Chers de Kaori Ito et Delphine Lanson. Centquatre-Paris © Laurent Pailier

Kaori Ito et l’ardeur de la mort

Au Centquatre, Kaori Ito propose une performance vibrante sur l’importance de regarder la mort dans les yeux.

Échappée belle au CentQuatre-Paris pour découvrir le travail de Kaori Ito. Avec ardeur, la chorégraphe japonaise propose une performance vibrante sur l’importance de regarder la mort en face. Pour vivre mieux.

L’un des privilèges – si ce n’est le privilège – d’être journaliste, c’est sans doute celui d’être invité·e·s là où, parfois, l’on ne s’y attend pas. Ce jeudi après-midi, alors que la France baigne dans un second reconfinement, le CentQuatre-Paris me convie à un filage à guichets fermés de la dernière création de Kaori Ito : Chers. Le nom de cette chorégraphe japonaise m’est jusqu’alors inconnu mais l’opportunité est si séduisante que je la saisis au vol, armée d’attestations.

Appel des vivant·e·s
Chers de Kaori Ito et Delphine Lanson. Centquatre-Paris © Laurent Pailier

Peu avant 16h30, je pénètre dans le CentQuatre-Paris par l’arrière porte, masquée. L’espace est vide, majestueux et résonne des sifflotements de quelques perruches flamboyantes. Plus loin, près du guichet, une dizaine de professionnel·le·s patientent, l’air plutôt ravi, par groupes de deux ou trois. On me remet en main propre le dossier de presse, que je feuillette. J’y découvre une proposition chorégraphique autour de la mort. D’une mort qui dialogue avec le vivant, cherchant à trouver sa juste place et sa légitime reconnaissance dans nos existences de mortel·le·s. Au Japon, on affronte la mort. En Occident, on la craint. C’est cette opposition que la chorégraphe Kaori Ito choisit de mettre en corps.

Œuvre épistolaire

Chers est un écho à ce premier mot que l’on jette sur un bout de papier lorsque l’on adresse une lettre à ses proches, pour témoigner de son affection, de son respect. Cher Lasso… Ce sont les premiers mots que l’on entend lorsque la création démarre, sur la scène dénudée du CentQuatre-Paris. Une femme, la narratrice de ce récit fragmenté, prononce inlassablement ce prénom, de toutes les manières possibles. Avec tendresse, inquiétude, brutalité. À force, le prénom éveille d’entre les morts l’un des danseurs qui se met à interagir avec celle qui l’appelle. Leurs deux corps s’apprivoisent, se chevauchent, se recherchent, se trouvent et se séparent. C’est d’abord lent, silencieux. Sur la scène, immobiles, quatre autres danseurs tiennent chacun·e une position. Longtemps. Telles des statues, figées.

Frisson des mort·e·s

Il faut attendre un certain temps pour qu’elles s’animent, chacune leur tour, surgissant de leurs propres ténèbres. Une renaissance progressive, d’abord engourdie, étonnée. Puis, plus ample, plus ancrée. Et bientôt, plus vindicative, plus assertive, plus collective. Les corps finissent par se mettre en branle dans une harmonie vibrante, rehaussée par l’atmosphère qui envahit la salle. Des lumières tour à tour crues, tamisées ou ardentes ; des sons organiques, saisissants qui se percutent aux corps, électrifiés, en transe, tendus. Les mouvements sont précis, secs, saccadés, gracieux. Tout ça, à la fois. Vivants, libres à l’extrême. Ce ne sont plus des corps qui dansent, mais des âmes exemptes de toute peur. Que craindre lorsque l’on est mort·e ?

Un écho à l’actualité

La performance créé le frisson. Parce qu’elle entre en vibration avec le marasme actuel. Parce que c’est un magnifique éloge à la vie. Précieuse, fragile. Les danseur·se·s donnent tout, dans un élan presque sacrificiel, absolu. « Nous sommes là », semblent-ils clamer. « Regardez-nous », nous, les sacrifié·e·s. Les mort·e·s, oui. Mais aussi, tous·tes ces artistes malmené·e·s par la crise et qui ont besoin de notre regard de spectateur·rice·s pour exister. La mise en abîme est hautement symbolique. Kaori Ito tient à le souligner : à la fin de cette représentation unique en son genre, elle remercie à maintes reprises notre présence, si chère pour le sens qu’elle donne à son travail en ces temps vidés.

Au-delà du sujet abordé, Chers évoque la puissance du regard de l’autre sur soi. Capable d’anéantir aussi bien que de faire exister. Pour l’éternité.

Cécile Strouk

Chers de Kaori Ito, Delphine Lanson et les interprètes
Théâtre Sylvia Monfort
106 rue Brançion
75015 Paris
Du 25 au 28 janvier 2024.
Durée 1h.

Création confinée au Centquatre-Paris
5 Rue Curial
75019
Paris

direction artistique et chorégraphie de Kaori Ito
collaboration artistique – Gabriel Wong
avec Marvin Clech, Jon Debande, Nicolas Garsault, Louis Gillard, Delphine Lanson, Léonore Zurflüh
composition de François Caffenne
lumière de Carlo Bourguignon
aide à la documentation et à la dramaturgie – Taïcyr Fadel
régie son de Coline Honnons et Adrien Maury
régie lumière de François Dareys et Thomas Dupeyron

Crédit photos © Laurent Pailler

Après une carrière en journalisme et en communication corporate, Cécile Strouk créé en 2016 sa propre agence éditoriale : Mon strouk en plume. Depuis, Cécile prête sa plume à toutes celles et ceux qui ont des besoins d’écriture (PME, TPE, startup, artiste et particuliers) pour les aider à déployer une parole élégante, simple et impactante. En parallèle, elle anime le podcast MISE AU POINT qui explore le parcours de femmes et d'hommes liés de près ou de loin aux arts vivants.

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