Après un été consacré aux résidences de compagnies et à l’accueil d’ateliers pratiques, le Théâtre national de Danse de Chaillot, prépare sa rentrée, prévue le 14 octobre prochain. Directeur soucieux de ses équipes, des artistes invités et de son public, Didier Deschamps évoque l’impact de la crise de la covid sur le spectacle vivant, ainsi que ses espoirs en vue d’une reprise pleine d’espoir pour l’avenir.
Quelles sont les conséquences de la crise sanitaire actuelle sur la programmation d’un théâtre tel que Chaillot ?
Didier Deschamps : Dans un lieu comme celui-ci, la saison se prépare bien en amont. Nous avions effectué les derniers arbitrages courant décembre 2019. L’important était pour moi d’esquisser tout au long de l’année quelques grandes lignes directrices, dessinant au fil de l’eau une programmation cohérente. Évidemment, la pandémie de la covid, le confinement et leurs conséquences ont fortement malmené tout le travail fourni. En effet, un certain nombre de productions n’ont pas pu être répétées. C’est notamment le cas de la nouvelle création du chorégraphe Damien Jalet – artiste associé de Chaillot – et du plasticien japonais Kohei Nawa, qui devait ouvrir la saison 20-21. Ce n’est que partie remise. Il faudra attendre l’automne 2021 pour découvrir la suite Vessel, leur première collaboration. Il en est de même pour l’ensemble des œuvres du projet Africa 20-20, entièrement décalé au printemps de l’année prochaine. Par ailleurs, comme toutes les institutions culturelles, nous avons dû annuler toutes les représentations à partir de la mi-mars. Il a donc fallu tenter de reporter une partie des spectacles dès septembre. Cela a été une vraie partie de Tetris®, l’objectif étant de ne pas toucher aux œuvres que nous avions déjà annoncées et programmées. Afin de ne léser ni les compagnies, ni les artistes, ni le public, on peut dire que nous avons surchargé la saison à venir, qui débutera exceptionnellement le 14 octobre.
Est-ce que cela a un impact sur l’économie du théâtre ?
Didier Deschamps : Bien évidemment. On joue très serré. Nous nous sommes engagés et nous avons payé tous les artistes et techniciens engagés sur les spectacles qui ont été annulés, ainsi que sur les pièces que nous produisons et qui étaient en tournée. Nous devrons bien entendu faire de même dans le cas des reprogrammations. Ce qui double nos charges. Il faut savoir que le fonctionnement du théâtre en ordre de marche est entièrement financé par les subventions que nous recevons. Par contre, tout le budget artistique est financé par nos recettes propres, soit en grande partie par la billetterie, les tournées, les locations d’espace et le mécénat. Trois sources qui actuellement se sont quelque peu réduites. Nous allons donc devoir en 2021 faire très attention à nos dépenses. Toutefois, il est prévisible qu’il faudra au moins deux années pour revenir à un équilibre par rapport à l’ensemble des projets sur lesquels nous nous étions engagés.
Qu’en est-il des compagnies étrangères, qui pourront peu ou prou se déplacer et que vous aviez imaginé inviter en 20/21 ?
Didier Deschamps : nous avons pris le parti de ne pas les pénaliser et donc de ne pas supprimer leurs venues. Chaillot ouvrira sa prochaine saison avec des spectacles italiens. Je suis terrifié de voir dans le contexte politique actuel ce repli de nos frontières, tout particulièrement dans les domaines culturels. La diversité et le dialogue avec le lointain, avec l’autre, avec l’étranger sont absolument primordiaux et nécessaires. Si pour des raisons sanitaires, nous sommes obligés d’annuler certains spectacles, nous nous adapterons. Mais nous essaierons au maximum de promouvoir une programmation internationale.
La saison 20/21 s’intitule l’instant d’avant. Quelle en est la signification ?
Didier Deschamps : Pour être honnête, j’ai beaucoup hésité quand la covid est arrivée à garder ce titre. Il avait pour moi deux aspects que je trouvais intéressant de creuser. D’un point de vue purement artistique, on a tous vécu, quand on a fait de la scène, ce moment si particulier qui précède le début du spectacle. Tous les artistes, individuellement ou en groupe, développent une sorte de rituel pour gérer le stress, pour réunir les énergies, pour être dans une forme de communion avec les autres, de connexion avec la scène. Il me semblait important de mettre en avant ce moment de bascule, que nous avons décidé d’immortaliser avec des photos de Grégoire Korganow, que ce soit dans la brochure de saison, sur tous nos supports de communication, mais aussi certainement au cours de l’année sur les murs du théâtre. Pour cette série particulière, il a fait appel à la jeunesse et notamment aux élèves du Conservatoire supérieur de musique et de danse de Paris.
Par ailleurs, ce moment d’avant, c’est aussi une forme de traduction, d’énoncé, de ce qui est à l’œuvre dans beaucoup de créations que nous allons jouer à Chaillot. Je pense notamment au travail de Tatiana Jullien, qui présentera After, une pièce sur l’effondrement de nos modes de vie, de nos sociétés. Ce qui l’intéresse, comme tous les artistes, surtout féminines, qui ont pressenti cette catastrophe, ce n’est pas tant en faire le constat, mais surtout parler de la résilience, des nouveaux gestes, des nouveaux comportements notamment en danse qui vont découler de cet état-là, de ce choc-ci.
Par effet miroir, nous nous sommes aussi intéressés à ce que signifie l’instant d’avant pour le public. Et nous avons fait le constat que quand on a une pratique du spectacle, que ce soit conscient ou non, il y a un moment particulier qui se fait quand on rentre dans la salle, juste avant le début de la répétition. C’est souvent, à peine palpable, mais il y a un état qui change. Nous avons donc essayé de scénariser cela. Ainsi, pour le public curieux, nous proposons avant chaque spectacle de pouvoir profiter de situations particulières initiées par des artistes que nous avons sollicités. Il est aussi prévu de faire des instants d’après. Les spectateurs pourront ainsi poursuivre leur soirée.
