Somptuous Soirées

Avec l'aimable autorisation de Pierre Maillet, de Charles Bosson et Sugar Deli, L'Œil d'Olivier publie aujourd'hui le 11ème chapitre de l'autobiographie d'Holly Woodlawn.

Chapitre 11 de l’autobiographie d’ Holly Woodlawn.

Soir après soir, je me précipitais chez Max, et chaque nuit j’oubliais de rentrer chez moi… un oubli de presque deux ans ! Enfin, je dis « chez moi »… Depuis le départ de Johnny, j’avais laissé tomber l’appartement que nous partagions. Pas le temps pour ce genre de frivolités : ma célébrité m’accaparait toute entière. D’un revers de main bagousée, j’écartai donc tout souci de loyer en devenant, à proprement parler, un vagabond.

Étrange, mais vrai. Sitôt que je commençais à fréquenter de nouveaux amis, imperceptiblement j’emménageais chez eux. Je bourdonnais d’un appartement à l’autre, sans rien dans mon sac Gucci que des tonnes de cosmétiques, et les fringues que j’avais sur le dos. Les copains me refilaient souvent des fringues – que je portais jusqu’à l’usure totale et laissais sur place après mon départ.
Ce mode de vie imprévisible débuta à la sortie de Trash. Je commençais par retourner chez George Mulligan, dans le Lower East Side. Manque de bol, son taudis s’était changé en nid d’amour, George étant tombé raide dingue de je ne sais plus qui. Je n’avais à l’évidence plus rien à foutre ici. J’appelai donc mon cher ami Sydney, un jeune gentleman issu d’une riche famille de Kingston (Jamaïque). Il suivait des cours de théâtre et nous nous entendions à la perfection depuis notre rencontre chez Max, lors d’une énième cérémonie de débauche païenne dédiée à la Déesse Méthédrine ! Il habitait un très chic appartement de célibataire, sur la 23èmerue et la Sixième Avenue, où il m’invita à dîner un soir puis à dormir un mois et demi.
On était, tous les deux, de sacrés fêtards. Mon nouveau statut de star de l’underground nous ouvrait chaque soir en grand les portes de chez Max. Je jouais des coudes jusqu’à la table ronde où je trouvais ma place parmi un aéropage de célébrités telles que Mick Jagger, Jean Shrimpton, Roger Vadim ou Alice Cooper. Après quoi on ramenait souvent du monde chez Sydney pour terminer la fête jusqu’au matin, ou au coma.

Quelques semaines seulement après la sortie de Trash, Sydney y organisa également mon 24èmeanniversaire. Ce fut la soirée la plus dingue de toute ma vie. Les cocktails coulaient à flot, les pilules passaient de main en main, alors que la musique hypnotisait la foule et me traversait de pulsations des pieds à la tête. Estelle faisait du gringue, dans un coin, à une bouteille de Stoli, Andrea Whips Feldman se parlait à elle-même dans un canapé, tandis qu’à l’autre bout du loft Andy échangeait des hors d’œuvres avec un jeune et blond chevelu.
Je venais de gober plusieurs Quaaludes, si bien que je papillonnais magnifiquement de groupe en groupe dans ma minijupe rouge pas très ajustée aux hanches. Si peu ajustée aux hanches, d’ailleurs, qu’à deux heures du matin elle se baladait quelque part vers mes genoux. J’étais vraiment sans vergogne – une déesse du glamour, une gonzesse foutrement couillue – tellement couillue que lorsque la minijupe finit par se faire la malle, j’avais même les couilles pour le prouver !
Je traversai la salle bondée pour aller embrasser Andy sur la joue.
 « Andy ! Je suis tellement ravie que tu sois venu, m’exclamai-je en serrant son frêle petit corps contre le mien.
– Ah Holly tu tombes bien ! Je voulais te présenter mon ami Jim. Jim Morrison. Il joue avec les Doors.
– Oh ! Eh bien salut !
dis-je en lui tendant la main.
– Joyeux anniversaire. »

