Chapitre 19 de l’autobiographie d’ Holly Woodlawn.
La réaction au show du Geraldo ne se fit pas attendre : tout à coup, je fus noyée sous les coups de téléphone, tous voulant savoir où j’allais me produire la prochaine fois. Comme je m’étais tenue très longtemps loin des planches, le plus simple était de reprendre mon vieux numéro – et pour cela, il me fallait un manager. J’appelai Lewis Freedman, qui déclina par manque de temps ma proposition mais me conseilla de contacter son ami Gerald Duvall. Il m’assurait de trouver en lui une oreille bienveillante, Gerald ayant collaboré avec Bette Midler – dont il avait efficacement lancé la carrière.
J’appelai donc le très-estimé M. Duvall qui, non content d’être un vrai gentleman, disposait d’un conséquent carnet d’adresses dans le showbiz. Et de quelques billets à me dépanner. Maintenant que Corely m’avait métamorphosée en déesse, je n’étais plus très disposée à rejouer des cymbales avec mes genoux, à moins, évidemment, que ce soit dans une robe à 10.000 dollars.
Gerald me prit donc sous son aile plaquée or, et nous nous mîmes en quête d’un accompagnateur qui ferait l’affaire. Il me présenta un pianiste, un certain Mark, et tâcha de nous faire travailler ensemble, mais ça ne colla pas.
Finalement, Gerald me dégota un nouveau contrat au Reno’s où, avec mon ami Lenny Dean aux dialogues, je commençai une série de spectacles. Nous avions décidé de changer toute la structure et de construire le show autour d’une galerie de personnages. Une semaine, j’étais une femme sous un lampadaire qui chantait du blues, la semaine d’après une divinité païenne du feu, la suivante, un foutu vendeur de fruits espagnol.
Occasionnellement, Jackie Curtis se pointait dans la salle et se mettait à gueuler : « Oh, putain ! Quelle robe de trav’ ! Mais quelle robe de trav’ ! »
Curtis n’était plus lui-même, ces temps-ci. Toujours défoncé au speed et bourré à la vodka, huant et sifflant, on aurait dit un vrai voyou du Queens.
« Un instant, Mesdames et Messieurs, disais-je alors à la foule. Dans le public ce soir, se trouve ma sœur, Jackie Curtis ! » Lequel Curtis se levait, applaudissait et hurlait à nouveau : « Robe de traaav’ ! » A quoi je hurlai en retour : « Voix de trav’, si ça ne te fait rien ! Maintenant ta gueule et laisse-moi faire mon show ! »
Dans le genre perturbateur, Curtis avait toujours été un chahuteur de génie, il aurait découragé un orage de continuer à tonner.
Pendant ce temps le disco, qui était né sur Fire Island Pines, avait vogué jusqu’à Manhattan et pris la ville d’assaut. Tout le monde s’était soudain pris de passion pour la rapide pulsation de son rythme, jadis associé aux dancings gays de cette île, où les têtes pensantes de la mode trouvaient un moment d’évasion.
Chic, Gloria Gaynor, Donna Summer, ainsi que la très étrange et très androgyne Grace Jones – cette grande tige noire made in Amazonie qui ne ressemblait pas qu’à moitié à une drag queen – trustaient les podiums des nightclubs – et le magazine After Dark pouvait se targuer de concurrencer directement, dans les rayons art, l’indétrônable Interview.
A cette époque, je partageais ma vie avec un magnifique chef de cuisine blond qui s’appelait Charlie. J’habitais entre la 5ème Avenue et la 13ème rue, et lui juste en face de la Parsons School of Design dont nous scrutions souvent les fenêtres avec des jumelles, cette chère Estelle et moi, avec l’espoir d’apercevoir des modèles à poil.
Lenny Dean faisait souvent le déplacement depuis le New Jersey, via le train PATH, et jamais sans la prunelle de ses yeux : un adorable manteau de castor qu’il appelait Beverly. D’une certaine façon, Lenny prit peu à peu la place d’Estelle dans ma vie, dont l’existence tournait principalement autour de la bouteille : il y sombrait par cycles, s’y noyait, y disparaissait, pour n’en reparaître que plusieurs semaines plus tard, avec l’air d’être tombé dans le caniveau. Au bout du compte, Estelle y sombra corps et bien, et je n’entendis plus jamais parler de lui.
Un après-midi que Lenny et moi on entrait dans le foyer du Reno’s, deux jeunes et beaux gentlemen vinrent à notre rencontre. « C’est vous, Holly Woodlawn ? demanda l’un des deux.
– Bien évidemment, mon chou » souris-je en fouillant mon sac à la recherche d’un stylo. J’étais persuadée qu’il sollicitait mon autographe au lieu de quoi, à mon grand dépit, le deuxième gentleman glissa dans mon dos et me passa les menottes. J’étais sous le choc.
