Nommée aux Molières 2020 dans la catégorie révélation féminine, Elodie Menant se glisse avec une gouaille et une présence incroyable dans la peau de la sulfureuse comédienne Arletty. Co-auteure du spectacle musical, la jeune femme explose littéralement sur scène et révèle une plume fine et enlevée. Une rencontre sous des cieux pailletés.
Quelle aventure ce spectacle ! Comment l’idée est-elle née ?
Elodie Menant : Elle commence par une rencontre inattendue, Camille Bardery m’invite à l’anniversaire d’Eric Bu, que je ne connaissais pas et avec lequel je sympathise. Après la fête, on se donne rendez-vous sur les bords de Seine pour faire plus ample connaissance, et nous voilà en train de deviser à Paris Plage. On parle d’écriture cinématographique, sa spécialité et d’écriture théâtrale, vers laquelle il n’osait aller. J’émets alors l’idée d’écrire une pièce ensemble. Deux jours plus tard, il me rappelle et me dit “Banco, j’accepte ta proposition”. J’étais ravie, car j’adore le travail d’équipe !
Pourquoi Arletty ?
Elodie Menant : Eric voulait que je joue dedans, donc il fallait trouver un personnage, une histoire qui m’allait. Je lui parle de la pièce que j’avais commencée sur Adrienne Bolland, la première aviatrice à avoir franchi la Cordillère des Andes, et je lui explique que cette femme avait une gouaille à la Arletty. Il retient ce nom devenu légende. De mon côté, je me suis souvenue qu’au cours Florent j’avais étudié tous les films des années 1950, avec Arletty, Jean Gabin, Danièle Darrieux et Gérard Philipe. Et un jour, on s’envoie un texto en même temps avec inscrit dessus : Arletty ? Le synchronisme de notre pensée a fait que l’on a regardé de plus près qui elle était. Au début, Eric était un peu dubitatif, mais après avoir fait des recherches biographiques, il a senti la faille, la fragilité, l’humanité de cette femme dont le parcours troublant le questionnait. Arletty est complexe, ambigüe, elle possède une répartie jouissive, un caractère affirmé, et assume certains comportements plutôt dérangeants. C’était une femme qui prônait sa liberté, qui voulait aimer les hommes, les femmes, son Allemand, sans rien cacher. On ne voulait pas la juger, mais juste retracer sa vie. On la confronte à ce qu’on a pu lui reprocher et on entend ses réponses. Ce qui permet à chacun d’avoir son avis et surtout de se demander où placer les limites de notre liberté, de redéfinir la responsabilité individuelle. Vaste chantier !
Pourquoi avoir choisi la forme du musical ?
Elodie Menant : C’est plus Eric qui a eu l’idée des chansons et cela allait dans le sens de mes envies. Je rêvais de chanter et de danser sur scène. J’ai fait 16 ans de danse classique et continue les cours de chant. Arletty ayant connu les années folles, chanté dans les cabarets, le contexte était idéal pour insérer chorégraphies de charleston et chansons d’époque.
Pourquoi ne mettez-vous pas en scène le spectacle ?
Elodie Menant : Parce que je n’aime pas jouer et mettre en scène en même temps. J’aime être dirigée par un regard autre que le mien, il n’y a rien de mieux pour aller vers des zones de jeu inexplorées. Pendant un temps, j’avais décidé de mettre en scène au lieu de jouer Arletty, Eric acceptait, mais était déçu. J’avais proposé le projet à Barbara Schulz qui avait aimé la pièce, mais n’était malheureusement pas disponible. Puis, un directeur de plateau de doublage m’a « engueulée » et m’a fait comprendre qu’il fallait que je joue le rôle d’Arletty, parce que c’était moi ! Electro-choc, je suis revenue sur ma décision. J’ai alors réfléchi à un metteur en scène et est apparue comme une évidence Johanna Boyé. J’aimais son travail et son univers. Des amis, qui avaient travaillé avec elle, m’en avaient dit beaucoup de bien. Je sentais qu’on allait avoir la même énergie. Nous nous sommes rencontrées après sa lecture du texte et l’aventure a démarré. Mon intuition était la bonne ! Elle a été remarquable.
