La deuxième Nuit du Cirque sera numérique, confinement oblige. En tant que président de Territoires de Cirque, association à l’origine de l’événement, Philippe Le Gal revient sur la création de cette manifestation, son évolution, l’alternative via internet, son importance dans la reconnaissance de cette discipline exigeante au sein de l’art vivant.
Quand a été créée la nuit du cirque et quelle en est l’origine ?
Philippe Le Gal : La première édition de La Nuit du Cirque a eu lieu le 15 novembre 2019. Il y a un an tout juste. Cette première édition, initiée par Territoires de Cirque, en partenariat avec le ministère de la Culture, était pensée comme un coup de projecteur sur le cirque de création, sa vitalité, sa richesse, sa résonance avec les questions qui traversent nos sociétés. L’art circassien, populaire de prime abord, est aussi un art de l’exigence, de la pertinence, sans tabou, capable d’être incisif, militant, dérangeant. Ce n’est pas simplement un art du divertissement, c’est un art à part entière avec ses artistes, jeunes ou aguerris, formés dans des écoles d’excellence. Le cirque dont nous parlons est né au milieu des années 1970. Aujourd’hui quatre générations d’artistes se côtoient sur les scènes des théâtres et les pistes des chapiteaux. C’est une vraie révolution et les écritures circassiennes par leur diversité, l’attestent.
2001 était officiellement définie par le ministère de la Culture comme “L’année des arts du cirque” ; il devenait urgent pour nous à Territoires de Cirque, association née à la suite de ce premier événement, de marquer le retour de cet art sur le devant des scènes. D’où cette manifestation qui se veut résolument joyeuse et collective.
Pourquoi est-il important de consacrer une nuit au cirque, de mettre en avant cet art vivant ?
Philippe Le Gal : Remettre le cirque au premier plan est d’abord un acte militant. Certes, l’ensemble des réseaux de diffusion proposent à leurs publics dans les théâtres, les chapiteaux, ou dans l’espace public, des spectacles de cirque, dans les saisons ou par l’entremise de festivals. Mais cet art peine toujours à être reconnu à sa juste valeur. Né à la périphérie, ou faudrait-il dire à la marge, il s’est tenu à l’écart des cadres institutionnels or il constitue une ressource précieuse tant par ses qualités poétiques, les imaginaires déployés par les artistes, que par sa capacité à exister là où l’art en général est peu présent par manque d’équipements appropriés, par l’absence de politique culturelle. Le cirque, ontologiquement, est un art nomade et donc un formidable outil au service de politiques artistiques et culturelles ambitieuses. Encore faut-il le vouloir. C’est un enjeu de politique publique au service des populations. Mais le cirque est aussi d’une grande fragilité. Le chapiteau en est le plus bel emblème mais créer pour la piste demande une énergie de tous les diables. Au-delà du geste artistique, se posent nombre de questions car il s’agit là d’une aventure totale qui engage les équipes sur le long cours.
Enfin, il n’y a pas un cirque de création mais « des cirques » comme il existe une « littérature monde ». La Nuit du Cirque permet de l’entrevoir, c’est un premier pas et gageons que les éditions futures qui seront encore plus internationales, dévoileront ces langues circassiennes étranges et étrangères. Ce cirque, aujourd’hui, est une exploration poétique sans limite.
Y a-t-il une thématique, une ligne directrice à chaque édition ?
Philippe Le Gal : Non rien n’est écrit par avance même si l’année passée, une place importante était faite au cirque au féminin. En d’autres termes, la première édition avait une valeur de manifeste. Art du corps, de la performance, du risque, le cirque n’a pas de sexe, il est tous les sexes et le revendique ouvertement. Et c’est dans l’exploration, l’analyse des créations qui vont être présentées durant ces trois journées qui constituent La Nuit du Cirque, que se dessinent peu à peu des tendances, qu’apparaissent des lignes de force. En 2020, trois thématiques ressortent : Plus haut ! Plus libre ! Plus proche ! Ça peut ressembler à des slogans formulés à la hâte, en réalité, il n’en est rien. Cette année, le cirque dévie de ses propres repères pour s’aventurer dans des expérimentations qui s’apparenteront à des déconstructions de savoirs, de savoir-faire. Mais un fil ne sera jamais coupé, celui de la proximité avec le public. C’est vital pour l’artiste de cirque qui n’aime rien tant que capter au plus près le regard des spectateurs.
Comment se fait la programmation ?