N’avez-vous pas peur que l’on pense à une saison avant covid ?
Didier Deschamps : Je ne crois pas. Nous avons tout mis en place pour expliciter au mieux notre démarche. Par ailleurs, l’instant d’avant, pour le théâtre de Chaillot, a aussi un autre sens. En 2020, à l’automne, nous passons un siècle. Il y a cent ans, en novembre 1920, le premier théâtre populaire était créé par Firmin Gémier. Il était donc important pour nous de le signifier, sans imaginer pour autant faire une commémoration spécifique. Il nous semblait plus judicieux de dire que nous sommes juste l’instant d’avant un nouveau siècle, qui est le moment que nous vivons maintenant.
Quels sont les grands moments de la saison à venir ?
Didier Deschamps : Il y en a plusieurs évidemment. Toutes les propositions ont leur intérêt, leur richesse, mais il y en a bien sûr qui résonnent plus intensément. En tant qu’individu, je suis particulièrement sensible aux œuvres qui s’inspirent du pouls du monde, qui tentent d’entrer en résonnance avec lui. Ce qui me touche et m’excite énormément en tant que directeur du lieu, c’est qu’on a souhaité cette année affirmer des positions. Nous avons tenu à continuer à mettre en avant une de nos postures identitaires qui est que le monde vient à Chaillot. Je crois énormément à la vertu du partage, de la découverte du dialogue avec le lointain, l’étranger. Comme je l’ai déjà annoncé, un peu plus tôt, nous allons ouvrir la saison avec les Scènes d’Italie, qui regroupent les spectacles de Salvo Lombardo et de la compagnie AterBalletto. Un peu plus tard dans la saison, nous aurons les Scènes d’Inde, où il sera possible de découvrir le travail commun des chorégraphes Aakash Odedra et Hu Shenyuan, ainsi qu’un spectacle très Bollywood porté par le Navdhara India Dance Theatre. Au printemps, ce sera le temps des Scènes d’Afrique dans le cadre d’Africa 20-20, où nous présenterons une œuvre de Danielle Gabou et une autre de Robyn Orlin. Et enfin, nous clôturerons ce tour du monde avec les scènes d’Australie qui réuniront sur plusieurs soirées l’Australian Dance Theatre, la Stephanie Lake Company et la troupe de Jo Lloyd. Ces voyages chorégraphiques rythmeront la saison.
Quelles sont les grandes lignes de votre programmation ?
Didier Deschamps : En tant que théâtre national, nous devons conjuguer diversité et nouveauté. Chaque année, nous faisons en sorte, qu’environ la moitié des troupes invitées ne soient jamais venues à Chaillot. Cela permet de découvrir de nouvelles choses, de nouveaux courants, tout en pouvant, grâce à la moitié des compagnies invitées, de suivre l’évolution d’un auteur, d’une œuvre, d’un répertoire qui s’inscrit dans le temps. D’ailleurs, la saison à venir, nous avons programmé des propositions très intéressantes qui ont pour socle de création le répertoire. C’est notamment le cas des deux nouvelles créations de Dominique Lebrun, qui seront présentées lors d’une même soirée. S’intéressant à la figure de Nijinska, la sœur du célèbre Nijinski, elle revisite Noces et Boléro – un solo dansé par François Chaignaud. Dans cette veine, Angelin Preljocaj montera en décembre sa variation sur le Lac des Cygnes. D’une certaine manière, 10 000 gestes de Boris Charmatz, présenté dans le cadre du portrait que lui consacre cette année le Festival d’Automne à Paris, et qui se jouera dans nos murs en novembre, s’inscrit dans cette même mouvance.
Souvent la danse, tout comme le cirque, sont considérés comme le parent pauvre de la culture. Qu’en pensez-vous ?
Didier Deschamps : C’est une réalité. L’analyse que j’en ai, c’est que la danse est éternellement moins bien considérée que les autres formes de spectacle. L’art et la culture sont vraiment un secteur qui n’est pas regardé comme vital à notre société. Alors que bien évidemment, il est essentiel à toute société, sauf que cela ne se traduit pas en acte. En interdisant la pratique, l’exercice de notre art, tout en maintenant le régime intermittent et les subventions, il y a une contradiction de taille. Cela reflète à mon sens une certaine ignorance de ce que nous sommes. Quant à la danse, elle passe toujours après les autres. C’est pour cette raison que le 16 septembre nous organisons avec le Syndeac, une journée qui réunira chorégraphes et danseurs, afin de réfléchir ensemble à notre métier. Puis le 21 novembre, en collaboration avec New Tank Culture, nous faisons une journée intitulée Rassemblement, dont l’objectif est d’interpeller le politique sur l’absence de considération et d’ambition pour le secteur chorégraphique.
Plus profondément que cela, dans notre histoire judéo-chrétienne, le corps est éminemment politique, par son dressage, par ses échappées, par ce qu’il a d’incontrôlable. Il est le lieu d’infinies stratégies. De toujours, toutes les sociétés tentent de le contrôler. La meilleure manière d’avoir prise sur lui, c’est de l’empêcher, de le masquer. On le prive de toute sensibilité, de toute intimité.
Entretien réalisé par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Théâtre nationale de la Danse de Chaillot –Direction Didier Deschamps
1, Place du Trocadéro
75008 Paris
Crédit portrait © Agathe Poupeney et crédit photos Grégoire Korganow