Jamais je ne vieillirai de Jeanne Lazar. Festival Dire © Mona Darley

Festival Dire, une édition malgré tout

A la rose des vents, le Festival Dire s'est tenu à huis-clos pour permettre aux artistes locaux de présenter leur travail.

Les lieux de culture étant toujours fermés au public, la deuxième édition du Festival DIRE s’est tenue les 7 et 10 mars à huis clos à La Rose des Vents, scène nationale basée à Villeneuve-d’Ascq. Horaires adaptés, programmation recentrée et réduite sur les compagnies et artistes locaux, la manifestation initiée par Marie Didier, directrice du lieu et Aurélie Olivier, fondatrice de l’association « Littérature, etc. », fut l’occasion de belles découvertes et de beaux moments de partage. 

Les jours se suivent et s’enchaînent. Faute de perspectives claires, les lieux de culture s’adaptent pour que le spectacle continue coûte que coûte. Si certains privilégient les captations d’autres font le pari de présentations à destination d’un public de professionnel afin de préparer l’avenir. En permettant aux artistes de présenter, certes dans des conditions très particulières, leur travail, le festival Dire a fait le choix de vivant, du soutien aux compagnies locales. 

Radieuse journée
Façade de la Rose des Vents © OFGDA

Il fait beau dans le Nord en ce dernier dimanche de vacances d’hiver. Le soleil brille. Peu de monde dans les rues, mais une ambiance malgré tout, toute printanière. Des enfants circulent à vélo avec leurs parents, des skateurs leur emboîtent le pas. Malgré la pandémie, et le risque de confinement, une certaine allégresse, une joie de vivre, flottent dans l’air. A Villeneuve d’Ascq, devant la Scène nationale-Lille Métropole, un petit groupe de personnes profite de la douceur du temps. Tous discutent de l’époque, de la fermeture prolongée des lieux de culture, de cette période étrange, frustrante, où il est possible de créer, mais sans pouvoir aller jusqu’au bout de la démarche : présenter son travail au public. 

Un texte et des mots
Thomas Suel © Dom-Loup Pichon

Avant que les travaux de rénovation du lieu ne débutent, Marie Didier a tenu à ce que cette édition amputée mais bien vivante du festival Dire se fasse dans les locaux de la Rose des vents. Émue par les circonstances, elle évoque l’avenir, l’importance d’avoir maintenu cette manifestation qui lui tient à cœur, tant elle est nécessaire pour faire émerger de nouvelles écritures, de nouveaux talents. Après cette courte introduction, Thomas Suel s’installe au centre de la scène. Micro à la main, regard bleu planté sur le public – un tout petit nombre de professionnels – , il entonne une étrange et poétique logorrhée. Le débit est accéléré. Les mots suivent, se courent après, se chevauchent. Il ne fait plus qu’un avec sa voix. La parole devient envoûtante, presque hypnotique. Le fil de la pensée plie parfois mais ne se rompt pas tout à fait. Le souffle narratif est épique, il questionne le monde d’aujourd’hui. Brumeux, nébuleux parfois, le discours tente d’emmener ailleurs le spectateur, vers une dimension encore mal définie. Porté par le talent d’orateur de l’artiste, on se laisse séduire, en laissant quelque peu de côté le sens. 

Poète hésitant
Simon Alloneau © Laura Vaquez

Pas le temps de respirer, de souffler, de l’ombre des gradins, un homme s’extirpe. Cagoule sur la tête, visage caché, Simon Allonneau semble hésiter. Lentement, il agrippe le micro. Voix hésitante, il prend doucement la parole. Les mots ont dû mal à sortir comme enfermés au plus profond de son être. Timide, un brin angoissé, joue-t-il avec nos premières impressions, nos préjugés ? En permanence sur le fil, il s’invente un personnage, un homme d‘ ailleurs. Le charme opère. Il attrape l’attention, interroge notre propre perception des choses, de la société qui nous entoure. Dans un souffle, il fait résonner un dernier mot, un ultime son avant de disparaître dans les noires coulisses. 

