Le monde invisible

Comme moi, vous avez vu qu’une foultitude de journaux de confinement apparaissent, phénomène prévisible s’il en est. Le jogging et l’écriture solitaire auront sans doute été les grands vainqueurs de nos retraites forcées. Cette floraison de chroniques quotidiennes, ­intimes, décalées, fanfaronnantes ou désespérées  — j’en tiens une moi-même bien au secret dans les couches de silicium de mon portable — je suis loin d’en connaitre toute la palette, mes journées sont trop courtes. Entre les visiomachins, les mails, le téléphone avec mon amour, les livres, la cuisine, le jogging et last but not least mon fils, les heures s’enfuient comme

Comme moi, vous avez vu qu’une foultitude de journaux de confinement apparaissent, phénomène prévisible s’il en est. Le jogging et l’écriture solitaire auront sans doute été les grands vainqueurs de nos retraites forcées.

Cette floraison de chroniques quotidiennes, ­intimes, décalées, fanfaronnantes ou désespérées  — j’en tiens une moi-même bien au secret dans les couches de silicium de mon portable — je suis loin d’en connaitre toute la palette, mes journées sont trop courtes. Entre les visiomachins, les mails, le téléphone avec mon amour, les livres, la cuisine, le jogging et last but not least mon fils, les heures s’enfuient comme en plein mois d’août. Je peux pourtant supposer sans trop prendre de risque que ces œuvres d’auto-commande sont toutes nouées à un même endroit : rester visible, ne pas disparaître, rester vivant.  

Jamais peut-être le lien entre le visible et le vivant n’aura été rendu aussi organique. 

Notre privation des autres, de leur regard en direct, de leur voix en direct est une amputation d’une partie de nous-même. Nos chroniques, nos gesticulations dans les petites fenêtres en visio, nos coups de téléphones d’une heure trente en sont les membres fantômes. Et moi qui suis plutôt « un Nerd dans ses bouquins » comme m’appelle mon fils du haut de sa science de l’existence déjà vieille de 14 années, moi que ces mesures radicales de distanciation sociale ont tendance à reposer, je sens tout de même sourdre la peur de devenir invisible. Cette peur bien connue des artistes, celle qui aiguillonne le génie autant qu’elle pousse le maladroit au grand n’importe quoi, cette peur de l’invisibilité est devenue le moindre mal de la pandémie.

Je précise le moindre mal. Le grand mal lui peut être mortel. Mais on m’autorisera à ne pas en parler ici, les chaines d’info s’en chargent.

Je suis metteur en scène et je dirige une compagnie, autant dire que je passe ma vie à distiller le passage de l’invisible au visible : à rêver, produire, planifier, travailler à la table, répéter au plateau des spectacles, pour enfin, ensemble avec l’équipe, les montrer aux autres, au plus grand nombre. J’aime cette part immense du travail invisible, les combats initiaux avec le doute, l’ouverture aux proches, l’écriture des intentions, les premiers rendez-vous, les propositions aux acteurs, aux créateurs, aux techniciens. Je décris ici une lente gradation de mise en « visibilité » de ce qui n’est au départ qu’une pensée muette, une idée quasiment informulée, un désir seulement jusqu’à la rencontre avec le regard et le discours des autres. Et le travail invisible se poursuit aussi pendant et après la représentation, le lieu de toutes les nouvelles rencontres, le temps du tissage des affinités, des tournées d’avenir.  Le théâtre est un endroit magnifique qui articule mon existence entre les choses de l’esprit et celle du monde. Je l’ai choisi très jeune, je m’en souviens, tout à fait conscient que le « nerd » en moi, le timide disait-on à l’époque, y trouverait toujours matière à « être au monde ». Je ne me suis pas trompé.

La peur de l’invisibilité qui nous étreint révèle notre part la plus affectée par le confinement : Bien loin de n’être qu’une réaction d’égo, c’est notre désir d’ « être au monde » qui éclate dans le silence des rues désertes. Ce désir est sans doute le plus vivant des moteurs artistiques. 

Aujourd’hui la représentation et une bonne part du travail invisible qui l’entoure sont encore impossibles. Pas de répétitions, pas de nouvelles rencontres d’après spectacle, rien de simple dans les projections d’avenir. Les annulations sont douloureuses, les retards s’accumulent, les inquiétudes augmentent. Et avec ce confinement qui se la joue de prolongation en prolongation, plus le désir s’accroit, plus l’effet se recule. C’est bien connu. 

Mais le temps reviendra, heureusement, où nous « montrerons » de nouveau. Les spectacles naîtrons, les dates marquées d’un cercle rouge retrouveront leur loi d’airain. Incontournables, absolues, comme il se doit. Comme le grand monde, notre petite société reprendra ses couleurs. D’aucuns, les tourneurs de page de tout temps, se précipiteront dans la surconsommation, d’autres, plus alertés, essaieront de changer la donne en inventant les nouvelles solidarités pour une société qu’ils souhaitent nouvelle. 

Le monde enfin.

Bien sûr, il faudra convaincre nos partenaires, les institutionnels, les théâtres, que les conséquences sont réelles, et paradoxe salé, surtout dans l’invisible. Il faudra les convaincre qu’il faut soutenir les artistes, les compagnies, adapter les réponses au cas par cas. Bien sûr, il nous faut garder la tête froide et imaginer pour un certain temps encore un monde où être les uns contre les autres dans le hall d’un théâtre nous semblera improbable. 

Le monde quand même !

Pour ma part simplement, et je le crois pour beaucoup d’entre nous, j’aurai réappris à la dure ce lien organique entre ce que je fais et ce qui me tient en vie. 

Laurent Hatat, Metteur en scène

Histoire de la Violence d’Edouard Louis

Crédit photos © DR Victor Guillemot

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