Et vous créez le spectacle en Avignon en 2018…
Elodie Menant : Avant de jouer à Avignon, on avait fait une lecture à Myriam de Colombi du Théâtre Montparnasse. Elle avait beaucoup aimé, mais préférait attendre de voir la pièce pour s’engager. Elle est donc venue nous voir à Avignon et c’est là qu’elle nous a annoncés qu’elle nous programmerait, mais en janvier 2020. Fallait être sacrément patients ! On est alors retourné à Avignon en 2019 et grâce au premier festival, on a enchaîné les dates de tournée : Nouméa, Hong-Kong, La Réunion et la métropole bien sûr ! Ça a été intense et réjouissant. Les deux éditions d’Avignon ont très bien marché. Ce qui est agréable à Avignon, c’est le rapport de proximité avec le public. On le croise dans la rue et il nous donne son ressenti. Sur tous les spectacles que j’ai montés avec ma compagnie, celui-ci me surprend par le nombre de personnes qui reviennent voir la pièce, pour certaines c’est leur 3e ou 4e fois ! L’engouement est vraiment fort ! C’est incroyable !
En parlant du public, sa variété, des jeunes, des vieux, m’a étonnée… Une partie de la salle ne devait même pas savoir qui était Arletty !
Elodie Menant : Le défi était justement là, donner envie aux gens de venir voir notre spectacle ! Ceux qui adorent Arletty, allaient venir, c’était certain, mais ils sont une minorité. Il y a ceux qui connaissent Arletty, mais qui ne l’aime pas la cataloguant de collabo. Et puis les autres, pour qui la vie d’une comédienne n’est pas un sujet intéressant. Donc il fallait être subtil sur la communication, qu’on comprenne que ce spectacle dépasse la simple biographie, qu’on connaisse Arletty ou non, le spectacle demeure passionnant, il raconte le parcours d’une femme partie d’un milieu modeste et qui a cherché, toute sa vie à s’épanouir et ce, malgré ses blessures et ses traumatismes d’enfance. Au final, toutes les générations adorent la pièce car elle est virevoltante, il s’y passe tellement de choses ! Les trois comédiens qui jouent avec moi – Céline Espérin, Marc Pistolesi et Cédric Revollon – sont des génies, ils incarnent à eux seuls 33 personnages avec une justesse et une précision extraordinaires ! On a 45 costumes (de la fée Marion Rebman), on enchaîne les scènes et les changements de costumes avec une grande vélocité, les garçons ont un numéro de claquettes, on a tous un passage dansé sous la houlette de Johan Nus, chorégraphe que j’adore. Tout est jouissif à regarder. On est vraiment au spectacle !
C’est aussi une page d’histoire !
Elodie Menant : On traverse tout le XXe siècle. On nous le dit souvent : “C’était formidable, j’ai appris tellement de choses !” On traverse la Première Guerre mondiale, les années folles, la Seconde Guerre mondiale, l’après-guerre ! Les générations un peu plus âgées qui connaissent ces époques-là, sont nostalgiques et éprouvent un grand plaisir à tout revoir et les plus jeunes découvrent ce qu’ils n’ont pas connus et ça leur plaît beaucoup. Tout le monde y trouve son compte.
Comment incarner un tel personnage sans tomber dans l’imitation, voire la caricature ?
Elodie Menant : Je me suis mise une grosse pression, parce que je savais qu’on allait m’attendre au tournant ! Ce qui m’intéressait ce n’était pas tant l’accent, c’était son énergie. Il fallait réussir à comprendre par quel biais elle s’exprimait. C’était quelqu’un de posé, qui avait une certaine façon de se tenir, avec souvent les épaules en avant. J’ai décortiqué son corps, sa tenue, sa gestuelle. Et puis, il a fallu trouver d’où lui venait sa répartie. Je l’ai scannée de l’intérieur, j’ai cherché à comprendre son moteur. Les gens qui l’ont connue m’ont dit qu’ils avaient eu l’impression de la voir sur scène. Ce qui est le plus beau compliment. Pourtant, si on me met à côté d’elle, c’est sûr que cela n’a rien à voir. Et puis il y a ce parcours que l’on raconte qui va de son enfance à la vieillesse. Donc, j’ai effectué un travail sur l’évolution de la voix et du corps au fil du temps. J’adore tout ce qui est lié au physique. L’interprétation ce n’est pas seulement des intentions, de l’intellect, ce qui est fastidieux et ennuyeux. J’aime que cela passe par une exploration physique.