Deux auteurs incandescents
Jamais je ne vieillirai de Jeanne Lazar. Festival Dire © Mona Darley

Après une petite pause, les portes de la grande salle s’ouvrent. La metteuse en scène Jeanne Lazarde la compagnie il faut toujours finir ce qu’on a commencé, soutenue par La région Hauts-de-France et la ville de Lille, convie à un voyage dans le temps, un diptyque où se confronte les idéaux de deux figures de la littérature de la fin du XXe ; morts trop tôt, Guillaume Dustan et Nelly Arcan. Liant à Guillaume, Jean-Luc, Laurent et la journaliste présenté en 2018 à La Loge, à Nelly qu’elle aurait dû créer en 2020elle imagine un talk-show littéraire so 1990, inspiré des écrits des deux écrivains, qu’elle anime tout de bleu vêtu. Paroles vibrantes, prises de position sans concessions, les mots fusent brûlants, incendiaires. 

La sexualité sans tabou
Jamais je ne vieillirai de Jeanne Lazar. Festival Dire © Mona Darley

Habitué des émissions d’Ardisson, Guillaume Dustan joue la « provoc », les individualistes, prône l’usage récréatif des drogues, la pratique du « no capote ». Dépassant l’image sulfureuse qu’on a gardée de lui, l’auteur de de Dans ma chambre ou de Je sors ce soir renaît sous les traits de Thomas Mallen, plein de verve mais aussi de fragilité et de contradictions. Brocardant l’esprit petit bourgeois et les conventions, il se libère d’un carcan d’une société trop étroite, qui brise les idéaux, les beaux rêves d’amour pour du sexe plus trivial, des songes artificiels. Autres pays, autres mœurs, mais ayant à cœur le même désir d’émancipation, la canadienne Nelly Arcan, incarnée par Marie Levy, réveille son corps de femme, le sculpte dans le moindre détail pour le rendre parfait. Crudité des mots, des idées, les deux auteurs, qui ne se sont jamais rencontrés, ailleurs que dans le rêve fou de Jeanne Lazar, entrent férocement en résonnance. Refusant de se faire enfermer par leur contradicteurs et amis – épatant Glenn Marausse en homo introverti et détonnant Julien Bodet en hétéro qui tente de se la jouer cool – dans des cases trop petites, Nelly et Guillaume, toutes failles et toutes blessures apparentes, sortent du cadre pour mieux se révéler au-delà des noires réputations qui leur collent à la peau. 

Une mise en abyme d’une époque
Jamais je ne vieillirai de Jeanne Lazar. Festival Dire © Mona Darley

Bien que vert encore – reports, annulations et répétitions tronquées ayant quelques peu perturbées la création du spectacle – , Jamais je ne vieillirai est une œuvre en devenir des plus intéressantes. Avec subtilité et finesse, Jeanne Lazar esquisse derrière l’image médiatique forcément exagérée, le portrait ciselé de deux auteurs fascinants à (re)lire sans tarder. 

La journée s’achève. Elle fut passionnante et pleine d’espoir pour les jours à venir. En attendant que ces œuvres plurielles puissent rencontrer leur public, la volonté inébranlable de ces artistes de continuer à rêver à demain, de ces directeurs de lieux à croire en eux, à leur permettre coûte que coûte à présenter leur travail, force l’admiration et le respect dans le temps troublé que traverse l’art vivant actuellement. 

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Villeneuve d’Ascq

Festival Dire #2 – La Rose des vents
 [ v | ã ] – Thomas Suel
Il y a beaucoup de place dans le ciel pour être fou – Simon Allonneau

Jamais je ne vieillirai, mise en scène de Jeanne Lazar
Première partie : Guillaume, Jean-Luc, Laurent et la journaliste
D’après Je sors ce soir de Guillaume Dustan et ses interviews à la
télévision  Seconde partie : Nelly 
D’après Burqa de Chair de Nelly Arcan et ses interviews à la télévision  

Adaptation et mise en scène Jeanne Lazar
Avec Julien Bodet, Jeanne Lazar, Marie Levy, Thomas Mallen, Glenn Marausse  

Crédit photos © Mona Darley, © OFGDA, © Dom-Loup Pichon et © Laura Vasquez

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