Dans un village perdu où il n’y a maintenant plus qu’un coiffeur, une épicerie, une église et un cimetière, vit une femme. Elle a été serveuse il y a longtemps, puis fermière.
Dans la laiterie, aujourd’hui délabrée, elle faisait du beurre. Elle tuait les poules de ses mains. Une vie. La ferme s’est arrêtée, le mari est mort. Désormais il n’y a que la femme et les murs qui se souviennent. À chaque fois que je la vois elle me demande ce que je fais dans la vie. Je lui réponds – « Comédien ». Vient alors la même question – « Et tu arrives à gagner ta vie comme ça ? »Cela m’amuse qu’elle ne comprenne pas.
Une fois elle m’a demandé de lui montrer mes mains. Cela m’a surpris. Un court instant elle les a prises dans les siennes, les a regardées, puis a dit de manière définitive – « Ça se voit qu’elles n’ont pas travaillé ». J’ai senti une pointe de déception et en même temps de fierté dans sa voix, comme si elle me disait que nous ne vivions pas dans le même monde. C’était vrai, mes mains n’avaient pas travaillé comme les siennes. J’ai ressenti de la joie. La joie d’avoir pu choisir ce chemin-là. Personne ne l’avait fait pour moi. Ma prof de philo nous disait – « On a toujours le choix ». Cette phrase me revient souvent à l’esprit.
Un être humain, des milliards d’êtres humains.
Debout entre le ciel et la terre.
Des choix, des milliards.
7,7 milliards d’individualités, de chemins, des milliards de choix possibles.
N’est-ce pas nos choix individuels qui déterminent le monde dans lequel on vit ?
J’ai choisi cette vie et je ne le regrette pas.
Garçon j’avais les cheveux en pétard – mes parents et moi avions abandonné depuis longtemps l’idée de me coiffer – et je portais souvent des fringues beaucoup trop éloignées de la mode de la cour de récrée pour pouvoir prétendre à une quelconque reconnaissance de mes pairs, du moins stylistique. J’avais l’impression qu’il y avait un truc qui merdait dans ma programmation interne. Je me sentais totalement en décalage, à côté de la plaque. Je n’avais pas canal + en clair et je n’aimais pas jouer au foot, je me disais que les choses partaient mal. Je faisais quand même du judo mais je n’avais pas du tout envie de me bagarrer sur le béton défoncé du collège. Je préférais clairement les randonnées à cheval qu’il pleuve où qu’il vente au milieu de la forêt. Mais j’avais découvert le théâtre plus tôt, en primaire, et cela m’attirait. J’ai continué, je sentais que là se passait quelque chose d’important. Je pouvais faire le choix d’être moi.J’ai compris plus tard, que j’avais trouvé un endroit où la particularité, l’originalité, la folie, étaient reconnues, précieuses et protégées. Pour moi le théâtre c’était d’abord une grande salle de sport vide où on devait faire l’algue pour s’échauffer et cela nous amusait beaucoup. Le collège était désert, il n’y avait que nous. Le choix était fait.
Le soleil va bientôt disparaître. La femme aux mains calleuses est couchée depuis longtemps. 19h, c’est son heure. Elle dort beaucoup. Je ne sais pas où l’emmènent ses mémoires. Pense-t-elle à la vie de la basse-cour d’autrefois ? L’a-t-elle oubliée ? Ses gestes restent précis quand elle épluche une poire. Ses genoux lui font mal parfois. Elle me dit qu’elle fait encore tout, toute seule, qu’elle se réveille à 8h, qu’elle aime son lit et ne regarde pas la télé le soir. Dehors les premières étoiles apparaissent, veillent sur elle, comme elles l’ont toujours fait. On dit que l’on peut voir la lumière venant d’étoiles bien que mortes depuis longtemps. C’est vertigineux. Je devais avoir 7 ans, je regardais le ciel et j’essayais d’imaginer la Terre dans l’espace avec le Soleil et les autres planètes. J’en suis tombé par terre tellement ça m’a donné le vertige. La vie est ici. Une ambulance qui passe, un orage, une ampoule qui grille sans prévenir, le vent sur la peau, une blague qui tombe à l’eau, une porte qu’on se prend en pleine face, le grain d’une voix qu’on reconnaît. On trébuche, on se relève. Un mur. Une porte. Une fleur. Des voix. Le calme soudain au détour d’une rue. La danse. Le feu. Le feu. Le feu.
Cette femme, c’est son anniversaire dans quelques jours,alors avec un peu d’avance : Bon anniversaire mamie ! 94 étés c’est quelque chose.
Je voulais aussi partager un texte de Par les villages de Peter Handke qui me touche beaucoup. C’est un extrait de la dernière tirade de Nova, qui clôture la pièce.
Vous, gens d’ici, c’est vous qui êtes compétents. Vous n’êtes ni inquiétants ni monstrueux, vous êtes insaisissables et inépuisables. Ne vous laissez plus raconter que nous sommes inaptes à la vie, les stériles d’un temps dernier ou tardif. Repoussez avec indignation l’éternel couplet d’être né trop tard. Nous sommes de naissance égale. Ici nous sommes aussi proches de l’origine que jamais et chacun de nous est destiné à conquérir le monde. Le temps de la vie ne doit-il pas être l’épisode du triomphe ? Exister doit être un triomphe ! Peut-être n’y a-t-il plus d’endroits sauvages, mais le temps : toujours sauvage et neuf, demeure. Sans cesse ça redevient sérieux. Le tic-tac de fer-blanc des pendules n’a aucun sens. Le temps c’est cette vibration qui vous aide à traverser ce maudit siècle et c’est aussi la voûte de lumière de la survivance. Seuls les gens sans regard croient que c’est une image. Temps, je t’ai ! Gens d’ici, oubliez la nostalgie des lieux saints et des années saintes. La vaste sainteté du monde est avec vous… Vous êtes et ça, c’est une date. Agissez en conséquence. Et cessez de vous ronger pour savoir s’il y a Dieu ou Non-Dieu : l’un donne le vertige à en mourir et l’autre tue l’imagination et sans imagination aucun matériau ne devient forme : c’est elle le dieu juste. Percevoir et donner consistance à la forme guérit la matière !
Peter Handke
Antoine Ferron, comédien
Joueurs, Mao II et Les Noms de Don DeLillo, mise en scène de Julien Gosselin
2666 de Roberto Bolaño, mise en scène de Julien Gosselin
Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq, mise en scène de Julien Gosselin
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