Au ThéâtredelaCité à Toulouse, Bruno Geslin adapte, avec la complicité du toujours très inventif Jean-Michel Rabeux, Edouard II de Christopher Marlowe. S’inspirant du théâtre élisabéthain, des œuvres de Derek Jarman, tout en puisant dans l’imaginaire culturel Gay, il signe un spectacle grandiose, baroque et sulfureux. Une épopée noire entre stupre, vengeance et volupté.
Les jours se suivent, se ressemblent. De Paris à Toulouse, en passant par Bordeaux, les théâtres fermés au public continuent d’accueillir des artistes en résidence, des professionnels pour des répétitions, des filages, afin de préparer l’après. Le ThéâtredelaCité ne déroge pas à la règle. Après Six semaines de travail acharné, Bruno Geslin et sa troupe présentent en comité restreint sa dernière création, une adaptation contemporaine de la tragédie de Marlowe, Édouard II. Renommée, Le Feu, la fumée et le soufre, la pièce monstre du dramaturge élisabéthain invite à une plongée au cœur d’un Moyen âge sanglant et violent dominé par des luttes de pouvoir, des passions charnelles, des amours défendues et des vengeances sibyllines.
Un roi à l’agonie
Dans un cachot sombre, crasseux, un cul-de-basse-fosse, Édouard II (troublante Claude Degliame), roi déchu, roi honni, se meurt. Dans la pénombre, il attend son assassin, un ange à la beauté irréelle (spectral Guillaume Celly). Sentant sa fin prochaine, le vieux monarque ressasse ses souvenirs, sa vie d’avant, son amour fou pour le jeune chevalier Gaveston (singulière Alyzée Soudet), objet tant chéri, haï de tous, qui précipita sa déchéance.
Une Angleterre à feu, à sang
Dans un espace scénique fait de passerelles, de pontons en bois calciné, rappelant le grand incendie de 1613, qui a ravagé le Théâtre du Globe à Londres, Barons et seigneurs fomentent des complots visant à restaurer la grandeur du Royaume, qu’ils estiment avili, déshonoré par la passion excessive et exclusive du Roi pour son favori, un jeune freluquet, un aventurier, un gascon un peu trop fanfaron. Aidés par la Reine Isabelle (épatant Olivier Normand) dans leur funeste entreprise, ils forceront le destin, pousseront le souverain blessé à vif en son cœur, à prendre les armes, animé d’une froide et terrible colère. De cette guerre fratricide et sanguinaire, personne ne sortira vainqueur, tous empoisonnés par le venin de la vengeance.
Une atmosphère sulfureuse, baroque
En s’emparant de cette tragédie au goût de stupre, Bruno Geslin et son acolyte Jean-Michel Rabeux s’amusent à transcender les époques, les styles. Respectueux de l’œuvre autant qu’irrévérencieux avec l’époque et une certaine forme de puritanisme, ils convient sur scène les fantômes de Querelle de Brest, les amants hyper gaulés de Tom of Finland, le Saint Sébastien de Jarman. Avec beaucoup d’intelligence, un brin d’espièglerie, les deux compères s’affranchissent du genre pour mieux en démontrer l’absurdité, signent une adaptation moderne et crue qui attrape, saisit près de trois heures durant. Au-delà de la verdeur du texte qui entrecroise réalité et projection mentale, c’est l’esthétisme « queer » et baroque de l’ensemble qui retient l’attention, séduit et envoûte. Des corps nus musculeux d’éphèbes guerriers (ténébreux Robin Auneau et Ghilhem Logerot) à ceux plus trapus des barons (Julien Ferranti, Arnaud Gélis, Jacques Allaire, Lionel Codino), des robes à traîne d’une Reine que Maurice Druon n’a pas hésité à surnommer « Louve de France » dans ses Rois Maudits au caleçon blanc d’un archevêque louvoyant et dépravé (détonnant Luc Tremblais), tout est parfaitement maîtrisé pour donner à l’ensemble une saveur de luxure, de fin du monde.
Des comédiens vibrants
Le temps s’écoule, parfois traîne. On peut le regretter à de rares occasions, tant la mise en scène de Bruno Geslin se nourrit de cette torpeur, de cette funeste et lente avancée vers la déchéance inéluctable et mortifère des protagonistes. Installant chaque scène avec minutie et précision, il offre à ses comédiens, emportés par le jeu impérial et terriblement sépulcral de Claude Dégliame, un écrin noir de toute beauté. De tous les tableaux, l’artiste, tel un fantôme, erre sur la scène défiant les uns, hantant les autres. Elle est Édouard, être de feu, de vengeance, de folie et de passion.
Fresque épique, rêve onirique autant que conte sombre d’un monde moribond, Le Feu, la fumée et le soufre est un joyau ciselé que la patine du temps et du public devrait rendre étincelant.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Toulouse
Le Feu, la fumée et le soufre d’après Édouard II de Christopher Marlowe
Création à huis clos le 12 janvier 2021 au ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie en partenariat avec le Théâtre Sorano
Durée 2h45 environ
Tournée
Le 28 janvier 2021 au Parvis – Scène Nationale de Tarbes-Pyrénées
Les 9 et 10 février 2021 à L’archipel – Scène nationale de Perpignan
Les 17 et 18 février à La Comédie de Caen – CDN de Normandie
Les 24 et 25 février 2021 à l’Empreinte – Scène nationale de Brive-Tulle
Du 9 mars au 11 mars 2021 au Tandem – Scène nationale d’Arras-Douai
Du 30 mars au 1er avril 2021 Théâtre de Nîmes
Adaptation de Jean-Michel Rabeux et Bruno Geslin
Mise en scène et scénographie de Bruno Geslin
Présenté avec le Théâtre Sorano
Avec Claude Degliame, Alyzée Soudet, Olivier Normand, Julien Ferranti, Robin Auneau en alternance Paul Fougères, Guilhem Logerot, Arnaud Gélis, Jacques Allaire, Lionel Codino, Luc Tremblais et Guillaume Celly
Assistanat à la mise en scène – Guillaume Celly
Stagiaire à la mise en scène – Victoria Sitja
Régie générale et collaboration scénographique – Christophe Mazet
Création vidéo de Jéronimo Roé
Création lumière de Dominique Borrini
Régie lumière de Jeff Desboeufs
Régie plateau – Yann Ledebt
Son de Pablo Dasilva
Costumes de Hanna Sjödin assistée de Claire Swartz
Collaboration costumes et scénographie – Margaux Szymkowicz
Écriture musicale et création sonore de Benjamin Garnier et Alexandre Le Hong « Mont Analogue »
Réalisation du décor par l’Ateliers de construction du ThéâtredelaCité
Crédit photos © Bruno Geslin et © Yann Ledebt