A Cherbourg, La Brèche, Pôle national des Arts du Cirque de Basse-Normandie est sur le pont, et ce malgré l’interdiction de recevoir du public. Entre présentations professionnelles, tables rondes filmées et captations, L’édition 2021 de Spring bat gentiment et bravement son plein. Au programme : roue Cyr détournée, jonglerie, suspension et bien d’autres agrès au service d’une histoire, d’un rêve, d’un fantasme ou d’une performance poétique.
Le vent souffle sur le Cotentin, balaye les rues cherbourgeoises encore vides en ce samedi matin. Malgré les nuages gris menaçants, le soleil, facétieux, pointe hardiment le bout de son nez, histoire de rappeler que le printemps, tant espérer des artistes, suite au propos nérudien de la ministre de la Culture, devrait faire son annuelle entrée. Devant la mairie, un petit groupe de programmateurs, de spécialistes du cirque, de journalistes, attendent la navette qui va les emmener d’un spectacle à un autre pour ce premier week-end de festivités à huis clos. La journée bien que chargée, s’annonce passionnante, hétéroclite, une véritable plongée dans différents univers qui composent a richesse du cirque contemporain.
Au temps suspendu
Premier arrêt, au théâtre des miroirs sur les hauteurs de la ville. Un bruit sourd de tempête gronde sur scène. Dans la pénombre, on distingue des flots bleus furieux, une vague de plastique se soulève, se gonfle, envahit l’espace transformant le sol en un immense matelas rebondissant. Du plafond, comme accouchée des cintres, une bien étrange créature, sorte de bonhomme Michelin, apparait. Venue au monde sans bagage, incrédule, ingénue, elle part à tâtons à la découverte des environs. Homme, femme, neutre, peu importe, l’individu s’amuse de sa propre interaction avec les éléments qui l’entourent. Il laisse son corps courir, sauter, rebondir, virevolter, disparaitre dans un coin pour réapparaître dans un autre. Le temps est étiré à l’infini, une minute équivaut à une année. Le corps se démultiplie, deux, trois, quatre fois. Sculptés par les très réussis clairs obscurs imaginés par Thibault Thelleire, les enchainements invitent aux rêves, aux songes, aux liens que l’on tisse avec l’environnement avec les autres. Avec 080, Jonathan Guichard signe conte poétique délicat et mélancolique. Une belle proposition en devenir.
Une boucle de vie
Un peu plus tard, après un cours trajet en navette, Au Trident -Scène nationale de Cherbourg-en-Cotentin, la voltigeuse et acrobate Justine Berthillot se glisse dans l’univers de Juan Ignacio Tula, spécialiste de la roue Cyr. Conjuguant leurs talents, leurs expériences, les deux artistes, anciens du CNAC, invitent à une réflexion sur le cycle infernal de la vie. Enfermés dans un cercle de métal, ils tournent en boucle sans véritable but. L’un en tee-shirt de l’OM lit, l’autre en tenue de livreur semble courir après le temps. Rien ne peut arrêter ce mouvement giratoire perpétuel, ce singulier ballet hypnotique. Interrogeant le train-train du quotidien, l’absurdité de nos vies réglées par des rengaines, du type métro-boulot-dos, les deux circassiens déroulent leur art et le déconstruisent avec facétie, précision et singularité. Encore en maturation, Tiempo cherche encore son rythme, mais touche par la manière dont il détourne la roue Cyr pour symboliser les existences d’aujourd’hui. Une performance qui défie joliment la spirale du temps.
Les larmes en partage
L’heure du déjeuner passée, direction La Brèche. Dans la salle Pierre Agiton, du nom du fondateur des lieux, la troupe européenne de Sanja Kosonen invite à une fable entre ombre et lumière. Questionnant notre propre rapport à nos émotions, notre capacité à les exprimer, la danseuse et metteuse en cirque finlandaise tisse un patchwork de saynètes autour des larmes, qu’elles soient de joie ou de tristesse. Dans un laboratoire, une jeune femme tente de comprendre, aidée d’une scientifique, pourquoi sa dernière larme date d’au moins trois ans. Sous un arbre, une damoiselle en tenue traditionnelle nordique pleure son amour perdu. Au cœur d’une chapelle improvisée, une future mariée voit son ours aimé lui infliger une fin de non-recevoir. S’inspirant des us et coutumes de son pays natal, Sanja Kosonen signe un spectacle kaléidoscopique plein d’envolées lyriques, de pas de côté décalés. Entre rires et larmes, les huit circassiens entremêlent les fils d’un conte absurde et envoûtant. Jouant des particularités de l’eau – nuage de couleurs provoqué par une goutte de colorant, cheveux trempés dans un bocal, etc. -, ils esquissent différents paysages, excitent notre imagination, tout en conviant à une réflexion sur le lâcher prise, l’acceptation de se livrer aux autres sans filtre, sans peur de leur regard. Cry me a river, dont la création en avant-première pour les professionnels tient du miracle, tant le planning de répétitions a été bouleversé par les aléas de la pandémie et des restrictions de voyage d’un pays à l’autre, a tout d’une étrange fresque troublante, surprenante et humaine.
