Dans un TNS pas encore occupé par les élèves de l’École d’art dramatique, Stanislas Nordey et son interprète Cécile Brune répètent, salle Gignoux, Au Bord, un texte intime et politique de Claudine Galea. Insufflant la vie aux maux de l’autrice, les deux artistes sondent les profondeurs de l’âme humaine, sa capacité à évoquer l’indicible, sa résilience introspective. Un travail d’orfèvre en cours.
En ce début de mois mars où la France est toujours sous couvre-feu dès 18 heures, le pâle soleil d’hiver semble indécent. Ses rayons réchauffent les cœurs, les visages. Devant le TNS, quelques élèves de l’École traînent sur les marches, profitent de ces premiers beaux jours. Démarche décidée, pas assurés, Céline Brune, en grande discussion avec Stanislas Nordey et Claire Ingrid Cottanceau, traverse le parvis, entre dans le bâtiment et file vers les coulisses pour se changer et se préparer à monter sur scène. Bien que reporté à la fin juin en raison des restrictions sanitaire, le spectacle se prépare doucement, sûrement.
Un théâtre en état de marche
Quand on pénètre dans le foyer du TNS, une hôtesse guide et renseigne les visiteurs. Loin d’être à l’arrêt total, le lieu continue de vivre, de palpiter. « Par rapport au premier confinement où les théâtres étaient complétement fermés, souligne Stanislas Nordey, nous pouvons travailler, répéter, accueillir des compagnies qui n’avaient pas de lieux pour répéter, ce qui n’est déjà pas si mal. Toutefois, Il manque le public. Et c’est quand même énorme, car à quoi sert-il de faire notre métier si nous ne pouvons le montrer, le présenter. Les ateliers décors et costumes tournent à plein régime. La billetterie s’occupe de rembourser les places achetées au lieu d’en vendre. Par ailleurs, nous continuons à reporter, reprogrammer la plupart des spectacles que nous ne pouvons accueillir afin d’en sauver le plus grand nombre. » Faute de pouvoir ouvrir le bâtiment, le directeur des lieux tient à ce que le lien avec les différents publics soit maintenu. Les ateliers en milieu scolaire continuent à avoir lieu.
Un monologue frappant
Séduit par Au bord, qu’il lit dès sa sortie en 2010, Stanislas Nordey a très vite envie de l’adapter à la scène. « Clairement l’écriture de Claudine m’a sauté au visage, se souvient-il. Ce n’est pas tant le sujet, mais bien la plume de l’auteure, sa langue qui m’a attrapée. Je fonctionne toujours comme cela. Ce sont les mots qui me touchent et me donnent envie de m’emparer d’un texte. C’est d’ailleurs la première fois que je mets en scène un monologue pour un autre comédien. Je l’ai fait l’an passé pour moi-même avec Qui a tué mon père d’Édouard Louis, mais en général, je préfère les spectacles plus choraux. Alors que pour Au bord, il y a une vraie évidence. »
Trouver l’actrice
En 2004, le monde entier découvre l’horreur du traitement réservé aux prisonniers d’Abou Ghraib, suite à la publication dans de nombreux médias d’un certain nombre de photos montrant l’indicible. C’est celle d’une soldate américaine, condamnée depuis par la cour martiale, tenant en laisse un prisonnier nu et à terre qui marque l’esprit de Claudine Galea. Sous le choc, elle l’épingle sur son mur de travail. Des mois durant, quinze plus exactement, elle l’observe dans ses moindres détails. Hantée par cette image qui la fascine autant qu’elle la révulse, elle recommence plus de trente fois l’écriture d’Au bord avant que ne jaillisse du plus profond de ses entrailles une parole poétique, crue, introspective, intime autant que politique. « Pour incarner ce texte fort qui aborde l’enfance, les brimades d’une mère, la sexualité, le désir, la place de la femme dans nos sociétés machistes, explique Stanislas Nordey, il fallait trouver une comédienne puissante, capable de porter ces mots, de vivre avec, des mois durant, sans en avoir peur. Beaucoup ont refusé, ne se sentant pas à l’aise avec la liberté de ton du texte, sa complexité et la violence qu’il dégage. »
