Situé sur le Vieux-Port de Marseille, le Théâtre de la Criée, sous l’impulsion de sa directrice, Macha Makeïeff, a rouvert depuis le 2 juin. La vie revient dans ce lieu emblématique de la cité phocéenne. Réouverture du restaurant, reprise de répétitions et d’activités pour les enfants démunis, pour un été qui se veut festif et culturel malgré la crise. Volontaire, la metteure en scène s’engage pour une rentrée forte, ancrée dans le territoire.
Comment se passe la réouverture de la Criée après deux mois de confinement ?
Macha Makeïeff : Après avoir lu, le 28 mai dernier, les mesures d’Édouard Philippe et du Ministère de la Culture, j’y vois un bon signal pour l’avenir proche de nos maisons. Tout avance. Toutefois, j’estime qu’il faudra du temps pour ouvrir le théâtre dans les vraies conditions. Clairement, si l’on doit appliquer les règles et injonctions du jour et les préconisations du rapport Bricaire, il est impossible en l’état de présenter nos spectacles. Pas question de transformer La Criée en grande infirmerie ou en dispensaire, de dénaturer le génie relationnel du théâtre. De plus, si je devais accueillir des spectacles aujourd’hui, en respectant à la lettre les recommandations sanitaires, la jauge serait réduite à 16 %. La Criée m’a été confiée et je ne vais pas la fragiliser financièrement en quelques mois. Je vise donc septembre pour le début des représentations avec la nouvelle programmation 20/21. Je pense que d’ici là, les réglementations sanitaires se seront assouplies. On ouvrira alors les deux salles pour de très beaux spectacles et concerts selon le rituel millénaire du théâtre, s’assoir à côté d’un anonyme et dans la bienveillance. Dans ce cas-là, oui, tout sera à nouveau possible. Nous le souhaitons tant. Dans le cas inverse, je travaille avec mes équipes à un projet alternatif, plutôt joyeux, mais très différent que je suis en train d’imaginer et qu’il faudrait financer. On est actuellement sur un chemin de crête, cela demande une vraie vigilance. L’important, c’est l’instant, c’est le présent : depuis quelques jours, des ateliers sont ouverts pour transmettre la pratique artistique et donner la part d’imaginaire à celles, ceux qui en ont été le plus privés. Ateliers en (petits) groupes de 10 et avec toutes les précautions imposées ; artistes rompus à la transmission artistique, et ici et là des solos de danse ou de cirque, de violoncelle ou d’accordéon… Sur scène, la « Magie du plateau » et ses artifices, présentée par nos régisseurs, passerelle vers les métiers du théâtre. Une exposition est en cours dans le Nouveau hall. La billetterie, ainsi que le restaurant Les Grandes Tables sont ouverts. Nos partenaires comme Marseille-Concerts sont présents, et avec le soutien de Marfret. La vie s’insinue en douceur dans notre théâtre sur le Vieux-Port !
Suite à l’arrêt brutal et l’annulation de nombreux spectacles, en reprenez-vous certains sur la saison à venir ?
Macha Makeïeff : Reprendre mais pas la saison prochaine, celle d’après, car la programmation 20/21 est dense. Et il faut les meilleures conditions de montage et d’accueil pour les compagnies, pour les artistes. Un temps qui n’est pas compressible car nous voulons toujours les conditions optimales… Pas d’à-peu-près. Nous visons l’excellence et le plaisir de bien accueillir public et artistes.
Toutefois, il est proposé à des artistes divers, ou des élèves du Conservatoire, d’investir le Nouveau hall pour des performances et des arts visuels, des Invasions. Nous aimons les surprises, les décalages qui font partie intégrante de ce que doit être l’art vivant que nous défendons. Être inventifs plus que jamais dans cette période étrange. Sortir de cette traversée par du lien, de l’imaginaire, de la joie.
Que contient votre programme estival pour les petits ?
Macha Makeïeff : L’opération « Rêvons au théâtre, été 20 » s’inscrit dans le cadre de nos collaborations avec neuf associations comme ADT Quart Monde, L’Ecole de la deuxième Chance, Môm’Criée etc. Des enfants, de jeunes adultes pour qui les deux mois de confinement ont été comme un trou noir d’art et de culture viennent pour partager et découvrir des pratiques artistiques.