Il sourit, je souris. Il n’en fallut pas davantage. Bientôt, on s’emballait derrière un coin de porte. Oh, rien que de très innocent ! Quelques pelles, quelques papouilles. La fête alentour battait son plein. Un copain qui bossait chez Max, Philip, finit par proposer de changer de crémerie pour un certain bar SM situé dans cette partie repoussante de la ville qu’on appelle « Mineshaft ». Intrigué, Jim demanda s’il pouvait se joindre à nous. Jim Morrison dans un bar gay ? SM qui plus est ? Je n’en croyais pas mes oreilles. Mais j’étais prête à satisfaire sa curiosité. Trop fatigué, Andy préféra rentrer en taxi alors que Philip, Jim et moi on en prit un autre direction le côté obscur de la vie…
Et ô combien obscur ! Niveau lumière, déjà, on n’aurait pas trouvé son propre nez pour le poudrer, moi qui avait passé la journée à me maquiller ! Sur le papier, Miss Glamour n’aurait jamais dû se trouver dans ce tohu-bohu dément de mastards en cuir se flagellant les uns les autres – mais je m’y sentis vite à mon aise, entraînant Philip et Jim à ma suite dans ce chaos.
Ça sentait la sueur et le nitrate d’amyle. A gauche : un homme aux yeux bandés pendait du plafond par un harnais, la bouche muselée par des chaînes, alors que d’autres le gangbandaient salement. Une fois qu’ils en avaient terminé, un autre groupe les relayait. Dans le lounge similicuir, un gros daddy obèse donnait la fessée à une vilaine petite folle, laquelle n’en recrachait pas pour autant le phallus qui l’étouffait par ailleurs. Mon dieu, ces garçons n’avaient peur de rien.

Puis, direction la chambre des horreurs. Là, un jeune et bel Adonis se branlait étendu dans un urinoir, tandis que deux autres lui pissaient dessus. Inutile de vous dire que ces pratiques nous laissèrent sans voix, mais, dans ce genre d’endroit, cela paraissait tout à fait naturel. La culture gay newyorkaise, à cette époque, c’était du délire. Le sexe passait avant tout. Normal, vous me direz, vu que la communauté s’était précisément bâtie là-dessus, mais cette sexualité regorgeait vraiment de nuances dans l’extrême, le tête-à-tête intime ne suffisait pas, on se roulait dans le sexe à plusieurs, les partenaires multiples, le bondage, la discipline, le fétichisme à gogo… Si seulement nous avions su ce que l’avenir nous réservait comme dévastation…
Par chance, mon carnet de bal étant plein à craquer, je n’eus jamais le temps pour ce genre de sophistications sexuelles. De vernissage en pince-fesses, je passais mon temps à rencontrer des gens que je n’aurais jamais rêvé pouvoir rencontrer. John Lennon et Yoko Ono, par exemple. C’était à une avant-première où Andy m’avait conviée. John s’était montré très gentil, souriant, bavard. A la différence de Yoko, tout le contraire, une présence très austère. Je ne lui étais pas d’une grande utilité, je suppose.

Une fois, peu après notre rencontre, avec Larry Rivers je suis allé au Bowery, où ce couple mythique tournait un film. Je n’avais pas la moindre idée du sujet mais, à notre arrivée dans le loft, une fille nue était étendue sur le sofa. Ils étaient en train de filmer une mouche qui se baladait sur toutes les courbes de son corps. Comme cinéma d’avant-garde*, on ne pouvait pas faire mieux. Quand ils firent enfin une pause, je m’approchai de la fille et lui demandai comment diable elle parvenait à rester étendue là si longtemps, de surcroît avec un insecte qui se baladait sur son cul. Elle tourna vers moi un visage sans expression et me répondit que pour préparer sa scène, elle s’était gavée d’héroïne. Et moi qui pensais que c’était un film à petit budget ! Sur Trash, c’était déjà Noël si l’on me passait une bière !
En 1971, je fus invitée au Film Critics Awards avec Andy WarholPaul Morrissey et Jane Forth. Jane était la plus jeune de notre petite ménagerie de Superstars, intégrée à 18 ans seulement. C’était une créature exquise au teint de porcelaine, avec des yeux immenses, dramatiques, surmontés d’une ombre de sourcil rescapée de l’épilation totale.
A un certain point de la soirée, je m’excusai et montai au ladies’ room. Dans l’escalier, je croisai la légendaire Bette Davisfumant comme un pompier, descendant en sens inverse.
 « Miss Davis, c’est vous, vraiment vous ?dis-je en chassant de la main l’intense nuage de fumée que venait d’expédier sa toute petite tête.
– En effet, c’est bien moi » répondit-elle avec cet inimitable débit de mitraillette.
J’étais soufflée.
 « Oh mon Dieu ! Vous parlez exactement comme elle ! »
Son magnétisme était tel, j’aurais pu en dégringoler dans l’escalier. Elle remit sa cigarette à ses lèvres, prit une brève bouffée et, la tête en arrière, remplit l’air de fumée.
 « J’ai vu votre film, déclara-t-elle en battant ses grands yeux lumineux derrière ses lunettes rondes. Vous avez fait du beau boulot, bravo. »

