S’emparant, avec une épure clinique, de la dernière tragédie du dramaturge britannique Dennis Kelly, Girls and Boys, Chloé Dabert plonge dans les méandres du cerveau anesthésié d’une mère confrontée à la pire des douleurs, celle de la perte de ses enfants. Sans fioriture, elle s’appuie juste sur le jeu acéré de sa comédienne Bénédicte Cerutti et signe un spectacle glaçant.
Il y a des textes qui secouent, qui troublent, qui tétanisent, tant la nature humaine est dépeinte dans toute sa complexité, son horreur, sa noirceur. L’auteur britannique, Dennis Kelly, en a fait sa marque de fabrique. Observateur du monde, de la société, il dissèque avec une précision chirurgicale les sentiments, les ressentis, les émotions. Plume ciselée, tranchante, il entraîne imperceptiblement ses personnages, des individus sans histoire, vers une vertigineuse et fascinante descente aux enfers.
Récit de femme
Sa dernière pièce ne déroge pas à la règle. Tout commence par un coup de foudre dans un aéroport. Après s’être éteinte – vie amoureuse sans saveur et travail sans intérêt, une jeune femme décide de se réveiller au monde. Elle ne s’épargne pas, lâche la bride à la bien-pensance. En escale en Italie, elle tombe sous le charme d’un homme quelconque, mais qui par ses manières la séduit. C’est le coup de foudre. Ensemble, il file le parfait amour, tout semble leur réussir. Côté boulot, côté cœur, tout est au beau fixe, chacun encourageant l’autre à se dépasser, à être meilleur.
Les fantômes d’une famille bien sous tous rapports
Deux enfants, une petite fille et un petit garçon, viennent agrandir la famille. Elle excelle dans son job. Pourtant, des petites fêlures, presque imperceptibles, viennent émailler son idyllique récit. Elle ne comprend pas toujours son époux. Elle lui prête d’autres sentiments, d’autres intentions. Le doute s’installe. Petit à petit, tous les éléments du drame à venir se mettent en place. Dans l’ombre, sans crier gare, la tragédie dans toute son horreur, sa violence, s’apprête à bondir laissant abasourdi le public.
Fidélité textuelle
Pour son premier rendez-vous avec le public rémois, la nouvelle directrice de la Comédie de Reims ne pouvait trouver pièce plus percutante que Girls and Boys. Fidèle à ses premières amours, Chloé Dabert succombe donc pour la quatrième fois à l’écriture de Dennis Kelly. Elle s’en saisit avec une gourmandise retenue. L’enjeu était de taille d’autant que l’an passé Mélanie Leray a monté ce même texte au théâtre du Petit-Saint-Martin. Auréolé du Molière du Seule-en-scène et du prix Laurent Terzieff décerné par le Syndicat professionnel de la critique Théâtre, Musique et Danse, le spectacle porté par l’extraordinaire Constance Dollé a marqué les esprits.
Une mise en scène astringente
En lien avec l’auteur et s’attachant aux mots, ainsi qu’à sa propre vision de ce drame familial, Chloé Dabert signe une mise en scène résolument glaçante. Pas question ici de faire du bon sentiment avec le malheur d’autrui, mais bien de maintenir le spectateur sur la corde raide. Prenant le parti de se placer longtemps après la tragédie, elle esquisse le portrait d’une femme sur le chemin de la résilience. Totalement ankylosée par la tragédie, cette mère, à qui ont été arrachés brutalement les enfants, survit à peine. Plus rien de semble l’attendre, ni les souvenirs, ni la présence fantomatique de ses enfants. Elle n’a plus de larmes, plus de colère. Elle débite son histoire, n’essaie aucunement de lui donner du relief. Ce n’est pas nécessaire, tout est dans la crudité des mots.
Une comédienne habitée
Dans un décor neutre fait d’acier, imaginé par Pierre Nouvel, Bénédicte Cerutti est cette femme à l’arrêt. Sa présence suffit. Sa voix gouailleuse donne le peu d’émotion qui conduit insidieusement à l’uppercut final. Rien de superflu, juste une comédienne épatante, une mise en scène épurée, et le nouveau drame de Dennis Kelly est là, palpable, odieusement banal.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Reims
Girls and Boys de Dennis Kelly
Comédie de Reims
Atelier
13 rue du Moulin Brûlé
51000 Reims
Jusqu’au 9 juillet 2020
Durée 1h40
Mise en scène de Chloé Dabert assistée de Mathieu Heydon
Avec Bénédicte Cerutti
Scénographie, vidéo de Pierre Nouvel
Lumières de Nicolas Marie
Son de Lucas Lelièvre
Régie générale d’Arno Seghiri
Costumes de Marie La Rocca
Crédit photos © Victor Tonelli