Philippe Le Gal : Chaque lieu, membre de Territoires de Cirque ou pas, car cette proposition s’adresse à tous les réseaux de diffusion, est libre de sa programmation. Des spectacles bien sûr, mais aussi des rencontres, débats, performances, entraînements collectifs, impromptus dans des lieux qui ne sont pas forcément des équipements culturels, films, expositions, etc. C’est totalement ouvert. Territoires de Cirque rassemble les propositions et si tout, a priori semble possible, il ne s’agit pas de s’égarer. Nous parlons bien ici de cirque de création. Territoires de Cirque intègre ensuite tous ces rendez-vous dans une même communication et pour la partie internationale, nous travaillons avec l’Institut Français, les réseaux européens comme Circostrada et CircusNext.
Quelles sont les moments forts de la nuit du cirque 2020 ?
Philippe Le Gal : Il est difficile de distinguer ainsi ces rendez-vous qui sont en quelque sorte le reflet de l’histoire de chaque lieu avec son public. De l’intime au plus extravagant, toute la gamme des spectacles est déployée sans hiérarchie. Toutefois, s’il faut vraiment faire un choix, je dirais qu’il est important de mettre en avant les créations, une trentaine sur cette édition. Mais honnêtement, chaque œuvre est à découvrir. Ce que l’on va malheureusement retenir de cette seconde édition c’est son empêchement qui fragilise terriblement ces créations tout juste nées ou à naître. C’est un moment de vertige pour les artistes, la sensation de cheminer dans le brouillard, au bord du gouffre. C’est une profonde remise en question qui s’esquisse ainsi pour les artistes.
Le premier confinement a-t-il eu un impact sur le monde du cirque ?
Philippe Le Gal : Le printemps a été éprouvant mais il y avait comme une perspective de renaissance à l’automne, une projection dans un futur pas si lointain. Tout le monde s’y est engouffré, artistes et lieux, dans le même élan comme pour effacer le deuil des festivals de l’été, tous annulés les uns après les autres. Certes, il y a eu des programmations estivales ici et là, ressenties comme transitoires et hautement salvatrices car elles ont permis une reprise concrète du travail plus que nécessaire car les corps étaient engourdis. Ne l’oublions pas, l’artiste de cirque doit s’entraîner chaque jour, à l’instar des athlètes de haut niveau. Le risque de blessure sinon est grand et on l’a d’ailleurs mesuré lors de la reprise des répétitions. Le plus dur a été dans ce confinement l’impossibilité de travailler ensemble. Une vraie sensation de vide. L’imagination des artistes que l’on a pu découvrir sur les réseaux sociaux a permis de compenser cette assignation à résidence mais cela ne peut suffire. Pratiquer l’acrobatie, le trapèze en appartement a quelques limites en effet.
Et pour le cirque, la reprise a été aussi très tardive, contrariée par l’obligation de respecter les distances entre artistes. Ce fut long, très long, et nombre de projets vont connaître des reports allant jusqu’à un an, voire deux ans. La carrière d’un artiste de cirque peut s’avérer être, selon sa discipline, relativement courte ; il y a une urgence à vivre de son art. Le confinement du printemps a semé le doute, a découragé. Ce second confinement est de fait beaucoup plus dramatique tant l’incertitude domine.
Le re-confinement vous oblige à adapter votre programmation, qu’en est-il ?
Philippe Le Gal : Cette séquence dont on ne connaît absolument pas le terme est terrible. Mais nous n’avons pas voulu rester silencieux. D’où cette Nuit du CIrque “réinventée” en format numérique. Une formule exceptionnelle, un flux d’images (extraits de spectacles, teasers, interviews, cartes blanches, pastilles poétiques, improvisations, etc…) où tout est possible et trois rendez-vous en “live”, les 13, 14, 15 novembre à 21h, une web-tv animée par les artistes et visible sur les réseaux sociaux, les sites de chaque lieu partenaire de l’événement et bien sûr le site lanuitducirque.com.
Une expérience comme un clin d’œil adressé au public pour lui rappeler que les artistes sont toujours bien présents, même arrêtés dans leur élan. La Nuit du CIrque numérique ne saurait toutefois se substituer à la vraie Nuit, celle qui rassemble, en un même lieu, artistes et spectateurs. Néanmoins cet empêchement est une occasion – que l’on souhaite unique ! – de jouer avec l’image qui fait partie intégrante de nos vies aujourd’hui. Alors oui, nous avons plongé dans le grand bain virtuel.
Mais il nous reste une petite lumière ! Sur les 260 rendez-vous proposés, quelques lieux accueilleront des spectacles, à l’étranger, et au Séchoir, à Saint-Leu de La Réunion, une Nuit bien réelle avec neuf équipes artistiques et du public. Nous aurons donc un duplex à défaut de vibrer dans nos théâtres, sous nos chapiteaux… Toute une aventure.
Entretien réalisé par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
La nuit du cirque numérique
du 13 au 15 novembre 2020
Crédit photos © Alex Kozek, © Daniel Michelon, © Emmanuelle Tricoire, © Vasil Tasevski, © Ludovic Souillat, © Erwan Le Coniat et © Romain Philippon