Icône de la nouvelle vague, Jeanne Moreau était avant tout une voix, unique, grave, rauque de fumeuse, une présence lumineuse, radieuse. Avec pas moins de 130 films à son actif, elle reste à jamais un monstre sacré du 7ème art. Mais artiste totale, l’enjôleuse du Tourbillon a aussi brûlé intensément les planches. Retour sur une carrière théâtrale impressionnante.
Catherine dans Jules et Jim de François Truffaut, Florence dans Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle, La Reine Margot pour Jean Dreville, La Merteuil pour Roger Vadim, Jeanne Moreau fait partie de ces comédiennes capables de tout Jouer. Charmeuse, femme fatale, tenancière de bordel, détenue en manque de sexe, elle a tourné avec les plus grands. D’Orson Welles à Rainer Werner Fassbinder en passant par Amos Gitaï, Agnès Varda, Luis Buñuel, Bertrand Blier ou Marguerite Duras, elle avait ce don rare, d’illuminer la pellicule, d’incarner terriblement, intensément ses rôles. Odieuse et vulgaire dans la Vieille qui marchait sur l’eau, une adaptation cinématographique du roman éponyme de Frédéric Dard, qui lui vaudra le César de la meilleure actrice en 1992, grand-mère magicienne de Vanessa Paradis dans Un Amour de sorcière, elle navigue du cinéma grand public à celui d’auteur, de réalisateurs confirmés à d’autres plus émergents. L’éternelle et mythique Moreau est dans sa chair une comédienne de théâtre. Il fut sa grande passion. Interdit par ses parents, il reste jusqu’à la fin son plus bel amour.
Une relecture de Laclos
Évidemment, je connaissais l’actrice. J’en étais totalement entiché. J’avais vu un grand nombre de ses films. Charmé par sa voix, je m’étais passionné pour la chanteuse, dont je possédais en CD, l’anthologie. Mais c’est au théâtre de la Madeleine, en 2008, que la rencontre a eu lieu. La salle était pleine à craquer, tout Paris était là pour venir voir Moreau sur scène. Je débutais ma carrière de critique, il était hors de question que je rate ce rendez-vous. C’était d’autant vital qu’elle faisait, en compagnie de Samy Frey, une lecture théâtralisée de Quartett d’Heiner Müller, une réécriture passionnante des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, un de mes romans de chevet.
Un coup de foudre
Un peu voutée, le visage ridé mais toujours aussi lumineux, elle se tient à son partenaire. Elle avance difficilement sur le devant de la scène, s’assoit, boit une gorgée d’un liquide brunâtre. Les spectateurs retiennent leur souffle. Sa voix de fumeuse résonne. Le show peut commencer. Cabotine, ensorceleuse, elle attire tous les regards, vole la vedette à Samy Frey. Jeanne Moreau impulse au texte un souffle sulfureux, une dimension épique. Aussi à l’aise en Merteuil, en Volanges qu’en Valmont. La joute entre les amants terribles, elle la gagne haut la main. D’un seul homme, le public se lève, applaudit à tout rompre. Son regard brille. Elle est émue, touchée. Elle se sent vivante. La magie a opéré. Elle m’a une nouvelle fois bluffé. La voir en chair et d’os reste un moment à part, une pierre à jamais gravée dans ma mémoire.
Comédienne jusqu’au bout des ongles
C’est à la fin de ses études secondaires que Jeanne Moreau, à l’insu de ses parents, suit les court d’art dramatique Denis d’Inès, alors doyen de la Comédie-Française. Elle a la vocation. C’est indéniable. Six mois plus tard, elle entre au Conservatoire de Paris. Sa présence unique fait mouche. On est en 1947. Elle rejoint la troupe de Jean Vilar pour le tout premier Festival d’Avignon, dont il est le directeur artistique. Suivante dans Richard II de Shakespeare, « Nanette », comme on la surnomme à l’époque, fait aussi des apparitions dans deux autres productions, L’Histoire de Tobie et Sara de Paul Claudel et La Terrasse de midi, une création de Maurice Clavel.
