Confinée.
Adjectif qui signifie enfermée. Je ne me sens pas enfermée. Je me sens comme plongée dans de la ouate, après avoir fumé 12 joints. Et ça fait 6 semaines que ça dure. Est-ce un des effets secondaires du virus ?
En Belgique, nous sommes les inventeurs du surréalisme, au pays de Magritte, rien ne semble bien réel. En temps normal, je vis déjà un peu au pays des bisounours, sans drogue, sans virus… Depuis quelques semaines j’ai atteint un pays qui n’existe pas, ou l’on ne parle de plus rien d’autre que d’une épidémie mortelle, de masques et de gel antibacterien, ou la distanciation a remplacé une embrassade, un serrage de main. Le temps s’est arrêté, le monde s’est arrêté. Il n’y a plus rien…. Sauf un pangolin qui a le pouvoir d’arrêter de faire tourner le monde.
Je me demande quand nous pourrons parler d’autre chose ? Combien de temps peut durer une conversation sans que nous évoquions le pangolin ? C’est fou le pouvoir de cet étrange animal. Il est aussi puissant en Inde qu’en Hollande et parle toutes les langues. Comment ne pas vivre au pays du surréalisme ? C’est une question de survie.
En parlant de survie : en Belgique comme en France, il semblerait que nos dirigeants aient oublié que ce qui nous permet de survivre depuis le début de ce confinement c’est le pouvoir des histoires qui nous font voyager : lues, chantées, jouées, racontées, dessinées … En Belgique, notre premier ministre n’a jamais évoqué les artistes lors de ses allocutions, rien, nada, tintin. Alors, un journaliste s’est aventuré à lui demander : « et les artistes madame la ministre, vous prévoyez quoi pour les artistes ? Les lieux culturels, les théâtres, les opéras ? » Et la ministre, visiblement pas préparée à cette question a répondu du tac au tac : « oui les artistes sont très accablés par cette crise, je comprends leur besoin de s’exprimer mais il faudra qu’ils trouvent un autre moyen de le faire. »
Nous serons donc toujours les « saltimbanques », ceux qui ont grandi avec « tu veux faire quoi comme métier ? » « Comédien. » « Non, je veux dire comme VRAI métier. » Non madame la ministre : notre problème aujourd’hui n’est pas d’avoir besoin de nous exprimer, notre problème c’est « comment allons-nous manger ? » Je repense à ce merveilleux texte de Carole Fréchette « Si j’étais ministre de la culture. »
Si j’étais ministre de la Culture, je chercherais, bien sûr, à convaincre mes collègues du gouvernement de l’importance de soutenir les arts et la culture, et, bien sûr, ceux-ci m’écouteraient d’une oreille bienveillante. Mais, au moment de voter les crédits, ils affirmeraient qu’il faut privilégier les vraies urgences, les vraies nécessités, les vraies affaires : santé des corps, formation des esprits, solidité des infrastructures, développement de l’économie. Alors, au lieu de m’obstiner à leur servir les arguments mille fois répétés — la création artistique, moteur de développement économique, expression par excellence de notre identité — je décrèterais sur le champ la tenue de « Journées sans culture ». Journées où toute activité artistique, toute manifestation de vie culturelle seraient absolument interdites. Journée sans musique – ni classique, ni jazz, ni pop, ni rock, ni chanson —, toutes les salles de concert fermées, toutes les petites scènes de tous les petits bars des villes et des campagnes désertées, pas de musique à la télé, à la radio, pas même le petit jingle qui introduit le bulletin de nouvelles, pas même les quelques notes de transition qui sont la respiration au milieu des affaires publiques, tous les iPods verrouillés, tous les clips de YouTube brouillés. Journées sans spectacles, sans représentations, sans aucune forme de fiction. Pas de cinéma, ni en salle, ni chez soi, pas de séries télé ni de web séries, pas d’émissions pour enfants, pas de théâtre, pas de danse, pas de performance, pas de cirque, pas de spectacles de rue, interdiction d’ouvrir un roman, un recueil de nouvelles, un livre de poésie, un essai, une bande dessinée. Journées sans art visuel. Tous les musées et toutes les galeries barricadés, mais aussi obligation de cacher toutes les œuvres d’art public, draps tendus sur les statues, les sculptures, les toiles qui décorent les murs des édifices, et même dans les maisons, toutes les maisons, grande opération de masquage des tableaux, photos, dessins, reproductions, lithographies, sculptures, objets d’art qui accompagnent nos jours. Et puis interdiction de jouir des beautés architecturales (là où il y en a !), qu’elles soient patrimoniales ou contemporaines. Obligation de fixer le regard sur les pieds en se déplaçant dans la ville. Au besoin, des ornières seraient distribuées pour s’assurer que l’œil ne puisse pas attraper la courbe agréable d’une corniche, la ligne élégante d’un bâtiment. Combien de temps dureraient ces « Journées sans culture » ? Je ne sais pas encore. Le temps qu’il faudrait pour bien sentir l’enfer suffoquant que seraient nos existences dans cet univers de stricte efficacité. Univers sans images provocantes, intrigantes, bouleversantes, sans musiques tendres ou énergisantes, sans possibilité de réinterpréter le monde par l’imagination, de rire et pleurer sur nos vies à travers le destin de personnages inventés. Le temps qu’il faudrait pour sentir le manque, la sècheresse, la déprime profonde, les premiers signes de dysfonctionnement. Le temps qu’il faudrait pour que mes collègues eux-mêmes commencent à manquer d’air et réclament leur film de fin de soirée, leur lecture de chevet, leur « toune* »préférée, la beauté sur leurs murs, le tremblement de l’émoi artistique dans leur poitrine. Le temps qu’ils cessent de me considérer comme ministre du superflu et m’invitent à la table de l’essentiel, ministre de l’équilibre des âmes, du battement des cœurs, de la respiration, ministre de l’oxygène.
Carole Fréchette
Je repense à ce texte de Carole Fréchette et je me dis que le pouvoir des émotions est peut-être le remède le plus puissant.
Tania Garbarski, comédienne
Tuyauterie de Philippe Blasband
* Musique en canadien
crédit photos © Carole Bellaiche