Faute de pouvoir présenter sa dernière création au public lorientais, une adaptation contemporaine de Bartleby, un conte absurde d’Herman Melville, Rodolphe Dana enchaîne les répétitions, les filages. Il signe avec Katja Hunsinger, une mise en scène épurée, percutante, qui résonne étrangement à l’ère du burn-out. Reportage dans les coulisses d’une sortie de résidence.
Contrairement aux idées reçues, il fait très beau en Bretagne en ce vendredi de début novembre. Devant la façade fermée du Théâtre de Lorient, quelques employés profitent des rayons du soleil avant d’assister en tout petit comité à la répétition générale de Bartleby, la dernière création du directeur des lieux. L’ambiance est étrange, presque électrique. « Après autant de travail fourni ensemble, confie à ses équipes Rodolphe Dana, il était inconcevable de ne pas présenter ce spectacle, de ne pas lui offrir une première, même si cette dernière est à huis clos. » Dans la salle, les quelques privilégiés s’installent à distance des autres, Très peu d’invités extérieur au lieu, trois en tout, toutes les règles imposées par la ministre de la Culture sont respectées. The show must go one… comme dirait Queen, c’est à l’heure actuelle une nécessité.
La vie pas rêvée en entreprise
En s’emparant de cette nouvelle d’Herman Melville, qui conte l’histoire, vue du côté patronal, d’un scribe qui refuse petit à petit toutes les tâches qui lui sont confiées d’un « Je préférerais ne pas » nonchalant, Rodolphe Dana et sa comparse de la Compagnie les Possédés, Katja Hunsinger, plongent avec malice dans le quotidien gris d’un employé de bureau, ectoplasmique en apparence. Recréant sur le plateau une étude de notaire, ils s’attachent à restituer avec justesse la vie terne, itérative en entreprise, que des petits riens vont mettre imperceptiblement à mal. Toute la force de cette fable absurde réside dans le face à face de plus en plus tendu entre ces deux hommes, dont le dominant n’est pas forcément celui que l’on croit.
L’impro
Dans un coin de la salle, Katja Hunsinger observe les deux comédiens, Rodolphe Dana et Adrien Guiraud, s’affronter, se chercher se jauger. Elle prend des notes. Afin de souligner l’impact qu’à Bartleby sur le notaire, les deux metteurs en scène ont pris le parti de faire la part belle à l’improvisation. « C’est important que tout ne soit pas réglé, millimétré, explique Rodolphe Dana, lors du bord de scène qui suit cette sortie de résidence. Mon personnage doit être constant surpris par l’attitude de son employé. Adrien varie ainsi la manière dont il répète sa litanie, la façon dont il m’apporte tel ou tel accessoire. Aujourd’hui, c’est la première fois qu’il se met nu derrière moi. Il m’oblige en permanence à m’adapter. Je crois que cela donne au propos plus de poids, plus de mordant. C’est un vrai choix que nous avons bien sûr cadré ensemble. »
La force de l’inertie
Dégingandé, Adrien Guiraud est un Bartleby extraordinaire. Il en a sa placidité et son étrangeté. Il s’amuse à casser par touche sl’image du clerc de notaire consciencieux, sans histoire. Disons-le, il fait avec finesse et drôlerie le show. Jouant à la perfection l’inertie de son personnage, il pousse Rodolphe Dana à ajuster ses répliques, ses postures. Ce dernier est parfait en patron bienveillant et désabusé, prêt à tout pour se débarrasser de ce récalcitrant subalterne, quitte à « être émasculé dans sa virilité de chef d’entreprise, » quitte à déménager ses locaux plutôt que de devoir appeler la police pour déloger ce locataire encombrant. La complicité entre les deux acteurs saute aux yeux, le bonheur d’être ensemble au plateau, de pouvoir jouer est évidente. Elle est belle à voir, en ces temps confinés.
Une œuvre en devenir
Les applaudissements de l’équipe viennent finir en beauté cette séance de travail, cette répétition générale qui ne dit pas son nom. On est au théâtre, la superstition flotte dans les airs. Soulagée, la petite bande de ce Bartleby est heureuse d’avoir pu aller jusqu’au bout du processus créatif, du geste artistique. Bien sûr, il faudra attendre quelques mois pour le présenter au public, certainement au printemps, mais déjà un petit quelque chose de formidable s’est passé au Théâtre de Lorient, une infime victoire sur le virus. L’art vivant, tapi dans l’ombre, est prêt à « enfourcher le lion », à s’exposer à nouveau en pleine lumière, à faire vibrer le cœur des spectateurs.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Lorient
Bartleby d’après la nouvelle d’Herman Melville (éditions Allia)
Sortie de résidence le 6 novembre 2020
Théâtre de Lorient
Parvis du Grand Théâtre
CS 40325
56 325 Lorient Cedex
Durée 1h10 environ
Le spectacle devait aussi être présenté en novembre lors du Festival du TNB
Mise en scène de Rodophe Dana et Katja Hunsinger – Collectif les Possédés
Traduction de Jean-Yves Lacroix
Adaptation de Rodolphe Dana
Scénographie de Rodolphe Dana
avec la collaboration artistique de Karine Litchman
avec Rodolphe Dana et Adrien Guiraud
Lumières de Valérie Sigward
Son de Jefferson Lembeye
Costumes de Charlotte Gillard
Crédit photos © Agathe Poupeney