Et arrivent les nominations aux Molières, révélation pour vous, meilleur spectacle musical et pour Céline Espérin le second rôle…
Elodie Menant : Je n’ai pas le sentiment de faire quelque chose d’exceptionnel. Je m’amuse, je fais ce que j’aime et j’essaye de le faire le mieux possible, avec sincérité. Je me suis beaucoup investie pour vivre de ce métier, en créant ma compagnie. J’ai eu des moments difficiles, j’ai pris des risques. C’est une belle récompense, je ne me suis pas battue pour rien. Il me reste encore beaucoup de choses à explorer. La nomination du meilleur spectacle musicale est celle qui m’a fait le plus plaisir, parce qu’elle récompense toute l’équipe. On a beaucoup travaillé, tout est calé au millimètre près, changement de décors, de costumes, des petits détails techniques pour que cela s’enchaîne bien, les lumières de Cyril Manetta sont très précises et dessinées. C’est toute une organisation ! Cela a été un véritable travail d’équipe. J’aurais aimé que chaque comédien ait sa nomination ! Je suis ravie que Céline soit nommée. Et je trouverais ça juste qu’il y ait un Molière de la meilleure création musicale, le son, les musiques ont tant d’importance, Mehdi Bourayou a effectué un travail formidable sur ce spectacle, il nous accompagnait tous les soirs au piano à Paris.
Le confinement arrive en pleine exploitation et succès…
Elodie Menant : On a appris qu’on ne jouerait plus le vendredi 13 mars ! Ce fut une drôle de journée. Le matin, je pensais que j’allais aller jouer le soir et finalement non. On s’est tous appelé en se disant : mince, c’était notre dernière hier et on ne le savait même pas ! On a encore toutes nos affaires dans les loges. Tout s’est figé d’un coup, c’était particulier. Après personnellement, cela m’a fait du bien. Car depuis Avignon 2019, j’ai enchaîné sans faire véritablement de pause. Et avec Johanna, on préparait également notre prochaine création que l’on devait monter cet été à Avignon. Dans ma tête, c’était un peu comme un flipper et je sentais que je peinais à tenir le rythme. Et bien, le confinement m’a imposé le repos sans culpabilité ! J’ai repris du temps pour moi et puis je suis repartie sur tous les projets sur lesquels je m’étais engagée et que je ne pouvais plus assumer, comme une pièce coécrite avec Aliocha Itovitch et Julia Dorval et une autre avec Gaston Ré. Cela m’a permis de retrouver le goût et le plaisir de l’écriture.
Et l’après pour Arletty ?! Vous deviez refaire Avignon pour la 3e fois !
Elodie Menant : Aucune idée de ce qu’il va se passer. Je sais que le théâtre du Petit Montparnasse serait intéressé par une reprise, mais je ne sais pas si cela sera possible. On a des dates de tournée qui commencent normalement à partir de septembre. J’avoue ne pas avoir osé trop embêter Thibaud Houdinière, notre co-producteur et diffuseur, pour lui demander où on en était, car tout change tellement rapidement actuellement ! Et je me dis que je serais au courant au moment où les choses se décanteront.
Propos recueillis par Marie-Céline Nivière
Est-ce que j’ai une gueule d’Arletty ? De Eric Bu et Elodie Menant
Création au Festival d’Avignon le OFF – Théâtre du Roi René
Reprise au Théâtre Montparnasse
Mise en scène de Johanna Boyé assistée de Lucia Passaniti
Avec Elodie Menant, Céline Esperin, Marc Pistolesi, Cédric Revollon
Décor d’Olivier Prost
Lumières de Cyril Manetta
Chorégraphie de Johan Nus
Costumes de Marion Rebmann assistée de Marion Vanessche
Création perruque et moustache : Julie Poulain
Crédit photos © DR et © Olivier Barjon