C’est un dimanche triste et gris de novembre. Un feu brûle dans la cheminée, donnant à l’appartement des airs de cocon ouaté, protecteur, de nid douillet et chaleureux. Le temps est à l’orage. Quelle idée ai-je eu de réserver une place pour un spectacle sur Proust en fin de journée ? Rien n’incite à sortir, ni le vent qui fait trembler les vitres, ni les gros nuages noirs qui obscurcissent l’horizon.
Je me suis engagé. Trop tard pour me défiler. La troupe est jeune. Je sors de ma léthargie et me prépare. Après avoir vérifié l’horaire et le lieu, m’être couvert pour affronter le froid de l’automne, je fonce à l’arrêt de bus. Musique pop dans les oreilles, livre à la main, je rêvasse, regarde les immeubles, les gens dans la rue. Arrivé à bon port, devant la porte de ce petit théâtre, situé dans une rue étroite, je me glisse dans l’accueillant foyer. Plusieurs personnes sont déjà là à attendre que les portes de la salle s’ouvrent. Je suis un peu inquiet, Proust n’étant pas ma tasse de thé. J’aime l’atmosphère surannée qui se dégage de ses œuvres, moins la prose. Je n’ai pas encore trouvé le moment propice, l’instant magique pour m’y plonger, être touché.
Le spectacle commence. C’est une revisite contemporaine du premier tome d’A la recherche du temps perdu. Derrière une sorte de paravent fait de faux roseaux, elle apparait, irradiante, flamboyante. Elle attire le regard. Sa voix grave envoûte, sa présence à quelque chose de l’ordre de merveilleux. Jouant les cocottes, les précieuses, elle nous entraîne dans ce monde de faux semblants, de non-dits qu’est la grande bourgeoisie du XIXe siècle. On s’y love, s’y vautre, invité par les autres comédiens à participer, à être partie prenante de l’aventure théâtrale.
La passion l’emporte sur toute autre considération. Loin de Paris, de la pluie, des sarcasmes d’une société qui se juge à l’aune de ses richesses, la vie semble douce dans cette balade mondaine et champêtre Du côté de chez Swann. On se prête à rêver, d’un autre monde. Bien qu’enchanteresse, obscur objet de désir, Mademoiselle M nous rattrape et nous ramène au théâtre. Le moment est passé, intense, passionnant. Le lien, entre elle et moi est fugace, éphémère. Résistera-t-il à la critique, au temps qui passe, à sa vie de comédienne en tournée, à ma vie de journaliste allant d’une pièce à un autre ?
Quelques mots sont échangés via les réseaux sociaux. Chacun suit de loin, les aventures de l’autre. Les mois passent. Les années. La course effrénée de nos existences a pris le dessus. Il faut attendre Avignon pour se retrouver par le plus grand des hasards. Délicieuse demi-mondaine, elle reprend son personnage avec fougue et passion. Dans la jungle des 1500 spectacles du OFF, je n’avais pas vu passer l’info. C’est en passant devant le théâtre où elle joue tous les soirs qu’on se croise réellement pour la première fois. L’occasion aussi de faire la connaissance avec les autres artistes de la troupe, tous sympathiques, avec le metteur en scène, un garçon vibrant, fascinant. Mais Monsieur N c’est une autre histoire, un autre conte.
Régulièrement, nous nous retrouvons, papotons, buvons un verre, ou deux. Il y une connexion, une connivence. La nature charnelle, captivante, capiteuse de Mademoiselle M est d’une rare force. Les mots, les discussions n’ont rien de factice, de vain. Ils donnent à cette relation amicale une richesse, un ciment. L’été passe. L’attache s’est renforcée. L’envie de partager de nouvelles aventures, de la découvrir dans d’autres rôles.
Muse de Monsieur N, elle lui inspire une épopée intimiste. Je retrouve ce duo artistique dans un galerie d’art des bords de Seine. Elle n’a rien perdu de sa superbe, de sa lumière intérieure. Elle porte le texte, le fait vibrer, lui donne corps, sang et muscles. Les mots semblent faits pour elle. C’est si rare cette adéquation, cette communion. Les images défilent. Bien loin de la grisaille, du quotidien, on plonge dans ce récit de migrants, de lutte contre l’intolérance, contre l’indifférence.
Le silence plane. Le petit nombre de privilégiés invités à ce moment de théâtre d’appartement reste sans voix. Il faut un peu de temps pour se remettre. L’interprétation autant que la pièce ont secoué ce petit monde, ébranlé certaines certitudes, redonné foi en une possible humanité.
Le moment est venu d’échanger à nouveau. Les mois passés ne semblent avoir été que des heures. La connexion est toujours là, toujours aussi troublante, touchante. La promesse d’un nouvel Avignon est évoquée. Le virus n’a pas encore fait des ravages, n’a pas atteint les frontières européennes. Il n’est qu’un ennemi lointain. Toutefois, et c’est une conviction profonde. Mademoiselle M, Monsieur N, chacun à leur façon, sont là présents dans mon univers de rêverie, dans le monde d’art vivant que je me suis construit. Ils l’éclairent, lui donnent sens.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Crédit photos © Scan Art et © OFGDA