« De quoi s’agit-il ? De quoi m’accuse-t-on ? Je suis une femme honnête ! Je n’étais même pas en ville quand on a cambriolé Bugsy ! »
Je pensais qu’une petite plaisanterie calmerait le jeu, mais l’heure n’était plus à la blague. Je n’avais apparemment pas respecté les termes de ma conditionnelle, après mon arnaque d’il y a sept ans : autant d’années où je n’avais jamais vu mon officier de probation. Étant donné que mon visage faisait la une des magazines toutes les semaines, je ne voyais pas bien l’intérêt de traverser toute la ville pour expliquer à un inconnu comment j’allais. Il n’avait qu’à lâcher 25 centimes aux kiosques à journaux pour le savoir et lire mes critiques.
Du coup : retour au Mausolée d’antan, d’où me fit sortir Ethan Geto (une figure importante du mouvement gay, à l’époque) sous la condition que je rembourse intégralement l’argent jadis « emprunté » à l’ambassade… Bon dieu, j’avais complétement oublié ces foutus 2000 dollars !
A cette fin, Lewis eut l’idée d’un grand gala de charité au Reno’s. Tout le monde était là : Tally Brown, Jackie Curtis, Alexis Del Lago, Judith Cohen, Blossom Deary, Martha Shlamme, Anita O’Day, Bruce Roberts, Ellen Green, Geraldine Fitzgerald – une exceptionnelle affiche de talents mettant leur virtuosité au service de ma libération définitive.
Grâce à leur amitié, la dette fut enfin comblée. Mais bien que dégagée de ce fardeau, j’étais toujours hantée par ce que j’avais fait. J’en fis l’expérience la plus déchirante lors d’un pince-fesses au MoMA, avec Asha. Toute emperlousée et resplendissante, dans ma robe de chez Halston, j’évoluais avec grâce dans une foule de dignitaires lorsqu’une femme tout aussi bien habillée piqua droit sur moi, se planta sous mon nez et me glissa d’un air amusé : « Hello, hello, je suis Madame Chardonnet, ça vous rappelle quelque chose ? C’est à moi que vous avez volé 2000 dollars, une fois »
Bien qu’elle voulût manifestement tourner l’affaire à la blague, cela ne m’amusa pas du tout. Que mon passé de scandales me colle encore aux basques me terrifiait.
« Écoutez, ma jolie, lui soufflai-je, je vous ai remboursée, non ? » Et je tournai les talons. Quand ce cauchemar finirait-il, bon sang ?
De temps à autres, avec mon ami Richard Banks nous allions prendre l’air du côté de Newport, à Rhode Island. Richard était un artiste, jadis très copain avec Andy, au début des années 50. Ils habitaient sur le même palier et Andy passait son temps à lui répéter : « Si seulement je pouvais dessiner comme toi, Richard… Peindre comme toi… » Il y avait toujours des hommes tout nus, chez Richard, des modèles, et Andy venait souvent y jouer les voyeurs.
En plus de son appartement sur la 5ème et de sa villa à Palm Beach, Richard possédait cette maison à Newport (une ancienne église réaménagée, pour être exacte) et c’est là que tout se passait. Des fêtes en pagaille où paraissaient Gloria Swanson, Eileen Pringle ou Doris Duke.
Je me rendais très souvent à ses thés, papotant sans complexe avec ces riches et chicos douairières, lesquelles n’avaient aucune idée d’avec quel genre de poufiasse intéressée elles s’entretenaient.
« Mais quelle charmante jeune femme ! » s’extasiaient-elles plus tard auprès de Richard. Alors que, le soir-même, lui et moi foncions faire n’importe quoi dans les plus sordides clubs disco de Newport…
En 1978, Gerald s’entendit avec un producteur londonien, Bernard Jay, pour me faire travailler dans un nouveau nightclub, le Country Cousins. Je bouclai mes valises direction Londres, où j’arrivai deux jours avant mon contrat, le temps d’y voir Lorna Luft, qui terminait le sien.
Je tins l’affiche trois semaines au Country Cousins et devins vite la mascotte de la ville. Le club ne désemplissait pas et j’eus le plaisir de rencontrer des célébrités comme Danny La Rue, Shirley Bassey, Sarah Churchill (la nièce de Winston), le Prince de Jaipur ou Quentin Crisp (dont je n’avais jamais entendu parler auparavant). Gerald, qui l’avait vu quelques jours plus tôt sur PBS dans Naked Civil Servant (le film inspiré de sa propre histoire), put heureusement m’éclairer sur son identité. Quentin était (et est toujours) un très beau petit bonhomme, avec un visage rose délicieux et un tourbillon de cheveux lavande soigneusement arrangé sur le crâne. Dans son costume de velours, sa chemise blanche et sa cravate de soie, il avait l’air merveilleusement élégant. On nous présenta après le show et il m’avoua n’avoir jamais vu show de drag queen plus réussi.
« C’était un tel plaisir de vous voir sur scène », me dit-il, tout miel.
