Ce soir-là, je me suis assis en bout de rangée d’un prestigieux théâtre parisien pour voir le dernier spectacle d’un metteur en scène à la renommée internationale. Un ami comédien m’y a invité et je me réjouissais de le voir.
Arrivé tôt, quand je m’assois sur mon siège numéroté, mon rang est encore vide.
Mais ça affiche complet, alors évidemment je dois très rapidement me lever et me relever pour laisser passer toutes les personnes pour leur permettre de rejoindre leur siège, parfois même laisser passer et repasser celles qui se sont trompées de rangée.
Une bonne douzaine de fois je me lève puis me rassois. Pire qu’à la messe.
Et pas une seule fois on ne me remercie. Ni même on m’esquisse un début de regard ou de sourire.
Je me demande alors ce qu’on a raté pour être si peu connecté les uns avec les autres ?
On est censé être dans le lieu de l’excellence artistique, mais on nage dans la médiocrité sociale la plus abjecte.
Avant le confinement, telles des usines, les théâtres tournaient à plein régime. Mars, est un mois dense. Diffusions, productions, médiations artistiques, suivis de productions, créations. Préparation de la prochaine saison. On arrive à la fin, il faut tout caler, tout valider. Le planning multicolore de la saison à venir ressemble comme tous les ans à une partie de Tetris®. On s’arrache les cheveux. Surtout que ces dernières années, économie oblige, on n’a pas arrêté de fusionner des structures. Une seule équipe fait fonctionner 2, 3 voire 4 lieux simultanément. Et puis il faut assurer la saison en cours, particulièrement difficile cette année : des spectacles ont été reportés à cause des grèves ou autres déconvenues et les élections municipales imposent leur propre temporalité.
Depuis plusieurs années, les cahiers des charges s’alourdissent. Il faut travailler avec tous les publics, rayonner sur l’ensemble du territoire, proposer des activités pendant les vacances, faire de la place pour les amateurs, assurer la transition écologique, inventer une communication attrayante et accessible à tou-te-s, mettre en œuvre les droits culturels, trouver des idées originales, innover. Tout cela, bien sûr est fondamental, mais avec quels moyens ? Car il faut en même temps continuer d’assurer les missions premières et tous les levers de rideau. Donc on agglomère, on en demande toujours plus mais avec de moins en moins de moyens financiers et humains, les équipes des lieux sont en saturation, le système s’auto-asphyxie, les artistes ont des temps de résidence de plus en plus courts et sont tenus, pendant leur résidence, de présenter des étapes de travail et de faire des répétitions ouvertes tout en menant des actions en direction des publics. Tout va très vite dans cette machine infernale et on est tou-te-s au bord du burn-out.
Les spectatrices et les spectateurs sont sur-sollicité-e-s, les plus passionné-e-s et boulimiques viennent tout voir, parce qu’ils/elles ont envie de ne rien rater et parce qu’on leur a dit que c’était « à ne manquer sous aucun prétexte ». Et parfois, ils ne prennent même plus le temps de remercier leur voisin de rangée qui vient de se lever pour les laisser rejoindre leur siège. Ils sont pressés, agacés, fatigués, surbookés. Alors que le simple fait d’entrer dans un théâtre devrait déjà réussir à les mettre dans un autre rythme, à les reconnecter avec l’autre et avec le temps du vivant – ce qu’a réussi parfaitement Ariane Mnouchkine au Théâtre du Soleil, notamment.
Aujourd’hui, le destin a demandé à cette grande machine de s’arrêter. Pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois. Faire une pause. Réfléchir. Prenons cela comme une occasion historique que nous avons pour tout repenser. Pour changer de logiciel.
On le voit immédiatement, dès les premiers jours de confinement, les gens ne peuvent se passer de culture, c’est à dire de liens humains, de communications.
Car « la culture » c’est bien plus grand que les spectacles, et les théâtres. La culture c’est ce qui nous permet de faire humanité ensemble, d’entrer en relation, de débattre, de discuter, de se rassembler, de se consoler.
