Après avoir répété à la MC93 en novembre dernier, Sébastien Derrey et son équipe peaufine au T2G son adaptation de mauvaise, une pièce de la dramaturge anglaise d’origine caribéenne debbie tucker green. Disséquant les rapports au sein d’une famille au lourd secret, il signe une tragédie glaçante parfaitement ciselée. Une œuvre au noir sans concession.
Les théâtres et les lieux de culture sont toujours fermés au public. Fourbissant leurs armes dans l’espoir d’une ouverture dans les plus brefs délais, artistes et équipe administrative et equipe technique continuent à huis clos d’insuffler la vie au plateau. Dans le froid pluvieux de décembre, à la nuit tombée, le T2G invite quelques personnes à pénétrer dans son foyer bien silencieux. Dans le but d’affiner mise en scène et jeu, Sébastien Derrey et ses comédiens ont besoin du regard extérieur de professionnels et d’amis. La pièce est quasiment prête, elle n’attend plus que la confrontation avec un public de chair et de sang pour prendre son envol, se polir. C’est tout le sel de l’art vivant, ce moment où acteurs et auditeurs se font face pour ne faire plus qu’un et vibrer au diapason.
Une première française
Peu connue dans l’Hexagone, debbie tucker green est une dramaturge, scénariste, metteuse en scène et réalisatrice très prometteuse Outre-Manche. Auteure de plusieurs pièces de théâtre dont trois ont déjà été traduites en France, elle a obtenu lors de la création en 2004 de born bad –mauvaise en français – le prix Laurence Olivier de la révélation théâtrale. Sa langue acérée, son style vif et sa manière d’ancrer sa plume dans le réel et dans les problématiques sociales et raciales du quotidien sont sa marque de fabrique, sa signature.
Une famille au sombre secret
La scène est vide, blanche, immaculée. Une voix soul entonne au loin, dans les coulisses, une ritournelle, celle que l’on chante en famille, celle qui réchauffe les cœurs. Elle se fait puissante, enveloppante avant de s’évanouir dans le noir. Puis, une lumière vive de néon éclaire le plateau. Au centre, sur une chaise, un homme silencieux, le père de famille, regarde dans le vague. Il attend le reste de sa tribu. L’un après l’autre, ses filles, son fils, sa femme, vont le rejoindre. Chacun est porteur d’une vérité, d’une blessure.
Les non-dits en bandoulière
Autour de la figure tutélaire du père (imperturbable Jean-René Lemoine), muré dans un silence de plomb, désunis, tous se déchirent. Depuis longtemps l’amour filial et fraternel n’a laissé place qu’à un champ de ruines que seules les convenances, les apparences évitent de dévoiler au grand jour. L’ainée (rugissante Séphora Pondi) prend la parole. S’affranchissant de la chape de plomb qui l’étouffe depuis longtemps, elle hurle sa douleur, réclame justice, égratigne à jamais le tableau idyllique de la famille parfaite. Au gré des diatribes de l’un ou de l’autre des protagonistes, les clans se font, se défont. La parole vient assourdir les silences, réveiller les fêlures de l’enfance, libérer les violences subies, indicibles. Le huis clos de cette réunion familiale exacerbe les meurtrissures, les taches indélébiles du drame qui ne dit pas son nom, qui se cache au plus profond des non-dits, des colères rentrées.
Une langue, un style
S’emparant du texte découpé en une série de saynètes au ton brut, âpre, mordant de debbie tucker green, Sébastien Derrey creuse avec précision les failles de cette guerre intestine et intime. Les mots sont tranchants, virulents, terriblement agressifs. Rien ne vient adoucir leur violence, ni l’aveuglement de la mère (épatante Nicole Dogué), ni l’enjouement forcé de la benjamine (lumineuse Océane Caïratry), ni la complaisance pacificatrice de la cadette (troublante Bénédicte Mbemba), ni la quasi-incapacité du frère (détonnant Josué Ndofusu Mbemba) à réveiller les douloureux souvenirs.
Un uppercut théâtral
Mettant à nu le mal être de cette famille confrontée à ses fantômes, la mise en scène clinique autant que vibrante de Sébastien Derrey donne un souffle glaçant à la pièce de debbie tucker green. Les dialogues ciselés, courts s’enchaînent à un rythme redoublé. Tels des coups percutants, donnés par les mains de maître des comédiens, que la fougue de Séphora Pondi et la grâce sauvage d’Océane Caïratry entraînent, ils mettent le spectateur K.O. Une pièce coup de poing qui révèle le talent brut d’une autrice trop rare dans nos contrées.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
mauvaise de debbie tucker green
MC93 – T2G
Répétions et filage novembre et décembre 2020
Durée 1h00
Traduction de l’anglais de Gisèle Joly, Sophie Magnaud, Sarah Vermande, avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction théâtrale
Mise en scène de Sébastien Derrey
Avec Océane Caïraty, Nicole Dogué, Jean-René Lemoine, Bénédicte Mbemba, Josué Ndofusu Mbemba, Séphora Pondi
Collaboration artistique – Nathalie Pivain
Son d’Isabelle Surel
Coach musical – Émilie Pie
Lumière de Christian Dubet
Scénographie d’Olivier Brichet
Costumes d’Élise Garraud
La pièce mauvaise (born bad) a été créée au Hampstead Theatre, Londres, le 29 avril 2003. Elle est représentée en France par Séverine Magois, en accord avec The Agency, Londres
Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage