Au théâtre 14, actuellement fermé au public, Alain Françon, à la demande d’Antoine Mathieu, met en scène les mots ivres de Rainald Goetz. S’attaquant à la langue chargée d’alcool du dramaturge allemand, il pousse le comédien à se dépasser, à mettre ses tripes sur le plateau. Une performance déroutante autant qu’hypnotique.
Le couperet est tombé. Les théâtres, ainsi que les autres lieux de culture recevant du public, restent fermés jusqu’à nouvel ordre. Une sentence, lancée par le porte-parole du Gouvernement, qui n’est certes pas une surprise, mais qui a tout de même du mal à passer, tant les explications données frôlent l’ineptie. Qu’à cela ne tienne, vent debout, le monde du spectacle vivant se mobilise, se réinvente et ouvre ses portes aux professionnels afin que les créations depuis trop longtemps dans l’attente voient enfin le jour. Au théâtre 14, le co-directeur Matthieu Touzé le répète à l’envi : « trop heureux d’avoir dans nos murs, Alain Françon, nous ne pouvions pas faire l’impasse, faire comme si de rien n’était. Il était pour nous nécessaire de montrer ce texte ardent et peu connu de Rainald Goetz ne serait-ce qu’à un petit nombre de spectateurs, dans l’espoir de pouvoir le reprogrammer au plus vite. »
Un texte enivré
Troisième partie de Guerre, trilogie de Rainald Goetz, Kolik est une chronique des temps présents, un regard lucide autant que vineux sur le monde. Les mots, comme vomis du plus profond des entrailles du narrateur, se courent après, se chevauchent, se culbutent. Ils se déversent sur scène comme dans un dévidoir. Ils se répètent dans une lente litanie, celle qui mène à l’ivresse, au point de non-retour, au coma éthylique. Comment ne pas boire, se laisser griser par l’alcool jusqu’à la lie, face au dégoût de soi, la dureté du monde, son hostilité, l’abjection des autres ?
Prisonnier de ses propres fantômes
Captif d’un cercle vicieux, d’une addiction qui panse de vilaines blessures de l’âme, l’homme éructe, aboie, s’étrangle. Il crache ce venin poisseux qui empoissonne ses veines, ses pensées. Rien n’y fait la soif doit être étanchée, l’alcool bu pour libérer tout ce qui encombre ses réflexions sur le monde, sur la noirceur grasse d’une humanité devenue sèche, froide, monstrueuse. La diatribe est puissante. Elle coule visqueuse, se perd parfois dans des méandres par trop éthyliques.
Une mise en scène au cordeau
Dans un décor des plus minimalistes, un fauteuil, une bouteille, un écran noir, Antoine Mathieu se laisse emporter par l’écriture tranchante, découpée, rapiécée de Rainald Goetz. Musculeux, gracile, voix claire autant que pâteuse, il se jette à corps perdu dans ce texte chaotique, terriblement âpre et profondément décousu, nouvellement retraduit par Ina Seghezzi. A chaque syllabe arrachée, on sent la maîtrise impeccable du comédien, la patte du metteur en scène. S’attaquant pour la deuxième fois à une œuvre de l’auteur allemand, Alain Françon s’attache à révéler ce qui se cache derrière ce monologue d’ivrogne, la réalité crue du temps présent, du monde moderne. Il excelle à tirer le meilleur de cette digression dégobillée sans retenue, régurgitée sans concession.
Certes le fil se perd, l’esprit s’égare. Peu importe, l’essentiel retient et est saisi au vol. La performance d’un comédien exalté, le travail minutieux d’un metteur en scène virtuose, la plume d’un auteur plein de rage, sont le sel de ce spectacle sombre ovniesque et singulier.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Kolik de Rainald Goetz
Filage au Théâtre 14
Janvier 2021
Durée 1h15
Un projet de et avec Antoine Mathieu
Mise en scène d’Alain Françon
Durée 1h15
Crédit photos © Ina Seghezzi