Au bout du compte, j’eus grand plaisir à séjourner en Angleterre. Je pus visiter la Tour de Londres et baver devant les joyaux de la Couronne. Il y a d’ailleurs, sur la Couronne royale, un diamant de la taille d’un citron, sans parler des cailloux qui ornent le sceptre, encore plus gros et fabuleux.
Peu après m’être extasiée devant les joyaux, quelqu’un des Relations Publiques m’arrangea un rendez-vous avec la Reine Mère à l’Old Vic Theater, tout juste ré-ouvert après travaux. Concernant le théâtre même, c’était une grosse monstruosité Elisabéthaine qui avait l’air de traîner dans le coin depuis un bon moment – le XVIème siècle peut-être. Quant à la Reine Mère, elle avait l’air d’être là depuis à peu près la même période, mais beaucoup plus coquettement attifée, dans une petite robe jaune avec sac-à-main, chapeau et chaussures assorties. On aurait dit un gros canari nain. A ses côtés se tenait un autre genre de « queen », de zéro sang royal lui, quoique très rigide d’attitude, qui aurait manifestement tué pour porter lui-même une tiare. Son boulot consistait à se tenir près de Sa Majesté et à lui présenter les gens qui paraissaient devant elle. Pour ma part, je n’avais absolument aucune idée de ce qu’il fallait dire à cette vieille chèvre, bien qu’un « Salut, Votre Royauté ! » me parût quand même hors de question.
J’avais cru comprendre qu’elle gardait en permanence une petite bouteille de gin au chaud dans son sac-à-main et qu’elle ne crachait pas sur la goutte. Moi qui adore ce genre de petites rigolotes, ça tombait plutôt bien – et je m’imaginais que, peut-être, plus tard dans la nuit, on irait toutes deux se payer une bonne cuite. Ce serait l’occasion de me faire offrir, en reconnaissance, une bagouze ou deux.
« Et puis-je me permettre de vous présenter Miss Holly Woodlawn » aboya la fausse queen maigre à l’intention de la vraie Queen grosse, comme je lui faisais ma révérence.
« Oh, quel plaisir de faire votre connaissance », flûta-t-elle de sa petite voix haut perchée. Ses joues de chérubin toutes roses, elle vacillait dans ses petits talons jaunes et je tremblai carrément dans les miens, au comble du stress.
« Merci, Votre Majesté… » mais juste comme j’allais embrayer (« dis donc, poupée, qu’est-ce que tu dirais d’aller nous en jeter deux-trois au pub d’en face, toi et moi ? ») on me prit par le bras pour m’emmener au Festival du Film d’Oxford University.
Ce ne fut bientôt plus qu’un tourbillon de mondanités, un jour ici, un jour-là. A Wimbledon, on me présenta Yuki, le fameux designer japonais. J’étais tirée à quatre épingles : robe lavande Zandra Rhodes à sequins, un fin bandeau sur mes boucles en cascade, à la mode antique. J’étais attifée comme pour un jour de courses à Ascot, alors que tout le monde s’en était tenu aux pantalons et aux imperméables… ! J’étais la seule en robe, à enchaîner les escargots, les palourdes, le caviar et les coupes de champagne.
Pendant mes balades nocturnes, j’eus l’occasion de me rendre au Ritz, un incroyable club disco londonien, l’équivalent en prestige du Studio 54. Un soir en passant au vestiaire, je remarquai la présence d’Andy, Halston, Bianca et Steve Rubell qui essayaient d’entrer. Les physios ne savaient pas qui ils étaient. Steve Rubell piquait une crise. Andy avait l’air abasourdi, Bianca, l’air habituel de Bianca, et Halston, au-dessus de tout ça, fumait calmement une cigarette. Je m’approchai de la porte
« C’est bon, dis-je au physio. Je les connais.
– Holly ! fit Andy. Qu’est-ce que tu fais là ?
– Oh, eh bien, un spectacle en ville… Qu’est-ce que toi, tu fais là ? »
Ils seraient rentrés de toute façon, évidemment, mais c’était drôle de les croiser comme ça, dans les cris et hurlements de Steve Rubell. Ces divas, décidément… Rubell allait se mettre tout le monde à dos, je dus prendre sa défense auprès du physio (qui savait qui j’étais).
« Ils sont avec moi, chéri ! » lui répétai-je. Et il les laissa entrer.
C’était si bon. Après toutes ces années, les rôles étaient enfin inversés.
Traduction française de Charles Bosson, Sugar Deli et Pierre Maillet
Chapitre 19 d’ A Low Life In High Heels
The Holly Woodlawn Story
Autobiographie inédite en France de Holly Woodlawn
(écrite en collaboration avec Jeffrey Copeland)
Avec l’aimable autorisation de Pierre Maillet, Charles Bosson et Sugar Deli – Ce texte a servi de base au spectacle One Night With Holly Woodlawn ? de Pierre Maillet, Howard Hughes, Billy Jet Pilot, Luca Fiorello et Thomas Nicolle. En tournée la saison prochaine.
Crédit photos © Bruno Geslin