Puis elle tourna les talons et poursuivit sa descente, laissant un sillon de tabac derrière elle. Son compliment m’avait scié en deux. Mais très vite, une question me percuta : comment avait-elle pu voir Trash ? Probablement jamais. C’était histoire de dire quelque chose. J’appris de cette brève rencontre qu’un compliment gratuit peut toujours vous sortir d’une situation embarrassante.
Sur le chapitre des mondanités et de l’art de la conversation, j’en appris beaucoup pendant toute cette période. J’en tirai même une recette parfaite à base de trois éléments basiques. Un : un cocktail assez costaud. Deux : des tonnes de flatteries. Et trois : un fabuleux rire en cascade (ceci en dernier recours, au cas où votre dernier Martini aurait eu raison de vos derniers neurones).
Cela dit, il est des circonstances où rien de ce qui précède ne peut vous sauver du crash social. Ce genre de catastrophe m’arriva à l’occasion d’un de ces grands déjeuners que Salvador Dalidonnait au St.Regis. Comme on me présentait à Gala, sa femme, je me penchai pour l’embrasser sur la joue. Elle me repoussa en criant : « NON ! », battant des bras comme deux pigeons fous, « Je n’embrasse jamais personne, JAMAIS ! » J’étais pétrifiée de honte et m’empressai de lui présenter mes excuses :
 « Mille pardons, je ne pensais vraiment pas à m…
– Personne n’embrasse Gala, pontifie-t-elle de plus belle ! Jamais ! Pas même Dali. »
Ben voyons, pourquoi Dali aurait-il voulu embrasser cette morue, de toute façon ? Il s’amusait bien trop là-bas, en compagnie d’Ultra Violet, qui lui tenait la jambe.

Depuis lors, j’en ai conçu une forte aversion envers Gala Dali et, à bien y repenser, pas davantage de sympathie envers Salvador lui-même. Celui-ci était par trop attaché à son rôle d’artiste lunatique, son succès leur montait à la tête. Mais le vin avait un bouquet* à tomber par terre, la nourriture n’était pas trop compliquée à atteindre, si bien que j’en oubliais joyeusement les Dali, me bourrai les bajoues de petits fours et mon sac, d’argenterie.
Tant que la bouffe était gratos et le bar à volonté, vous pouvez parier que j’étais du nombre. Bien sûr, il arrive que le bar soit un tout petit trop « à volonté », ce qui peut franchement nuire à votre sociabilité, aussi puis-je dispenser, dans ma grande sagesse, ce précieux conseil que pour se souvenir des noms des gens, le mieux est encore de ne pas essayer. C’est tout le problème des coupes en brosse : on confond aisément les Fred et les Louise. Ainsi je préconiserais d’appeler tout un chacun « chéri » ou « mon chou ». C’est simple, générique, facile à retenir. La plupart du temps, j’ignorais totalement qui j’avais en face de moi. Je m’en tenais à « Chériiiii, quel look fabuleux tu as ! » en espérant n’offenser personne.