L’aventure se prolongera tout l’été, théâtre, contes, images, musique, cirque, philosophie, arts plastiques, cinéma. Et ateliers du goût, avec notre cheffe si créative ! Nos artistes rompus à l’exercice sont sur le pont, enthousiastes ! Je projetais ces ateliers en 21-22… on anticipe ! C’est pour nous un vrai galop d’essai qui renouvelle et confirme le sens de nos missions à Marseille et dans le territoire. Tout restera joyeux. La période est sombre, il est question de fléau, proposons des contre-feux de plaisir.
Avec par exemple dès le 6 juillet et jusqu’au 9 septembre, 4 artistes, culinaires, 4 as de la table, qui viendront chaque soir aux Grandes tables de La Criée inventer sous nos yeux des repas étonnants…
Les répétitions ont-elles repris ?
Macha Makeïeff : Oui, deux spectacles se répètent qui auraient dû être créés au Festival d’Avignon en juillet, Le Jeu des ombres de Valère Novarina par Jean Bellorini dans la Cour d’honneur, soutenu par ExtrapôleSud, et La réponse des hommes de Tiphaine Raffier. La Criée et ses plateaux sont ouverts aux équipes artistiques. Cela fait partie du projet pour ce théâtre depuis le premier jour. Les plateaux y sont occupés environ 28 jours par mois. Accueillir et accompagner la création, les compagnies, est notre ADN, celui d’un Centre dramatique National.
Est-ce que vous avez une création à venir dans la saison prochaine ?
Macha Makeïeff : Je suis très favorables aux reprises. Nous présentons à nouveau cette saison Lewis versus Alice, créé à Avignon en juillet 19. En Mars prochain, avec sur scène Philippe Geslin, ethnologue et photographe, je vais monter le quatrième volet des Âmes Offensées, spectacles-voyages ethnographiques. Après les Massaï, les Soussou et les Inuits, nous proposons Les Hadzas, chasseurs-cueilleurs de Tanzanie et nous explorons, dans une traversée sonore, visuelle autour des carnets de terrain de Philippe, les rites et le génie de cette société étonnante qui vit en lien étroit avec la Nature depuis la nuit des temps. Les trois premiers spectacles ont été présentés au Musée du Quai Branly à Paris et en Suisse, avant de revenir cette saison à La Criée. Puis pour l’automne 21, je prépare Le Tartuffe de Molière… J’y travaille ardemment… Je finalise à ce jour pour France-Culture l’adaptation radiophonique de La Fuite ! une comédie fantastique de Boulgakov que j’ai montée en 2017 et que j’espère bien reprendre à La Criée, en tournée et à Paris. En parallèle, Trissotin et Lewis versus Alice repartent en tournée…
Le confinement a-t-il modifié votre regard sur le théâtre ?
Macha Makeïeff : L’expérience de l’empêchement est quelque chose d’essentiel pour les artistes. L’empêchement est un grand sujet notamment chez les dramaturges russes de tous les temps. L’artiste empêché pour des raisons d’arbitraire politique est un sujet d’aujourd’hui ; je pense à Oleg Sentsov, et à Kirill Serebrennikov que nous recevrons cette saison, à nombre d’écrivains et d’artistes dans le monde. Soutenons-les.
Un fléau, un virus, est un bien autre empêchement. C’est une expérience douloureuse parfois, frustrante mais aussi un ralentissement qui peut être fécond. Un temps d’échanges singuliers. S’est confirmée l’idée d’aller vers une économie durable du spectacle vivant, vraie réflexion nécessaire que je mène avec quelques alliés. Nous produisons des spectacles qui doivent tourner plus longtemps, se reprendre. Nous devons aider les compagnies que nous accompagnons pour permettre à leurs créations d’avoir une plus grande visibilité. Nous interroger sur cette frénésie perpétuelle ! Et si cette crise singulière, cette traversée bizarre, difficile, d’une pandémie, cette expérience du retrait, nous permettaient de tempérer quelque chose et de partager autrement et mieux ?
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Crédit photos © Olivier Metzger, © Tiia Monto – Wikimedia Commons, © OFGDA, © DR et © Christophe Raynaud de Lage