A Marseille, la Biennale internationale des arts du cirque (BIAC) renonce au grand public mais maintient une partie de sa programmation à destination des professionnels, concentrée autour de vingt créations. Au menu d’une journée sous le soleil marseillais : tables rondes, exposition et revisite à huis-clos d’un lac des cygnes par l’artiste circassienne Florence Caillon.
Une légère brume grise, terne, voile le ciel au-dessus de la bonne-mère, empêchant le soleil de darder ses rayons sur la Cannebière. A quelques encablures du vieux port, quelques professionnels – des journalistes, des programmateurs, des artistes circassiens, ainsi que d’autres personnes travaillant dans le monde du cirque – sont accueillis par la chaleureuse équipe d’ARCHAOS, pôle national cirque, dans le hall des archives et bibliothèque départementales Gaston Defferre. Faute de pouvoir aller à la rencontre du grand public, en raison des restrictions sanitaires, les directeurs de la BIAC, Guy Carrara et Raquel Rache de Andrade ont pris le parti de maintenir quelques activités de la manifestation, réunions autour de thématiques propres au cirque et une partie des créations qui devaient voir le jour à l’occasion de ce grand raout marseillais.
Mettre à l’honneur le cirque féminin
La journée commence par une table ronde, animée par Christiane Dampné. Le sujet est vaste : Existe-t-il une écriture féminine dans le cirque ? Pour y répondre l’ancienne journaliste devenue documentaliste s’est entourée de la scénographe Céline Léna, de l’artiste Sylvie Guillermin et de la « circographe » Marroussia Diaz Verbèke. Chacune va, à travers son parcours, son histoire, son vécu, faire un terrible constat, qui touche la plupart des branches artistiques : les femmes, créatrices, auteures, metteuses en cirque, sont sous représentées que ce soit à la tête des structures, ou en tant que porteuses de projets. « Quand j’ai monté ma propre compagnie en 2005, explique Céline Léna, on m’a conseillée pour faciliter mon accès aux aides et afin d’être mieux entendu des tutelles, mais aussi des autres artistes, d’y associer mon compagnon. C’est une réalité, être femme complique la donne. Face à ce triste état de fait, en Région Nouvelle-Aquitaine, ils ont même décidé d’attribuer une prime de 3 000 euros aux compagnies gérées par des femmes et pouvant justifier d’avoir été lésées contrairement à celles fondées par des hommes. C’est aberrant. J’ai longtemps hésité mais j’ai fini par demander cette aide supplémentaire. »
L’écriture-a-t-elle un genre ?
A cette question, nos trois artistes rejoignent la pensée de Simone de Beauvoir, non, il n’existe pas d’écriture féminine à proprement parler. C’est une vue de l’esprit. « Quand on écrit un spectacle, souligne Marroussia Diaz Verbèke, on est avant tout humain. Ce qui change c’est notre regard sur le monde, notre sensibilité. En tant que femme, évidemment nous ressentons dans nos pratiques le poids du patriarcat, notre plume s’en ressent. Est-elle féminine pour autant ? Je ne le crois pas. Elle le devient uniquement quand la personne en face de nous constate qu’on est femme. »
Légèreté sur un fil
Après plus de trois heures de discussion, le débat reste ouvert. Les avis sont tranchés entre les différents interlocuteurs qu’ils soient invités ou dans la salle. Il est Temps de prendre la route vers d’autres horizons. En l’occurrence, le cinéma l’Alhambra, pour découvrir le documentaire Une funambule sur Prague de Václav Flegl et Jakub Voves. En août 2019, Tatiana Mosio-Bongonga, équilibriste virtuose, fait l’ouverture du festival du cirque Letní Letná à Prague. A la demande des organisateurs, elle doit réaliser un exploit, un événement unique à couper le souffle. Sourire aux lèvres, la funambule de 34 ans, décide avec son équipe, de traverser la Vltava sur une sangle longue de 350 mètres, à une hauteur de 35 mètres, tendue entre deux toits de maisons. Accompagnée d’un groupe de musiciens et sous le regard de son maître l’artiste tchèque Rudy Omankowsky, la jeune femme se prépare, puis le jour J, glisse sur le fil, danse et se laisse porter avec grâce dans le ciel bleu azur. Le moment est intense. Elle donne à tout une légèreté, une facilité bluffante. Grâce à ce film passionnant qui va à la rencontre de cette artiste rare et lumineuse, qui éclaire son quotidien, il est permis de rêver à un monde vu du ciel.