Le grand départ
La journée touche à sa fin. L’heure fatidique du couvre-feu approche. Le collectif Protocole en profite pour lancer son dernier projet, Périple 2021. Sous le chapiteau, vestige du cirque du Docteur Paradi, installé sur le terrain de la Brèche depuis 2003, les six jongleurs, qui composent cette troupe, font vibrer les riffs d’une guitare, chanter les clairons, retentir les sons bretonnants d’un bagad, pour accompagner une bien singulière cérémonie, celle de leur folle performance, une errance de six mois, pendant lesquels chacun à son tour, une semaine durant, partira à la découverte d’un territoire accompagné d’un invité. Poète, capteur de son, musicien, matelot, feront donc partie de l’aventure. A pieds, en bateau, en train, chez l’habitant, ou ailleurs, les binômes vont aller à la rencontre des gens, du monde. Seules les trois massues blanches, fabriquées au cours de cette folle fête, seront de l’intégralité de la performance. Jonglant sans relâche, ils vont parcourir terres et chemins. A la fin de chaque errance, les 6 artistes se retrouveront lors d’un spectacle organisé par un théâtre. Les conditions pour y assister dépendront bien évidemment de l’évolution de la pandémie, de la réouverture ou non des lieux de culture. Pour ce grand départ, l’esprit espiègle et joueur de nos joyeux drilles donnent le ton des réjouissances entre douce folie et performance rappelant ô combien l’art est fragile autant qu’essentiel.
Les adieux sous la grêle
Tenue de pèlerin malicieux enfilé en direct, sac à dos ajusté, Valentina Santori, seule femme de l’aventure, et son invitée quittent le chapiteau sous les applaudissements. Le grand Périple 2021 est lancé. La semaine prochaine, elles seront à Colombelles pour conter leur odyssée. Il est temps de se quitter. Yveline Rapeau offre au reste de la troupe un bouquet en guise de salut, de remerciement, d’encouragement. Fidèle à ses convictions, à son soutien indéfectible au cirque, aux artistes, elle brave la morosité des temps en ayant maintenu coûte que coûte cette édition du festival Spring quelque peu chamboulée.
Un dernier regard sur la mer, sur cette cité où il est agréable de vivre, où il fait bon être artiste. Cherbourg s’éloigne, mais le programme de ce jour fut savoureux, autant qu’insolite, faisant croire qu’un jour proche, il sera possible à tous de retourner aux spectacles, de pouvoir enfin communier et rire ensemble. Bon vent Spring 2021 et à l’année prochaine.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Cherbourg
Festival Spring Edition Spéciale 2021
La Brèche – Pôle national des Arts du Cirque de Basse-Normandie
Rue de la Chasse Verte, 50100 Cherbourg-en-Cotentin
080 de Jonathan Guichard – Théâtre des miroirs
Conception de Jonathan Guichard
Avec Fabian Wixe, Natalie Good, Lauren Bolze, Gregory Feurte
Collaboration artistique de Marie Fonte
Création lumière de Cyril Malivert
Tiempo – Le Trident- Scène nationale de Cherbourg-en-Cotentin
Conception et interprétation : Justine Berthillot et Juan Ignacio Tula
Sur une proposition de Juan Ignacio Tula
Création lumière – Thibault Thelleire
Création sonore et régie générale – Lola Etiève
Création costumes et accessoirisation – Gwladys Duthil
Scénographie de Guillemine Burin des Roziers
Conception plastique :-Maëva Longvert
Construction – Franck Breuil
Cry me a river – La Brèche avec Le Trident
Conception de Sanja Kosonen
Sanja Kosonen, Nedjma Benchaib, Gabriela Munoz, Sakari Männistö, Muriel Carpentier, Inka Pehkonen, Sampo Kurppa, Jérémie Bruyère
création costumes de Sandrine Rozier
création lumière de Julien Poupon
collaborations artistiques – Iris Bouche, Sami Tammela, Thom Monckton,
autres collaborations artistiques – Fanny Soriano, Violaine Lochu, Béatrix Lalanne, MAauska Ronchi
Périple 2021 du Collectif Protocole – La Brèche
Création et interprétation : Paul Cretin Sombardier, Thomas Dequidt, Sylvain Pascal, Valentina Santori, Pietro Selva Bonino, Johan Swartvagher
Musique : Alexandre Verbiese
Technique : Erwan Sautereau
Production, diffusion, coordination : Simon Gaudier, Caroline Sotta, Léa Calu
Administration : Jérôme Sersiron
Costumes : Iorhanne Da Cunha
Crédit photos © Sébastien Armingol, © Julie Mouton, © OFGDA