Que nous révèle actuellement cette période de confinement ? Qu’être ensemble c’est tout simple. Chanter, raconter des histoires, faire la cuisine, faire rire avec de grosses bêtises, émouvoir avec des mots simples, jouer de la musique sur un balcon.
Voilà ce dont les humains ont besoin. Voilà ce que je viens chercher quand j’entre dans un théâtre rempli d’êtres humains : de l’humanité, de la communication. C’est quand l’excellence sociale et l’excellence artistique sont réunies que tout devient beau et que tout reprend véritablement sens.
C’est la convivialité qui nous sortira de la crise.
C’est la convivialité qui sera notre salut.
J’espère qu’on ne passera pas à côté de cette opportunité qui nous est donnée de prendre un nouveau tournant. Certains disent qu’ils ont hâte de revenir « à la normale », « que tout redevienne comme avant », et se plongent dans la nostalgie du passé, les réseaux sociaux se tapissent de vieux souvenirs, mais il faut regarder devant nous. Loin devant.
Le secteur culturel doit trouver le moyen de s’extraire du modèle capitaliste sur-actif et compétitif. Il doit imposer sa temporalité propre : celle de la pensée, celle de l’humain, celle du vivant.
C’est cela notre chantier à venir.
Laissons de l’air. Laissons de l’espace. Laissons du vide. Donnons-nous une chance de nous rencontrer, de nous parler, de nous aimer. Lâchons prise. Laissons une chance au hasard, à la rencontre, à l’imprévu, à l’improvisation. Posons nos valises. Pensons moins rapide, mais plus large. Pensons simple. Pensons festif. Pensons léger. Soyons humbles. Soyons humains. Nous sommes vivants ensemble, célébrons-le.
Yann Dacosta, Metteur-en-scène
Qui suis-je ? de Thomas Gornet
Crédit photos © David Morganti
Votre message est intéressant et parfois un peu injuste. Les publics sont différents d’un théâtre à un autre. Par exemple au Havre, le public du Volcan se connaît et échange volontiers. C’était un public encore plus motivé au Volcan maritime, lieu très sympa, où nous avons pu découvrir des metteurs en scène impliqués localement, comme vous, avec Le village en flammes ou Les larmes amères de Petra von Kant, Jean-Christophe Blondel avec Solness le constructeur, Paul Desveaux avec Sallinger… Autre exemple, on peut préférer l’ambiance de Berthier à celle de l’Odéon (6eme), la Comédie de Caen à Hérouville et sa riche histoire de Jo Tréhard à Marcial di Fonzo Bo…
La programmation actuelle du Volcan, maintenant Scène Nationale, est beaucoup moins riche en théâtre en dépit du très beau plateau qui aurait pu accueillir Thomas Jolly et sa mise en scène de Henri VI. Avec ses pauses, ce spectacle était idéal pour provoquer des échanges. J’espère que l’on pourra voir au Volcan Le nid de cendres de Simon Falguières (vu au CDN de Caen), Féminines de Pauline Bureau (déjà vu à Caen, le Volcan est co-producteur). Le public havrais se déshabitue du théâtre de texte, notamment du théâtre contemporain avec Lagarce, Koltès, O’Neil, La Bute,… sans oublier évidemment Shakespeare, Tchekhov, Ibsen, Bernhard, Handke qui nous parlent toujours… J’en oublie beaucoup. Et des metteurs en scène comme Nordey (très grand comédien également), Nauzyciel, Célie Pauthe, Julie Deliquet (les femmes à l’honneur), et bien sûr David Bobée, s’ajoutant à ceux précédemment cités. Les Bains-Douches font un effort remarquable dans un petite salle avec des moyens limités.
Nous espérons vous voir au Havre prochainement. Art merveilleux, générateur de rêve et de réflexion, le théâtre nécessite des moyens que les pouvoirs successifs ont amputés régulièrement. La crise actuelle permettra-t-elle d’en comprendre la nécessité? Comptons sur nous, le public, les acteurs du théâtre, le mouvement populaire, les syndicats, pour faire avancer dans le bon sens.