Ce miroir, ma mère l’avait toujours dans son sac.
Un miroir dépliable, à double face.
Quand elle m’emmenait à l’école, le matin, en bus,
elle l’ouvrait pour vérifier son maquillage.
Le miroir réfléchissait les rayons du soleil – ça
faisait mille paillettes sur sa peau, dans ses yeux, et sur ses cheveux blonds.
Je trouvais son geste délicat. Précieux. Gracieux.
Elle était belle, ma mère.
Et même si elle n’avait pas besoin de rouge à lèvre,
j’aimais la voir en mettre. Dessiner doucement ses lèvres, sans déborder.
Un jour, j’avais huit ans, je crois, en voulant glisser
le miroir dans son sac, elle a raté la petite poche, et le miroir est tombé.
Elle ne s’en est pas rendue compte.
Moi, si.
Je n’ai rien dit.
J’ai attendu, un peu.
Puis je l’ai ramassé, mine de rien. Je l’ai mis dans
ma poche – je l’ai volé.
Le soir, dans ma chambre, je l’ai sorti, je l’ai
ouvert, j’ai imité ses gestes délicats, précieux, gracieux…
Je n’ai jamais rien dit.
Je ne l’ai jamais rendu.
Elle n’a jamais rien su.
J’ai goûté ce jour-là – et j’ai appris à savourer
depuis – le goût de l’interdit, et du secret.
Chère Amandine, cher Victor,
je vous écris à tous les deux, alors que vous ne
vous connaissez pas.
Alors que je vous aime, tous les deux.
J’ai disparu depuis bientôt cinq semaines – maximum
du congé que m’a autorisé Roues’Lib – le temps de m’aérer un peu la tête, ordonner
mes pensées…
Je suis conducteur de bus, la journée,
et chanteuse le soir –
mais vous ne connaissez de moi, chacun, qu’une partie.
Je suis ce miroir un peu kitch, dépliable, à double
face –
Ce miroir que j’ai volé à ma mère, comme on vole
une identité.
J’ai toujours aimé les hommes – sexuellement je
veux dire – toujours cru que j’étais femme dans
un corps d’homme et que chauffeur n’était
qu’une couverture,
un costume/camouflage de la femme que j’étais.
Étrange d’ailleurs, cette sensation que j’avais d’être
davantage moi-même, le soir, quand j’étais travesti.
Je suis tombé amoureux de toi, Victor, tout naturellement.
Et puis
Amandine est entrée dans ma vie.
Je me rends compte que je l’attends.
Que j’ai hâte qu’elle arrive.
Que j’ai peur qu’elle arrive parce que…
Qu’est-ce qui m’arrive ?
Je n’ai jamais aimé, comme ça, l’odeur d’une femme
–
jamais eu envie de glisser mon nez dans un cou –
de femme !
Poser ma tête sur ses seins, doux –
envie de me glisser en elle – elle me fait rire –
et de promener mes doigts sur elle –
Qu’est-ce qui m’arrive ?
Je n’ai jamais –J’aime Victor.
J’aime parler avec Amandine de nos collègues et de leurs vies parfois tordues, se dire que quoique les auteurs inventent, c’est rarement à la hauteur de la réalité.
Je me rends compte que –elle arrive –
(à Amandine) « Salut ! »
Fuir pour le moment –
est certainement – (à Amandine) « Je veux nettoyer ma cabine, avant de démarrer ! »
la meilleure solution.
« Victor, assieds-toi. S’il te plaît.
Tu m’as manqué hier soir. J’ai cru que t’étais en retard… Ton siège est resté vide…
Je te commande un gin-tonic ? Assieds-toi. Je reviens…
Je suis content que tu sois là parce que… qu’est-ce que t’es beau ! Je t’ai déjà dit que t’étais beau ? Non mais j’veux dire : je ne t’ai jamais vu aussi beau… C’est con parce que… hier soir, j’avais quelque chose à te dire et… j’étais prêt à le dire, tu vois, je m’étais préparé et ce soir… Ce soir j’ai juste envie de t’embrasser, pas du tout de te parler…
J’vais nous chercher des olives : avec les gin-tonic, c’est mieux.
…
Pourquoi t’étais pas là hier soir ? Non, mais j’dis ça, ça ne me regarde pas. Pardon… Mais je t’ai attendu ! Je n’aurais peut-être pas dû. Ça fait combien de temps qu’on… qu’on se fréquente, toi et moi ? Un an peut-être ? Et je me demandais – je me demande…
Au bout de combien de temps est-ce qu’on peut dire qu’on est ensemble, et… Qu’est-ce que ça veut dire, en fait, être ensemble ? Quelles… contraintes, ça a ? Ou… au bout de combien de temps, on s’autorise à rêver d’un peu plus ? Et… de quoi, en fait, de quoi on peut rêver ?
Je te fais chier, hein ? Je comprends, t’as raison, c’est hyper chiant comme conversation… Et pourtant, au nom de… ‘fin de c’qu’on partage quand même, non ? J’ai le droit de dire ce que je ressens ? On a le droit de… de… de se parler, non ?
La vérité c’est que…
J’vais nous chercher des cacahouètes, elles sont dégueulasses ces olives, tu ne trouves pas ?«
Ça a tenu un temps, la double vie.
Je me disais : ma partie masculine aime Amandine et ma partie féminine aime Victor –
J’ai le droit d’être double – est-ce qu’on ne l’est pas tous, un peu ?
Mais ça s’est compliqué quand j’ai réalisé que ma part féminine aimait aussi Amandine
et que ma part masculine aimait aussi Victor –
« Amandine, j’arrive tous les matins en avance pour avoir le temps de boire mon café.
Je ne sais pas si j’aime le café. Mais commencer ma tournée sans … je ne sais pas, il manquerait quelque chose. On s’attache à des trucs, des habitudes… Et on finit par aimer l’habitude plus que le truc lui-même. Tu comprends ?
Je ne pourrais pas vivre sans café, Amandine.
Qu’est-ce qui se passerait, si tu me demandais d’arrêter le café ? »
Je ne suis pas si double que ça.
Je suis multiple.
Voilà.
J’aime mon bus et les enfants que je conduis
autant que la scène sur laquelle je me produis, le soir.
Et il n’y a pas une part de moi qui aime l’un ou l’autre… Je vous aime, chacun, avec tout ce que je suis.
Alors…
La balle est dans votre camp – pardon de me débarrasser du problème comme ça.
Libre à chacun de vous de ne plus jamais m’adresser la parole.
Ou libre à nous, à nous trois, de nous rencontrer. Qui sait : si je vous aime tous les deux, vous vous aimerez peut-être ? Ou pas. Qui sait ? Vous aimerez peut-être que je vous aime tous les deux ? Ou pas.
La vie, on se l’est souvent dit, Amandine, est plus forte, plus complexe, que les histoires qu’on invente. Tout est possible, en fait, si on accepte de le vivre… si on en a envie… La mienne, d’envie, est là.
Où est la vôtre ?
Dites-moi.
Catherine Verlaguet, Auteure
Un furieux désir de bonheur de Catherine Verlaguet
Oh boy ! d’après le roman de Marie-Aude Murail – Adaptation de Catherine Verlaguet
Crédit photos © Stéphanie Dantel