Un autre bon tuyau de mon sac à malices consiste à bien connaître la différence entre un cendrier et une salière. Un jour que Kenneth J. Lane, le célèbre joaillier*, tenait un dîner, je lui demandai de me passer le sel. Ce à quoi notre hôte répondit qu’il ne demandait pas mieux mais que je venais d’y écraser ma cigarette. Mon dieu, mes chéris, j’étais si mortifiée qu’il ne me vint qu’une idée pour m’en sortir par le haut : j’éclatai de rire avec désinvolture et haussai bien haut mon rince-doigts :
 « A la santé des bonnes manières ! »
Lors de ces nombreuses mondanités, j’étais très souvent accompagnée de mon amie Asha, une riche mondaine qui était devenue célèbre comme actrice en Inde. Elle y avait tourné dans pas mal de films d’Ismail Merchant, mais avait préféré quitter sa terre natale pour mener une carrière de chanteuse de jazz, ici, dans la Grosse Pomme. On s’était rencontrées par hasard chez Max, un soir, où elle avait foncé sur moi :
 « Chériiiiie. Tu es fabuleuse, merveilleuse. Je suis folle de toi ! »
Elle avait vu Trash et venait de lire un article sur moi dans le New York Times. On s’est instantanément plu et elle me présenta son amie Valli, une artiste de l’avant-garde européenne, aussi audacieuse que désinhibée. Vous connaissez les Européens, vous leur donnez ça, ils vous prennent ça ! D’un naturel follement inspiré, elle s’était un jour tatouée tout le visage de grands motifs noirs en tourbillons – autour des yeux, au coin des lèvres, sur les joues… On aurait dit une princesse aborigène. C’était quelque chose à voir mais ça ne l’empêchait d’être un vrai trésor, un amour de compagnie, dont j’admirais le style flamboyant et le courage de l’assumer.

Asha, elle, était la classe incarnée. En plus d’être d’une beauté étourdissante. Un après-midi que je visitais son penthouse à l’heure du cocktail, il suffit d’un seul frottement de lampe d’Aladin pour que j’y pose définitivement mes valises. C’était un appartement un peu m’as-tu-vu de Park Avenue, luxueusement décoré de trésors chinés aux quatre coins du monde. En contemplant les gratte-ciels de Manhattan, depuis la terrasse, je me sentais vraiment « la Reine d’un jour » :
 « You-hou !criai-je à la foule, en contrebas. C’est moi, Holly Woodlawn ! »
De par son standing, Asha évoluait dans des cercles très élevés. On ne faisait que fréquenter, célébrer, embrasser à la cantonade, c’était fabuleux. En plus d’être une alternative de bon aloi aux soirées de chez Max, qui commençaient à péricliter. Andy n’y traînait plus,Andrea Whips Feldmanétait retournée à la maison des zinzins, bref : notre crèmerie était devenue un repaire de rockers, et ce n’était plus que l’ombre des grandes heures. Il était temps pour moi d’entamer une nouvelle phase de ma vie et de recentrer mes intérêts sur le Grand Monde.

A quelques blocks de chez Asha, entre la Troisième et Lexington, demeuraient les Forbes, Gino et Marion. On s’y retrouvait souvent tous les quatre. Étant l’héritière d’une vaste fortune, Marion décida de faire un film avec Asha et moi dans sa maison de Southampton. Une fameuse idée. Bientôt nous investissions le manoir pour y tourner Bad Marion’s Last Year, un conte épique à propos de deux déesses émergeant de l’océan et qui se mettaient à terroriser un couple fortuné. Ne me demandez pas pourquoi. Ça n’avait ni queue ni tête. Nous étions tellement shootés, d’ailleurs, qu’à ce rythme-là, c’est nous qui n’aurions bientôt plus ni queue ni tête.
Tout ce que je peux me rappeler du film, c’est Asha et moi émergeant cul-nus d’un Atlantique glacial. Par miracle, on trouva deux immenses manteaux de fourrure abandonnés sur le sable en sortant du bain, dans lesquels on s’est vivement emmitouflées. Qui les avait placés là ? Zeus, sûrement. Mais ça n’empêcha pas les deux Déesses trempées que nous étions de devoir faire du stop pour rentrer en ville. Je m’y connais assez en matière de mythologie et je peux vous affirmer sans trop m’avancer qu’une Déesse n’a généralement pas besoin de lever son pouce au bord d’une nationale… Deux Vénus en fourrure, naissant des flots neptuniens, et pas un connard pour faire appeler une limousine ?
Le film s’achevait sur Marion, dans le rôle principal de la jeune snobinarde taquinée par Asha et moi, qui s’envolait dans les cieux après une overdose fatale. Le Guggenheim projeta le film qui fut aussitôt oublié. Qu’est-ce que vous voulez ? On ne peut pas toujours avoir du succès.