Des cygnes joueurs
Les yeux encore émerveillés, direction le site d’ARCHAOS, où se donne en fin de journée Le Lac des cygnes réinventé par Florence Caillon. A peine, le temps de découvrir l’exposition Décollage de Yohanne Lamoulère et Justine Fournier, où les photos de l’une qui captent la vie des rues de Marseille servent de terreau à l’art graphique déployé par l’autre, que l’appel de la salle se fait sentir. Sur scène, deux danseuses – Lucille Chalopin et Tasha Petersen – et trois danseurs – Marius Fouilland, Valentino Martinetti, Joaquin Medina-Caligari – s’ébrouent, secouent leurs plumes imaginaires. Se glissant dans la peau de leurs personnages, des cygnes bancs, des cygnes noirs, ils évoluent sur le plateau, se cherchent, s’imbriquent pour mieux se séparer.
Un remix osé de Tchaïkovsky
Compositrice et chorégraphe circassienne, Florence Caillon n’a pas froid aux yeux. Loin de s’emparer de l’œuvre du célèbre musicien russe, elle la décortique, la remodèle, la remixe au goût du jour. Plus vive, moins pompeuse, la partition réveille nos cinq volatiles, les entraînant à la frontière entre contorsion, équilibrisme et danse. Le pari est audacieux. Il mérite qu’on s’y attarde même si tout n’est pas heureux. A trop vouloir se détacher de l’original, nos cygnes perdent quelques plumes. Faisant fi de la dramaturgie, l’artiste née à Suresnes en 1965 signe un spectacle toufu qui faute d’une place suffisante semble étriqué aux entournures. Pourtant, elle réussit indéniablement le combo parfait, le mix entre pas de deux, portés, hip-hop et gestes acrobatiques. La fluidité des gestes attrape le spectateur, lui fait oublier un temps les cassures un peu brutes entre les différents tableaux. Encore en maturation, le spectacle mérite encore quelques ajustements, quelques resserrements, quelques coupes, pour prendre toute sa densité, tout son ampleur.
Une Odette punk-rock des plus savoureuses
La grande force de ce Lac des Cygnes réside dans le choix d’Odette, en tout cas de celle qu’on imagine être le rôle. Cheveux roux, peau tatouée, Tasha Petersen brûle littéralement les planches. Elle irradie l’espace, ensorcèle le public. Cœur battant du spectacle, elle a du chien, une vraie personnalité qui vient souligner joliment la revisite encore fragile de Florence Caillon. Face à elle, le bondissant Marius Fouilland, le charmeur Joaquin Medina-Caligari, l’étonnant Valentino Martinetti et la délicate Lucille Chalopin, ne déméritent pas pour autant. Leur jeu devrait se roder au fil des filages et des représentations.
Fin de journée
Le ciel prend des tons roses. La journée touche à sa fin. Il est presque 18h. le couvre-feu vide les rues de la ville. Un dernier tour dans la cité massilienne, et puis s’en va. Le programme fut chargé, mais passionnant, fait de belles rencontres, de belles découvertes, qui présagent dans les mois à venir de beaux moments de cirque. Patience, les lieux de culture n’ont pas dit leur dernier mot, ils ouvriront bientôt. On l’espère !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Marseille
Table ronde : « Écriture au féminin au cirque : le féminin a-t-il une écriture propre ?” Archives et Bibliothèque Départementale, Marseille
Durée 3h00
Une funambule sur Prague de Václav Flegl et Jakub Voves
A l’Alhambra
2 Rue du Cinéma, 13016 Marseille
Durée 60 min
Décollage de Yohanne Lamoulère et Justine Fournier
ARCHAOS, Pôle National Cirque
22 Boulevard de la Méditerranée, 13015 Marseille
Le Lac des cygnes de Florence Caillon
ARCHAOS, Pôle National Cirque
22 Boulevard de la Méditerranée, 13015 Marseille
Durée 1h30 environ
Musique originale d’après Tchaïkovsky remixée par Florence Caillon en collaboration avec Xavier Demerliac
Création lumière et régie de Greg Desforges
Costumes d’Emmanuelle Huet et Florence Caillon
avec Lucille Chalopin, Marius Fouilland, Valentino Martinetti, Joaquin Medina-Caligari, Tasha Petersen
Crédit photos © Albanne Photographe, © OFGDA, ©️František Ortmann