A Rennes, Pascal Rambert se fait prophète des temps sombres à venir. S’inspirant des tableaux de la Renaissance italienne, il tisse trois monologues où passé et présent s’entrechoquent, s’entremêlent pour tenter d’appréhender un avenir noir et incertain. Portée par trois comédiennes éblouissantes en trois langues différentes, la performance poético-mystique ouvre la saison du TNB.
Caché derrière son masque, incognito, Pascal Rambert est assis au cœur de la salle. Tête baissée, les yeux rivés sur son téléphone, il fait en sorte de ne croiser Aucun regard. Absorbé, concentré, il écoute les pas des gens, les sièges qui grincent, le brouhaha léger des dernières conversations. Il semble prendre le pouls des spectateurs. Est-ce le titre du spectacle, Trois Annonciations, ou tout simplement l’inquiétante ambiance de cette rentrée morose ? Les discussions se font basses, sourdes, quasi inaudibles. Les mots sont feutrés, étouffés, derrière un bout de tissu ou de plastique. Lentement, le silence s’installe. La salle Jean Vilar plonge dans le noir le plus total.
Un ange italien
Dans l’obscurité, une voix de femme parlant italien s’élève. Le timbre est grave. Le phrasé délicat, parfaitement détaché. La traduction en lumières blanches sur fond noir s’affiche presque incongrue dans les ténèbres d’un monde en création. Au déroulé, l’étonnante apparition (lumineuse Silvia Costa) livre ses pensées tour à tour étrange, troublantes, enveloppantes. Nimbée d’une lumière tamisée, telle un ange, tout droit sorti d’un tableau de Fra Angelico, elle apparait toute de rouge vêtue, cachant dans son dos des ailes dorées, bleutées. Est-elle Gabriel, le messager de dieu ? Ou est-elle son double féminin ? Un peu des deux sans doute. Et bien plus encore. Être de chair et de sang, corps sexué aux courbes parfaites, annonciatrice du monde d’hier, de celui de demain, elle dépose au creux de nos oreilles son lourd secret, sa singulière prophétie. Renaissant humaine dans son plus simple appareil, elle s’éclipse dans un halo ténébreux.
La vierge espagnole
Sortie d’une nef, d’une alcôve, d’une quelconque église de la péninsule ibérique, une vierge couronnée (irradiante Bárbara Lennie, en alternance avec Itsaso Arana) apparait éclatante au centre de l’espace scénique. Bras levés vers le ciel, implorante autant qu’accusatrice, elle est la femme dans toute sa splendeur, sa fragilité, sa puissance, sa sexualité. Elle est celle qui donne la vie, celle qui s’intéresse au monde, à ses arcanes. Derrière son plastron de pierreries, sa tunique noire, passé, présent et futur s’entremêlent, s’entrechoquent et se percutent. Rien n’est sûr, tout est en suspens. Amazone, guerrière, tentatrice, Pythie des temps modernes, unique autant qu’universelle, elle est l’univers, le présage de lendemains incertains. Happée par les ténèbres, corps nu, elle disparait emportant avec elle les mystères de son existence, de sa réalité.
Femme cosmonaute
Voix claire, reconnaissable entre mille, Audrey Bonnet incarne la dernière femme de cet étrange triptyque. Terrienne, humaine, elle est le XXe siècle et son enfant, le XXIe Siècle. Le monde que l’on connait n’est plus. Dévasté par les guerres, il n’est que ruine, plaie béante, sanglante. Scaphandre immaculé de cosmonaute, elle est la survivante, celle qui a vu l’horreur, la fin du « Vivre ensemble ». Elle se souvient du monde d’avant, celui de Picasso, de 70 ans de paix en Europe. Elle a assisté au moment de bascule, à la fin de l’harmonie, au début du désastre, à la pandémie. Oiseau de mauvais augure pour les uns, lanceuse d’alerte d’une catastrophe imminente pour les autres, elle prêche le pire pour mieux réveiller nos consciences engourdies. En tenue d’Eve, elle est le dernier rempart, le dernier coup de semonce avant l’inexorable chute de nos certitudes, l’effondrement de nos espoirs.
Entre Régy et Castellucci
S’éloignant de ses univers familiers, plus terre à terre, plus concret, Pascal Rambert plonge dans la mysticité des religions afin de proposer une relecture à l’aune du monde d’aujourd’hui de la thématique de l’annonciation. S’inspirant notamment d’une fresque du couvent San Marco à Venise, attribuée à Fra Angelico, il laisse libre cours à sa plume prolixe, poétique, voire impénétrable. Déclinant en trois parties les sombres prophéties d’un monde d’après qui a perdu toute son humanité, faute d’avoir écouté les signes avant-coureurs, il signe un songe théâtral noir, étrange et ténébreux. Lorgnant du côté de l’épure si chère à Claude Régy, puissant dans l’univers de Roméo Castellucci avec qui il devait monter ce spectacle, il invite à un voyage immobile vers un ailleurs spirituel et allégorique.
Les magnifiques clair-obscurs d’Yves Godin, les présences scéniques irradiantes des comédiennes, leurs voix envoûtantes, font de Trois Annonciations, une œuvre à part, une sorte de poème transcendantal où tout est plausible, le plus beau, comme le plus tragique. A chacun d’entre nous d’y voir une bien sombre fable, un inquiétant augure, un doux rêve cauchemardé.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial de Rennes
Trois Annonciations de Pascal Rambert
TNB
1 rue Saint-Hélier, CS 54007
35040 Rennes Cedex
Jusqu’au 7 octobre 2020
Durée 1h20
Texte et mise en scène de Pascal Rambert
Espace de Pascal Rambert et Yves Godin
Lumières d’Yves Godin
Costumes d’Anaïs Romand
Musique de Alexandre Meyer
Collaboratrice artistique et direction de production – Pauline Roussille
Traduction espagnole de Coto Adanez Del Hoyo
Traduction italienne de Chiara Elefante
Avec Audrey Bonnet, Silvia Costa et Bárbara Lennie, en alternance avec Itsaso Arana
Crédit photos © Marc Domage