A la Porte-Saint-Martin, le tragi-comique huis-clos de Bernhard, Avant la retraite, sur les résurgences du nazisme dans une Allemagne qui a du mal à panser ses plaies, brille par l’interprétation diabolique de Catherine Hiegel, Noémie Lvovsky et André Marcon. Dirigés de mains de maître par Alain Françon, ils transforment la scène en antichambre de l’enfer.
Depuis plusieurs années, le jeune directeur du Théâtre de la Porte-Saint-Martin va à contre-pied des tendances. Rivalisant avec ses grands frères du subventionné, il vise l’excellence en faisant appel à des grands noms de la mise en scène et des monstres sacrés du théâtre. De Molière à Feydeau, en passant par Marivaux, à chaque ouverture de saison, il fait revivre les classiques et redonne à la salle de spectacle, tant aimée de Sarah Bernhardt, son éclatant lustre d’antan. Cette année, n’est pas coutume, Jean Robert-Charrier tente un pari assumé des plus audacieux, s’attaque à un texte plus contemporain, écrit à la fin des années 1970.
Du Bernhard au menu
La crise épidémique a mis à mal le monde de la culture. Les théâtres privés ont particulièrement souffert du confinement et de ses conséquences. Obligés d’ouvrir à mi- jauge, puis à des horaires de matinée en raison d’un couvre-feu annoncé le 14 octobre par le Président de la République, les salles de spectacle s’adaptent certes mais tirent la langue. Dans ce contexte particulier, Monter une pièce sur le nazisme de Thomas Bernhard, surtout connu des théâtreux, relève de la gageure. Rusé et pugnace, Jean Robert-Charrier suit sa route et réalise un de ses rêves, mettre à l’affiche du Porte-Saint-Martin Avant la Retraite, un brûlot politique signé par l’auteur autrichien, mis en scène par Alain Françon, réunissant au plateau deux monstres sacré du théâtre – Catherine Hiegel et André Marcon – et pour la première fois sur les planches, une actrice très appréciée du grand public, Noémie Lvovsky.
Vivre dans le passé
Le 7 octobre est un jour de fête chez les Höller, famille de notables d’une petite bourgade allemande. On met les petits plats dans les grands, mais surtout on le fait dans le secret. Dans les années 1970, il ne fait pas bon célébrer l’anniversaire d’Himmler, un des plus hauts dignitaires du régime nazi. Il ne faudrait pas que cela se sache et que le passé d’ancien directeur de camp de concentration de Rudolf (remarquable André Marcon), seul mâle de la famille et paisible juge en préretraite, ne vienne entacher sa respectabilité toute factice. Sa grande sœur, Vera (éblouissante Catherine Hiegel), s’y attèle, sous le regard désapprobateur de Clara (époustouflante Noémie Lvovsky), la petite dernière de la fratrie, paraplégique suite à un bombardement allié.
Une famille délétère et dysfonctionnelle
Derrière les apparences d’honorabilité, se cachent les pires instincts, les pires perversions. Dans un huis clos feutré, étouffant, Vera et Rudolf s’aiment incestueusement, tout en souhaitant avec force passion le retour au pouvoir du IIIe Reich. Face à eux muette, Clara, le souffre-douleur de ce frère capricieux, crie sa haine de l’abominable couple, de leurs putrides idéaux politiques. Le trio mortifère s’enferre dans une inéluctable spirale. Les portes de l’enfer s’entrouvrent au cœur de la salle à manger bourgeoise et austère de la famille Holler, pour ne se refermer qu’après avoir obtenu son funeste tribut.
En guerre contre le nazisme
S’inspirant de faits réels, et notamment du passé sulfureux, du ministre-président de Bade-Wurtemburg, Hans Filbinger, forcé à la démission en 1978, Thomas Bernhard creuse avec un humour grinçant, satirique, la veine horrifique de ces familles nostalgiques du nazisme, de la Grande Allemagne. Il les dépeint dans toute leur atrocité, leur fourberie, leur goût du sang et leur absurdité. Dans un jeu de massacre sibyllin, Il oppose aux grands discours fielleux et artificiellement enjoués des uns, le silence sans appel des autres. Passant du rire à l’effroi, le face à face ciselé par l’auteur autrichien a de quoi faire froid dans le dos.
Une mise en scène épurée mais étirée
Attrapant l’essence même de l’œuvre, un brûlot contre les résurgences du fascisme dans une Europe « seventies » encore meurtrie par la Seconde Guerre mondiale, Alain Françon ne cherche pas à en donner une autre lecture, à en forcer la ligne vers l’actualité – l’écho avec la montée des populismes en occident est flagrante. Il reste littéral et prend le parti de garder le texte dans son intégralité, ses interminables répétitions, quitte à ce que le propos patine parfois, et que l’attention du spectateur se perde. Mais et c’est toute la force de sa mise en scène soignée, il s’appuie quasi-uniquement sur la puissance de jeux de ses trois comédiens. Et il a grandement raison.
Un trio infernal
Tous excellent, chacun dans leur registre. André Marcon est parfait en bourreau vicieux, en bouffon pathétique. Catherine Hiegel est fascinante en maîtresse femme au cœur d’adolescente, en monstre tyrannique faussement gai partagé entre son grand amour de frère et sa tendresse ambiguë pour cette sœur handicapée si antinomique. Enfin, Noémie Lvovsky pour cette première au théâtre est captivante. Disant peu de mots, elle passe toute ses émotions par des mimiques, des regards qui en disent tellement longs. Tout en rage contenu, elle explose sur les planches et attrape au vol le public égaré.
Bien que trop longue, la pièce n’en reste pas moins un petit bijou de perversité. Amère, acide, aigre-douce, elle se laisse déguster avec un malin plaisir. Et rien que pour les acteurs, le frison effroyable qui parcourt l’échine du public, le rire salvateur qui vient ponctuer chaque venimeuse réplique, elle vaut le détour de ces deux heures en enfer.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Avant la retraite de Thomas Bernhard
Théâtre de la Porte-Saint-Martin
18 Boulevard Saint-Martin
75010 Paris
A partir du 8 octobre 2020
nouveaux horaires à partir du samedi 17 octobre en raison du couvre-Feu le Vendredi à 18h, le Samedi à 17h et le Dimanche à 16h.
Durée 2h
Mise en scène d’Alain Françon assisté de David Tuaillon
Avec Catherine Hiegel, Noémie Lvovsky et André Marcon
avec la participation d’Helena Eden
Assistante à la dramaturgie Franziska Baur
Décors de Jacques Gabel assisté de Morgane Baux
Lumières de Joël hourbeigt
Costumes de Marie La Rocca
Musique de Marie-Jeanne Séréro
Coiffures et maquillage de Cécile Kretschmar
Crédit photos © Jean Louis Fernandez