En ouverture du Festival d’Automne à Paris et d’Indispensable ! de l’Atelier de Paris, Gwenaël Morin monte trois tragédies antiques de Sophocle. De l’aube jusqu’à ce que le soleil atteigne son zénith, il met en scène avec épure les comédiens issus de la promotion 2019 des « Talents Adami ». Du théâtre brut et minéral de la Cartoucherie à la Villette !
Il fait encore noir quand le petit groupe de spectateurs, emmitouflés dans des couvertures, des doudounes, des écharpes, se pressent devant le péristyle de la grande halle de la Villette. Les visages, cachés derrière des masques, ont encore les stigmates d’un sommeil avorté, d’une nuit écourtée. Malgré tout, une certaine excitation est palpable. Le moment est singulier. Il est 6h30 du matin. Sur la grande pelouse du parc du Triangle, alors que tous s’installent vaille que vaille sur une couverture, un tapis de yoga ou une chaise, autour d’un cercle tracé à la craie rouge sur l’herbe, la voix claire, tonnante, de la déesse Athena (lumineuse Lola Felouzis) retentit. Elle conte l’histoire d’Ajax, le héros grec qui s’est distingué dans la guerre de Troie.
La bravade d’un guerrier
Homme du peuple, fort, fier, Ajax (épatant Teddy Bogaert) refuse toute autorité, et tout particulièrement celle du roi Agamemnon et de son frère Ménélas. Il se veut libre, sans attache. Amer, souhaitant affirmer son libre arbitre, il massacre un troupeau de moutons pensant tuer tous les chefs grecs dont son ennemi Ulysse. Commence pour l’homme une descente aux enfers, que ni sa femme (désopilant Diego Mestanza), ni ses fidèles soldats et amis ne pourront enrayer. Seul le suicide lui offre les honneurs d’une mort honorable. Malgré le froid, acteurs et spectateurs se laissent griser par la tragédie. Les boissons chaudes, proposées lors des deux intermèdes qui ponctuent cette matinée théâtrale, sont les bienvenues.
Une trilogie de la mort
Sans décor, ou presque, une chaise en plastique, un drap noir, un mannequin de vitrine la jeune promotion 2019 des « Talents Adami Théâtre » – certains reconnaîtrons sous une capuche de veste de survet’ la détonante Lucie Brunet, plus connue sous le pseudo Luce – , vêtu de ses vêtements de tous les jours, se jette à corps perdu dans les trois drames de Sophocle que Gwenaël Morin a réuni en un triptyque fleuve. Adepte d’un théâtre à nu, brut, sans fioritures, sans effets, le metteur en scène déroule cinq heures durant les morts d’Ajax, d’Antigone et d’Héraclès. Il dirige ses comédiens au cordeau, gomme le superflu, l’accessoire. Le texte se suffit. La magie opère, ne laisse que peu de place à l’imaginaire. Malgré le talent fou de la plupart des comédiens, jamais, les murs de Troie, le palais de Thèbes ou la cité de Trachis, ne se devinent, n’apparaissent en filigrane derrière les mots.
Une traduction d’une belle modernité
La mise en scène sèche, presque aride, de Gwenaël Morin est contrebalancée par la prose ciselée, forte de Sophocle traduite merveilleusement par Irène Bonnaud. C’est du petit lait. On se délecte de ces incises pleines de fraîcheur, de ces mots de tous les jours qui émaillent le texte. Les mots frappent, captivent, attrapent. Il entraînent les spectateurs au cœur de l’action, au plus près des émotions, des palpitations de nos trois grandes figures helléniques.
Une distribution de hasard
On pourrait s’étonner de voir Arthur Daniel se glisser dans la peau de la noble Antigone, Diego Mestanza dans celle de la femme d’Ajax, ou Lucie Brunet dans celui d’Héraclès. Il n’en est rien. Ayant pris le parti de laisser le sort décidé de la distribution, Gwenaël Morin en joue, s’en amuse et ça fonctionne. Décidément, les arcanes du hasard font parfaitement bien les choses. Le fil se tient de bout en bout. Le premier rayon du soleil ranime les corps frigorifiés du public et redonne aux comédiens énergie et baume au cœur.
La matinée passe à toute vitesse. Le metteur en scène au premier rang s’en assure. Son regard bienveillant plane sur la plaine de la Villette. Le réveil aux aurores en vaut la chandelle. Il est bon de revoir du théâtre. Et quoi de mieux pour éprouver notre foi en l’art vivant que de forcer notre nature, d’être émerveillé par la sobriété d’un spectacle, sa force tellurique, la croyance en l’avenir de ses jeunes interprètes.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Uneo uplusi eustragé dies d’après Ajax, Antigone et Héraclès de Sophocle
Festival d’automne à Paris
Indispensable ! de l’Atelier de Paris
La Villette
211 Avenue Jean Jaurès
75019 Paris
Durée 5 heures environ
Conception et mise en scène de Gwenaël Morin
Avec la promotion 2019 des « Talents Adami Théâtre » : Teddy Bogaert, Lucie Brunet, Arthur Daniel, Marion Déjardin, Daphné Dumons, Lola Felouzis, Nicolas Le Bricquir, Diego Mestanza, Sophia Negri, Remi Taffanel
Direction du Choeur et collaboration artistique de Barbara Jung
Ajax de Sophocle, traduction d’Irène Bonnaud
Antigone de Sophocle, traduction d’Irène Bonnaud et de Malika Bastin-Hammou
Héraclès de Sophocle, traduction d’Irène Bonnaud
Crédit photos © DR