Et puis un beau jour, Bernie Ozer du Women’s Wear Dailyme proposa de défiler en invitée star dans l’un de ses shows. Je ne vous cache pas ma joie à l’idée d’onduler sur scène dans une robe Chester Weinberg. L’expérience me plut tellement que je décidai cette fois d’être grassement payée pour cela. Cette perspective en tête, Asha et moi nous présentâmes à l’Agence de Mannequins Wilhelmina, toutes deux maquillées et vêtues à se damner. Après tout, j’avais la légitimité nécessaire à mes espérances financières : de Skrebneski à Scavullo, d’Avedon à Annie Leibovitz, de Ken Haak à Bill King, pas un photographe en ville qui ne m’ait fait passer devant son objectif.
J’étais donc parée, plus glamour que jamais, avec mon portfolio sous le bras en entrant dans l’agence. Ce que j’avais oublié c’est que dans ce même portfolio j’avais dissimulé toute ma collection personnelle de clichés érotiques (et cent pour cent masculins). Faute de matelas sous lequel les cacher, ça m’avait paru une bonne idée.
Aussi quand je dézippai le portfolio pour en sortir mon book, toute la collection glissa et se déversa sur le sol. L’agence toute entière cessa de respirer – il y en a même qui se sont évanouis ! Imaginez tout un assortiment de beaux jeunes hommes nus se comportant comme des bêtes sauvages (c’était assez graphique). Et en couleur s’il vous plait. Les filles n’avaient jamais vu ça de leur vie. Moi, j’étais rouge Technicolor en ramassant les photos par terre, et puis, je me suis dit « qu’est-ce que ça peut foutre ? », et on fila chez Eileen Ford.

Ni Asha ni moi n’eûmes jamais de gros défilés, mais après tout nous ne rêvions pas d’être vraimentmannequins – seulement de quelques shootings façon célébrités. Vous voyez le genre : à traverser l’Atlantique pour se faire coiffer par Suga et photographier par Scavullo, devant une tasse de thé et quelques crumpets.
Personne ne peut se figurer les moments géniaux qu’on a partagés, Asha et moi. On menait la grande vie. Rien n’était assez beau ni trop cher.
Je me souviens de ce cocktail merveilleux qu’avait organisé chez lui George Plimpton en l’honneur de Valli. Nous étions les stars de la fête, fête qui se prolongea délicieusement par un dîner chez Elaine. Quand on eut bien mangé et tellement bu que nous ne sentions plus rien, Asha, Valli et moi allâmes réclamer nos manteaux au vestiaire, le ticket à la main. Pour ma part, je portais un sari de princesse Indienne et dégoulinais de bijoux, je m’apprêtais à recouvrir tout ça de cette fourrure de gorille Jacques Kaplan empruntée quelques mois plus tôt et jamais rendue. J’aime autant vous dire qu’à la fin de notre couple, au gorille et à moi, c’était devenu un singe foutrement bien élevé.
Bref. Nous attendions là, toutes pimpantes, avec une croissante envie de chier, quand un jeune soiffard arrogant commence à proférer quelques remarques désobligeantes à propos des tatouages faciaux de Valli. Avant de nous insulter copieusement une à une. « Freaks ! » Il gueule comme un putois. « Vous n’êtes qu’une bande de freaks ! » Je n’étais pas beaucoup plus sobre que lui mais certainement pas d’humeur à supporter ses bêtises. La rage me prit soudain. Pour qui se prenait-il pour insulter ainsi Valli ? Elle qui n’avait rien demandé à personne. Pire qu’une insulte, c’était une attaque en règle. Et je revoyais le temps où, par le passé, j’avais été victime des mêmes fielleux préjugés. La colère me retournait l’estomac. Pourquoi toute cette haine ? pourquoi ?