Du Français au TNP
Jeanne Moreau charme, ensorcèle. On la repère. Elle entre à la Comédie-Française, l’année d’après. De Beaumarchais à Feydeau, de Musset à Marivaux, l’artiste se frotte au classique. Elle est Joas dans Athalie de Racine, Doña Maria dans L’Occasion de Prosper Mérimée, Marianne dans L’Avare de Molière. Fraîche, intense, la toute jeune comédienne, dont l’interprétation de Vera Alexandrovna, dans l’adaptation de Jean Meyer d’Un Mois à la campagne d’Ivan Tourgueniev, est saluée par la critique, s’empare avant autant de fougue de créations, d’entrées au répertoire de la salle Richelieu. Son incarnation sulfureuse de la petite prostituée dans Les Caves du Vatican de Gide marque un tournant dans sa carrière. La Moreau a du chien. Elle n’a pas froid aux yeux. Celle que l’on prenait pour une oie blanche démontre qu’elle a aussi tous les atours de la femme fatale. Ayant besoin d’oxygène, de liberté, l’enfant gâtée du théâtre, comme elle le confie elle-même, quitte en 1951 la place Colette pour retrouver Vilar et son Théâtre National Populaire. Elle est bien évidemment de l’aventure avignonnaise. Elle y triomphe en infante dans Le Cid de Corneille, au côté de Gérard Philipe et en Princesse Nathalie d’Orange dans le Prince de Hombourg de Kleist.
Une femme libre
Jeanne Moreau a la bougeotte. Elle ne peut tenir en place. Elle ne reste que peu de temps dans la troupe de Vilar. Elle tente une incursion sur les Boulevards. Courtisée par le cinéma, par Orson Welles, par Becker, par Dreville, par Malle, elle passe d’un art à l’autre avec la même force, la même exigence. Fougueuse, amoureuse, elle ne connait qu’une seule autorité, la sienne. Elle enchaîne les projets. Fascinante en Sphinx dans La Machine infernale de Cocteau, au côté de Jean Marais, la comédienne irradie la scène du Théâtre Antoine en 1956 dans La Chatte sur un toit brûlant de Tennessee Williams, dans la première mise en scène française de Peter Brook. Sensuelle, scandaleuse, Nanette cède la place à la Moreau, un véritable « sex symbol ».
Le théâtre en pointillé
S’éloignant un temps des planches, l’actrice passe d’un tournage à l’autre. Plus de 25 films en dix ans, dont certains devenus cultes, comme Jules et Jim, Le journal d’une femme de chambre, Viva Maria ! ou La mariée était en en noir. La scène lui manque. Elle revient à ses premières amours en 1974 à l’Espace Pierre Cardin avec La Chevauchée sur le lac de Constance de Peter Handke, mis en scène par Claude Régy. Elle y partage l’affiche avec le gratin de l’époque, Delphine Seyrig, Sami Frey, Michael Lonsdale, Gérard Depardieu. Mais il faut attendre les années 1980 pour un retour flamboyant.
Une servante Zerline mythique
En 1986, Klaus Michael Grüber lui offre aux Bouffes du Nord l’un de ses plus beaux et grands rôles de sa carrière théâtrale avec Le Récit de la servante Zerline d’Hermann Broch. Elle y est, de l’avis de tous, magistrale. Le succès est au rendez-vous. La Moreau est de retour sur les planches. Grâce à cette pièce, elle sillonne la France et le monde trois années durant. Dans la foulée, En 1989, elle retrouve Avignon avec La Célestine de Fernando de Rojas. Elle y joue aux côtés de Lambert Wilson, sous la férule d’Antoine Vitez.
Les derniers feux
Décédée en juillet 2017, Jeanne Moreau, la femme amoureuse, l’actrice sensuelle à la voix grave, n’aura cessé de tourner, de jouer, de chanter. D’Avignon à Paris, en passant par Lyon, par Lausanne, la comédienne aura séduit un public nombreux et éclectique. Passionnée par l’œuvre de Jean Genet qui l’aura accompagnée toute sa vie, elle accepte en 2011 une dernière fois d’enflammer la Cour d’Honneur du Palais des Papes en s’associant avec le chanteur Etienne Daho dans une version musicale et théâtrale du long et magnifique poème, le Condamné à mort. Vêtue de blanc, micro en main, La Moreau envoûte encore et toujours. Ce n’est pas son dernier mot, pour Arthur Nauzyciel, elle est, en 2015 et 2016, la voix de la radio dans Splendid’s du même auteur.
Mythique, étoile brûlante, elle fut Reine, servante, prostituée. Mystérieuse, elle a marqué les spectateurs qui ont eu la chance de la voir par son jeu incandescent et intense. Le cinéma l’a rendu immortelle, le théâtre lui a donnée son élan sacré.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
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