, on a le droit de faire un foin pareil quand on aime bien ? Ca m’a marqué.
Quel a été le déclencheur qui vous a donné envie d’embrasser une carrière dans le secteur de l’art vivant ?
Superman. Pas parce que je l’ai vu au cinéma, mais parce que j’en étais amoureux. Embrasser une carrière… Pendant l’été avant ma terminale, je tombe raide dingue du Clark Kent de Smallville, et à la rentrée, je rejoins les ateliers théâtre du lycée, gros d’un truc sans nom, mais puissant, qui veut s’exprimer. Et au cours d’une improvisation, comme ça sans prévenir, je me laisse posséder par cette fantasmagorie d’ado, je m’enflamme dans une histoire où mes inhibitions s’envolent, j’ai l’impression de vivre à 200 %, j’exulte et c’est trop BON. J’ai bien aimé cette version de moi, alors j’ai continué à chercher dans ce sens.
Qu’est-ce qui a fait que vous avez choisi d’être chanteur ?
Je n’ai pas choisi, c’est le fil de l’eau qui m’a porté. Au début, je voulais être un intellectuel, et puis j’ai voulu faire l’acteur, et d’échec en déroute en rencontre, j’ai trouvé une rade, la chanson. Finalement, je n’ai pas plus choisi d’être chanteur que d’être homosexuel ou que d’être moi. J’ai fait tomber un masque, et puis un autre, pour trouver celui qui épouse assez bien mon visage pour que je puisse m’exprimer au travers. Je trouve dans la chanson la bonne distance avec moi-même, l’espace de jeu dont j’ai besoin.
Le premier spectacle auquel vous avez participé et quel souvenir en retenez-vous ?
C’est assez flou… Je dois être en primaire, pour la kermesse, j’imagine. On a préparé un petit quelque chose dans la plus grande salle de mon village. Je ne sais pas, je m’imagine avec un truc en carton collé sur le crâne, une sorte de couronne avec deux grandes oreilles. Je revois la scène comme au fond d’un puits entouré de gradins, un trou de fourmilion. Je ne suis pas très à l’aise-là au milieu. Il y a un espace plus réconfortant à ma droite, un cagibi avec des tables et des chaises d’école empilées qui sert de loge, où je me sens plus en sécurité. La sensation d’un grand risque à prendre quoi.
Votre plus grand coup de cœur scénique ?
On dirait le questionnaire d’entrée au CNSAD ! Je vais répondre la même chose : Ilka Schönbein, La vieille et la bête. J’ai en tête l’image d’un grand corps squelettique qui s’anime sur la scène, une momie parée de loques, elle tient des cornes dans ses mains et tente de s’élever avec une grâce infinie. Cette mécanique de vieux Pan rouillé raconte toute mon arrière-boutique, le monstrueux, la fragilité et la beauté bizarre qui m’intéressent.
Quelles sont vos plus belles rencontres ?
Celles nées de la confiance, où je n’ai pas été passé au crible d’un examen de compétences. Avec la compagnie Avant-scène d’abord, qui est allée me pêcher au milieu d’un monastère où j’étais guide pour monter mon premier spectacle pro, des textes de Bernard de Clairvaux qu’on a joués dans toutes les églises de France et de Navarre. Avec ma prof de chant ensuite, Aude Husson-Patru, qui a décroché son téléphone pendant mon audition parce qu’elle avait vu ce qu’elle voulait et n’attendait pas que je lui prouve quoi que ce soit, elle. Avec Jérôme Marin encore, aka Monsieur K, qui a invité à chanter mon personnage de cabaret Fantin sans le connaître, et même s’il trouvait son répertoire douteux, simplement parce qu’il était curieux. Je trouve ça noble, là où la culture est souvent une économie de marché soupçonneuse.
En quoi votre métier est essentiel à votre équilibre ?
Je suis un véritable control freak, du coup si j’avais fait médecine, ou ornithologie, je pense que j’aurais été très bon mais chiant comme la pluie. Mes errances d’artiste ont agi comme une sorte de levier pour soulever patiemment les plaques d’une carapace très solidement jointoyée. Et au quotidien, les stages, les moments de création, de représentations sont toujours de grands courants d’air très frais et très libres dans une architecture assez sévère le reste du temps. Ça tient les tocs comme les virus à l’écart.
Qu’est-ce qui vous inspire ?
Les gens surtout. Ceux avec qui je travaille, j’étudie, que je vois sur scène. Je les lis direct, et ça me touche plus qu’une mise en scène, qu’un bouquin. Mieux, ils me fascinent. Une personnalité forte, c’est tout un poème pour moi, je peux le lire vingt fois sans m’en lasser. Forcément, c’est inspirant, même si on est différents et qu’il ne s’agit pas d’imiter. Ca me parle de la richesse du monde.
De quel ordre est votre rapport à la scène ?
Ambivalent. À la fois, j’aime l’idée d’une certaine mystique de la scène, avec ses rituels, tout l’au-delà de soi… Et en même temps ça raidit un peu, alors je m’efforce de garder les choses organiques, à ma mesure. Finalement, je me dis que le sacré s’il existe ne m’appartient pas.
À quel endroit de votre chair, de votre corps, situez-vous votre désir de faire votre métier ?
De la peau, je dirais. Ce serait en tout cas une jolie manière d’expliquer pourquoi je fais tout un tas de projets plus ou moins nu ! La peau, c’est une interface immense en trois ou quatre dimensions, j’adore la sentir s’étirer et prendre de la place dans l’espace, à la fois vulnérable et puissante quand elle se montre. C’est assez libidinal comme désir.
Avec quels autres artistes aimeriez-vous travailler ?
François Chaignaud. Estelle Meyer. Emeline Bayart. Corrine. Miss Knife… Je suis pas très doué à ce jeu.
À quel projet fou aimeriez-vous participer ?
Celui de vieillir au plateau. J’aime bien m’imaginer au-dessus de moi tous les rameaux de l’arbre qu’il me reste à gravir, tous les possibles, la branche perdue au milieu qui sera la mienne, les ombres et les éclaircies qui vont faner ma peau, ma voix, m’embellir… J’aime beaucoup vieillir, et j’espère que je serai touchant moi aussi quand je ne danserai plus qu’avec le petit doigt.
Si votre vie était une œuvre, quelle serait-elle ?
Trois fleurs déposées dans un verre.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Toupet et le colporteur – Compagnie XIX / La Tuilerie
Espace des Arts – Châlon-sur-Saône
Crédit photos © DR et © Maxime Bruchet