Respectant les règles sanitaires du reconfinement, Scène Églantine du théâtre Romain Rolland de Villejuif, Alexandre Zeff continue à ciseler son adaptation du roman Tropique de la Violence de Nathacha Appanah. Avec finesse et délicatesse, il esquisse le portrait en clair-obscur d’un migrant adolescent pris dans la spirale infernale des gangs. Reportage dans les coulisses d’une création.
En cette fin de journée fraîche et automnale, la nuit gagne rapidement du terrain. Les lampadaires éclairent discrètement les rues de Villejuif. Quelques personnes se hâtent pour finir quelques courses essentielles, d’autres promènent leurs toutous ou rentrent du travail. Dans ce contexte singulier, entre chien et loup, derrière les portes closes de la Scéne Eglantine, toute une équipe s’agite. Dans moins d’une demi-heure, le second filage de la journée doit débuter. Réglant les derniers détails, Alexandre Zeff, en maitre de cérémonie, fait feu de tout bois. Passant du plateau à la salle, il vérifie dans les moindres détails que tous les changements souhaités aient bien été pris en compte
Les précieuses notes
Téléphone à la main contenant ses précieuses notes, ses réflexions, le metteur en scène dispense, avec douceur mais fermeté, à chacun ses conseils de dernières minutes, ses idées pour modifier ce qui peut sembler une broutille, mais qui a, pour lui, un sens très précis. Suivant le fil de sa pensée, il réajuste un son, enlève une vidéo qui surcharge la scénographie sans pour autant permettre une meilleure lecture de l’œuvre. Il cisèle chaque tableau, modifie çà et là une entrée en scène, un effet. Clairement tout est déjà là, il ne reste plus qu’à peaufiner, polir, donner l’éclat voulu à ce conte noir, ce récit de vie venu d’ailleurs.
Silence, on joue
Après les ultimes consignes, concernant je jeu mais surtout la technique au cœur de ce filage, la salle plonge dans silence, place au spectacle. Dans un coin de la salle, Alexandre Zeff a pris place en toute discrétion. Regard noir, il scrute la scène, observe les éclairages, les accessoires, la position de chacun, puis se laisse porter par les mots d’Appanah. Il faut dire que le texte est puissant, chargé d’images, d’émotion. De l’adoption par une infirmière blanche, de ce nouveau-né abandonné par sa jeune mère comorienne, rejetée par les flots noirs de l’Océan indien, sur les côtes de Mayotte, à sa descente aux enfers dans les rues de Gaza, ce bidonville de Mamoudzou, où règne un adolescent qui se prend pour Bruce Wayne, alias Batman, on suit avec passion le destin croisé de cinq personnages confrontés à une violence sans concession, conséquence direct d’une trop grande précarité, d’une lutte permanente pour survivre.
Un travail minutieux
Très vite, on reconnaît la pâte d’Alexandre Zeff, son univers assez « dark », assez violent, mais toujours poétique et musical. Avec une générosité toute retenue et empathie, il cherche dans la noirceur de l’âme humaine, une sorte de lumière, de flamme salvatrice qui ,malgré l’horreur continue de croire en l’humanité, en la possibilité d’une rédemption, d’une résilience. S’appuyant sur les compositions de la chanteuse Mia Delmaë, récemment arrivée dans l’aventure, mais déjà imposant sa douce présence, sa voix singulière, captivante, et de la musicienne Yuko Oshima, ainsi que sur la belle scénographie de Benjamin Gabrié, il aiguise son adaptation, sa mise en scène pour faire de ce récit réaliste, un rêve mâtiné de cauchemar qui attrape et envoûte. Le pari est à ce moment précis, cet instant fragile où tout peut encore bouger, réussi.
Une création au long court
Les choses ont bien changé depuis que nous l’avions laissé en juillet dernier à l’Espace Marcel Carné de Saint-Michel sur Orge, si l’on retrouve un certain nombre d’éléments depuis longtemps calés, les lignes directrices se sont affirmées, les jeux affinés. Mexianu Medenou et Alexis Tieno sont plus à l’aise dans leur rôle, plus habités. Mettant leur corps au service du propos, ils dansent, virevoltent, investissent l’espace avec épaisseur, douceur et fébrilité. Justes, ils n’en font jamais trop laissant la prose de Nathacha Appanah les envahir, les porter.
Les tableaux défilent tous plus forts, plus percutants, les uns que les autres. Le filage touche à sa fin. Alexandre Zeff sort de sa réserve, remercie son équipe, les félicite. Puis s’adressant aux quatre invités particuliers, il s’excuse humblement, rappelant que tout est encore en maturation, qu’il a encore des choses à resserrer, à élaguer. Le travail accompli est déjà fort beau. Il met l’eau à la bouche, espérant pouvoir présenter le spectacle enfin terminé à l’occasion de son exploitation au Théâtre de la Cité internationale en janvier prochain. Dire qu’on a hâte et un bel euphémisme !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Tropique de la violence de Nathacha Appanah © Éditions Gallimard
Compagnie La Camara Oscura
Scène Eglantine
Théâtre Romain Rolland
18 Rue Eugène Varlin
94800 Villejuif
Durée 1h50
Du 11 au 26 janvier 2021 au Théâtre de la Cité internationale, Paris
Adaptation, mise en scène d’Alexandre Zeff assisté de Leslie Menahem et Cécile Cournelle
Avec Mia Delmaë, Thomas Durand, Mexianu Medenou, Yuko Oshima, Alexis Tieno, Assane Timbo
Scénographie et lumière de Benjamin Gabrié
Collaboration artistique Claudia Dimier
Dramaturgie de Noémie Regnaut
Création vidéo de Muriel Habrard, Alexandre Zeff assisté de Jules Beautemps
Création musique et son Yuko Oshima, Vincent Robert, Guillaume Callier
Chorégraphie d’Oliver Tida
Costumes de Sylvette Dequest
Régisseur plateau et coordination Damien Rivalland
Régie générale de Sylvain Bitor
Régisseur son François Vatin
Maquillage et effet spéciaux de Violette Conti, Sylvie Cailler
Collaboratrice chant Anaël Ben Soussan
Construction décor Suzanne Barbaud, Yohan Chemmoul, Benjamin Gabrié
Musicienne Yuko Oshima
Stagiaire mise en scène Adèle Sierra
Crédit Photos © OFGDA