L’Odéon-Théâtre de l’Europe ouvre sa saison avec Le Grand Inquisiteur, un spectacle fort, tiré du volume 1 des Frères Karamazov de Dostoïevski. Quand Sylvain Creuzevault et ses comédiens nous invitent à nous questionner sur notre société, c’est drôle, grinçant et percutant.
Au départ, ce spectacle n’était pas prévu dans la programmation de l’Odéon. Mais lorsque l’artiste associé, Sylvain Creuzevault entre en création pour les Frères Karamazov, programmé en novembre, le virus passe par là. Le confinement est instauré et le monde est mis à l’arrêt. Tout change, se dérègle, les rapports sociaux, la pensée politique, le quotidien et la perceptive d’un avenir où l’on sait que rien ne sera comme avant. Alors, comme une évidence, le poème de Dostoïevski, que l’on trouve au début de son ultime œuvre, s’est imposé comme une matière féconde à une réflexion sur ce qui est en train de se passer dans ce XXIe siècle qui démarre vraiment, laissant derrière lui le XXe siècle. Car si ce dernier est né au moment de la Première Guerre mondiale, ouvrant les portes à la barbarie, celle de la haine, des guerres, des dictatures, des dogmes, qu’en sera-t-il ce nouveau siècle qui, après les vagues d’attentats, doit faire face à un virus d’échelle mondiale qui bouscule l’ordre morale, sanitaire et social.
Le Christ vs L’inquisition
Dans Le Grand Inquisiteur, Dostoïevski fait redescendre le Christ sur terre. Mais il choisit que cela se déroule en pleine inquisition, dans l’Espagne de Torquemada. Comment ces gens, qui en son nom, brûlent tous ceux qui ne rentrent pas dans les cases, vont-ils l’accueillir ? Car sa venue met en danger la politique instaurée par l’Église à cette période noire, funeste. Le début du spectacle se situe dans l’œuvre de l’auteur russe, dans son texte. Nous avons le dialogue entre les frères Karamazov, celui entre Jésus et le grand inquisiteur, sous l’œil avisé du pape.
La grande faillite de l’occident
Et puis, et c’est en cela que le spectacle prend toute sa force, surgissent, tels deux vieux clowns pathétiques, Donald Trump et Margaret Thatcher, puis Marx (en remplacement du Christ), Joseph Staline, Adolf Hitler. Chacun y va de ses réflexions, de ses questionnements, de ses retranchements. Rien de didactique dans les propos à l’humour grinçant qui nous a réjouis. Il y a aussi Heiner Muller, le dramaturge allemand, dont la parole se fait , ici, entendre avec une force étonnante. Son analyse du déclin et des échecs de l’Occident est terrible.
Du très bon Creuzevault
Le spectacle de Creuzevault est dense. Il peut paraître foutraque, mais il n’en est rien. Chaque mot, chaque idée soumise, nous renvoie à une réflexion, à une tentative de compréhension du monde. Cela ne peut laisser de marbre. Dans un humour très fin, sa mise en scène orchestre savamment un chaos faussement désordonné. Il y du sens en ce qu’il propose. La troupe est au diapason, passant de la comédie au drame, de la dérision au sérieux. Nicolas Bouchaud (Heiner Muller), Sylvain Creuzevault (Ivan Karamazov), Servane Ducorps (impayable Donald Trump), Vladislav Gaillard (le pape), Arthur Igual (Aliocha Karamazov, Jésus, Karl Marx), Sava Lolov (inquiétant inquisiteur), Frédéric Noaille (Margaret Thatcher, un journaliste), Sylvain Sounier (Staline) nous ont emballés par l’inventivité, la folie de leur création. Si ce n’était pas forcément mieux avant, est-ce que cela le sera demain ? Rien n’est moins certain. Mais nous l’espérons, il restera le théâtre pour nous parler du monde.
Marie-Céline Nivière
Le Grand Inquisiteur d’après Fédor Dostoïevski
Odéon-Théâtre de l’Europe
place de l’Odéon
75006 Paris Jusqu’au 18 octobre2020
Durée 1h45
mise en scène et adaptation Sylvain Creuzevault
Avec Nicolas Bouchaud, Sylvain Creuzevault, Servane Ducorps, Vladislav Gaillard, Arthur Igual, Sava Lolo, Frédéric Noaille, Sylvain Sounier
Dramaturgie Julien Allavena
Scénographie de Jean-Baptiste Bellon
Lumière de Vyara Stefanova
Création musique de Sylvaine Hélary, Antonin Rayon
Costumes de Gwendoline Bouge-toi
Maquillage de Mitch Brimeur, Judith Scott
masques de Loïc Nébréda
Son de Michaël Schalke
Vidéo de Valentin Dabbadie
Crédit photos de © Simon Gosselin