Cécile Brune, une évidence
Cécile Brune, tout juste évincée de la Comédie-Française, ainsi que le directeur du TNS sont de vieilles connaissances. Ils ont connu les mêmes bancs au Conservatoire. « Elle a fait partie de mes premiers spectacles en tant que metteur en scène, se souvient Stanislas Nordey, puis elle est rentrée au Français et nous n’avons plus travaillé ensemble. En 2013, elle s’est échappée de la place Colette pour interpréter Titania dans Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare que j’ai monté aux Amandiers à Nanterre. Quand j’ai su qu’elle était libéré à son corps défendant de ses obligations parisiennes, j’ai eu comme une révélation. Tout de suite, je me suis dit c’est elle, j’aurais dû y penser dès le départ. Pour insuffler la vie à la Parole de Claudine Galea, il fallait une artiste de sa trempe, capable de passer de la douceur à la puissance, une comédienne qui n’ait pas froid aux yeux. »
Un duo de choc
Après quelques jours où il a fallu qu’ils se ré-apprivoisent, la complicité des jeunes années a ressurgi plus forte, plus intense. L’un à la mise en scène, l’autre au plateau, ils se comprennent, se complètent. Avec beaucoup de finesse, Stanislas Nordey donne la confiance nécessaire à la comédienne, victime de vertige. Debout sur une table, Cécile Brune n’est pas à son aise. Le texte coule difficilement. Elle perd sa concentration. La peur du vide, de glisser, bloque sa capacité à incarner les mots de l’auteure. Mais en grande artiste, elle prend sur elle. Après un faux départ, une bonne respiration, elle se glisse avec justesse dans la peau de la narratrice et fait vibrer les maux de l’autrice. Elle est cette femme face à sa feuille blanche, cette autrice en quête de sens, cet être blessé suite à une rupture amoureuse.
Un moment hors du temps
Ne pouvant présenter au public et préférant éviter les représentations pros, les deux artistes ne travaillent qu’en tout petit comité. Bien sûr, sa complice de longue date, Claire Ingrid Cottanceau est là en soutien. Son regard doux, sa rondeur naturelle sont les bienvenus. Ils sont du baume au cœur. La justesse de ses interventions vient parfaitement compléter le travail de direction de Stanislas Nordey et rassurer les doutes de Cécile Brune. Stéphane Daniel à la lumière et Emmanuel Clolus pour la scénographie sont aussi présents pour régler les derniers ajustements. C’est un travail d’équipe parfaitement rodé qui se joue dans la salle et sur scène.
Fébrile, ne sachant pas quand la pièce pourra être créée véritablement, l’équipe cisèle dans la bonne humeur et la bel ouvrage, l’œuvre dense et coup de poing de Claudine Galea. Cette première plongée dans les répétitions d’Au Bord donne l’eau à la bouche. Retrouver Cécile Brune sur les planches fait partie de ces petites gourmandises qui réchauffent les cœurs. Sa présence et sa voix frappent toujours aussi juste, aussi net. Sous le regard de Nordey, elle donne au texte toute sa force et sa profondeur. Le spectacle en devenir ne demande qu’à trouver son chemin auprès d’un public, qui devrait sans nul doute être conquis.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – envoyé spécial à Strasbourg
Au bord de Claudine Galea, autrice associée au TNS
Répétitions en mars 2021 au TNS
Reporté du 23 juin au 3 juillet 2021
Tournée
du 24 mars au 18 avril 2021 à La Colline – théâtre national – Spéctacle en cours de report
Mise en scène de Stanislas Nordey
Avec Cécile Brune
Collaboration artistique – Claire Ingrid Cottanceau
Scénographie d’Emmanuel Clolus
Lumière de Stéphanie Daniel
Costumes de Raoul Fernandez
Crédit photos © Jean Louis Fernandez