Oubliant soudain toutes mes bonnes manières, je me retourne et lui envoie  mon poing dans la gueule. Il traverse la pièce et atterrit dans une plante verte. « Espèce de fils de pute ! gueulai-je. Va te faire enculer ! » Le restaurant tout entier s’étrangla, Élaine compris. Asha et Valli n’en revenaient pas. Elles ne m’avaient jamais vue dans un tel état. Une vraie tigresse ! On n’était pas à l’ère de l’émancipation de la femme pour rien, après tout. La lâcheté, très peu pour moi. J’étais une gonzesse (du moins le croyais-je), une tigresse née pour rugir.
Ça ne concernait pas seulement Valli, voyez-vous, mais l’humanité toute entière. On reproche aux Blacks de ne pas être blancs. Aux Juifs de n’être pas chrétiens. Aux gays de ne pas être hétéros. Et à moi d’être… d’être la plus belle, naturellement ! 
out le monde nous regardait. J’avais fait sensation. J’aboyai à nouveau, vers cette canaille toute ratatinée quelques jurons bien piquants, j’enfile mon gorille, claque la porte du restaurant encore palpitante de colère et je me jette sur la banquette de la limousine avant d’éclater en sanglots dans les bras d’Asha.
« Mais tu ne vois pas qu’il a raison ? Ils se foutent de nous ! On est des freaks, à leurs yeux. Des freaks, c’est tout. Juste une nuit de divertissement gratuit ! »
Les larmes noires de mon mascara dégoulinaient sur mon visage en ruine.

J’avais finalement mis le doigt sur les raisons de ma popularité, et la vérité n’était pas belle à voir. Ces gens que je fréquentais n’avaient que faire de moi, de moi vraiment. J’étais, tout comme Valli, un sujet de conversation, un cas, une curiosité à exhiber. Je voulais être acceptée pour moi-même, pas comme un phénomène ou une bonne blague. Je n’exigeais qu’un peu de respect, celui qu’on doit à tout être humain, masculin ou féminin. Je n’étais pas un « freak » : j’étais Holly. Mais c’était plus facile à dire, hélas, qu’à faire comprendre aux gens. Qu’à le leur faire accepter. Alors je pleurais, en espérant que toutes les larmes de mon corps puissent laver la souillure dont ils m’avaient flétrie. Il aurait fallu, pour cela, encore bien 40 jours de déluge. Pour l’instant, je n’avais que mes larmes sur mes joues crevassées, le nez qui coulait à l’arrière d’une limo, et la vérité – oui, la vérité, au moins ! C’était mieux que rien. Et plus que tous ces gens pouvaient se targuer d’avoir. Ils avaient de l’argent. Ils avaient du goût. Mais pas de profondeur. Ni aucun caractère. De tristes sires, au fond, sans imagination, terrifiés à l’idée de ne pas vivre dans les normes, rehaussant les couleurs de leur morne existence par la présence de tout un arc-en-ciel de personnages charismatiques.
De tout un arc-en-ciel de freaks.

Traduction française de Charles Bosson, Sugar Deli et Pierre Maillet

Chapitre 11 d’ A Low Life In High Heels
The Holly Woodlawn Story

Autobiographie inédite en France de Holly Woodlawn
 (écrite en collaboration avec Jeffrey Copeland)

Avec l’aimable autorisation de Pierre Maillet, Charles Bosson et Sugar Deli – Ce texte a servi de base au spectacle One Night With Holly Woodlawn ? de Pierre MailletHoward Hughes, Billy Jet Pilot, Luca Fiorello et Thomas Nicolle. En tournée la saison prochaine.

Crédit photo © DR et © Tristan Jeanne-Valès

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