Chapitre 4 de l’autobiographie d’ Holly Woodlawn.
Vingt-trois aigues-marines
parfaitement taillées brillaient dans la paume de l’employé du store. Il
agrandit encore plus les pattes d’oies autour de ses yeux en les plissant pour
mieux voir le bracelet à la lumière.
« Hummmm » murmura-t-il en
relevant ses sourcils. « Je vous en donne 27 dollars. À prendre
ou à laisser. » Il déposa le bracelet sur le comptoir en verre. À
prendre ou à laisser ? Ce bijou valait beaucoup plus que ça, je le savais
je l’avais volé à ma propre mère ! Vingt-sept dollars on était loin du
compte, il en valait au moins soixante-quinze !
Avec vingt-sept dollars je
n’avais même pas de quoi me payer un ticket pour New York.
Et je ne pouvais quand même
pas trahir ma mère pour si peu !
Je ne pouvais pas, je ne
voulais pas, mais je l’ai quand même fait.
C’était ma seule manière de
trouver de l’argent rapidement pour partir. Je me sentais vraiment mal d’avoir
fait ça et jusqu’à aujourd’hui j’ai toujours prétendu que je l’avais gagné en
distribuant les journaux. Ouais d’accord je ressens encore un brin de
culpabilité.
Je n’ai pas quitté Miami tout
de suite. Russell commençait à douter et on s’était réfugié chez un de ses
amis, un vieux monsieur qui avait son propre appartement. Son nom m’échappe
mais il était gentil et il nous laissait rester chez lui en attendant de nous
organiser. Une chose était sûre, on ne pouvait plus rentrer à la maison, surtout
après avoir arraché mon appareil dentaire avec une pince à épiler à un arrêt
d’autobus ! Dieu que j’ai morflé, mais c’était une caresse comparé à la
réaction de mes parents qui m’auraient lynché s’ils l’avaient su.
Russell finit par se décider
et on a fixé la date de notre départ au 25 juin. Il n’avait pas d’argent alors
il en vola à sa grand-mère et à nous deux on a réussi à se payer deux allers
simples pour New Brunswick en Géorgie.
Quand enfin on est monté dans
le bus ce matin-là devant un dépôt du centre de Miami, on s’est fait accueillir
en fanfare par les garçons. Ils ne voulaient pas nous quitter sans un dernier
grand shaboum ! Ils étaient tous excités, ils pleuraient, ils faisaient
des signes. On aurait dit des mères qui envoient leurs enfants à la guerre. Je
simulais l’enthousiasme du mieux que je pouvais mais en réalité je n’étais pas
très fière. Mon estomac se retournait sur lui-même comme un petit chiot dans un
mauvais numéro de cirque.
Je souffrais en voyant
défiler les derniers signes identifiables de Miami à travers la fenêtre. Nous
étions partis mais malgré tous mes efforts pour fermer les yeux je ne pouvais
pas m’empêcher d’avoir des remords. Alors que le bus traçait la route, j’étais
hantée par l’idée que mes parents puissent ne jamais me pardonner.
La nuit tombait et Russell
délirait d’excitation en imaginant les aventures qui nous attendaient. Nos
rêves allaient enfin se réaliser et ça me remonta un peu le moral.
Je n’appellerai pas ça des
rêves, mais plutôt du cran. On avait sorti nos tripes et notre courage. Bien
sûr je rêvais de ne plus avoir à suivre les cours d’été, de ne plus vivre sous
l’autorité de mes parents, de ne plus avoir à être responsable. Je n’avais pas
d’ambition et ne voulais pas en avoir. Je n’en avais pas besoin j’avais tout.
Je n’avais jamais manqué de rien alors qu’est-ce que vous vouliez que j’attende
de la vie ? Je ne savais même pas ce que c’était. Et soudain c’était parti
: en route pour New York, les poches vides mais la tête pleine de conneries.
Mon rêve à moi c’était de ne jamais me réveiller pour ne pas avoir à affronter la réalité. Et ben c’est pas ce qui
m’attendait je vais vous dire.
Le soleil ne brillait pas le
lendemain quand on est arrivés au dépôt de New Brunswick. Le ciel était couvert
et on sentait la pluie dans l’air. A peine
descendus du bus on a rejoint l’autoroute direct pour faire du stop,
mais sans succès. Avec notre chance habituelle, la foudre frappait au loin
provoquant un vent effrayant qui tournoyait et nous ballotait sur la route
comme deux herbes sauvages.
Des torrents de pluie nous sont
tombés dessus pendant qu’on marchait les pouces levés. Les voitures passaient
les unes après les autres et plus on avançait, plus la route semblait longue.
La pluie nous frappait comme des billes d’acier, elle piquait nos visages et
bien sûr nous mouillait la peau.
La foudre frappa dans le ciel
et explosa dans un incroyable rayon de lumière. Dans ce flash on a vu au loin
un petit motel au bord de la route. Le néon qui frappait contre la fenêtre
annonçait des chambres libres.
On se précipita dans cet
endroit délabré pour échapper au déluge. On escalada les marches de bois en
courant avant de frapper à la porte le plus fort possible. Une vieille femme
épaisse avec une vilaine robe et des bigoudis était vautrée derrière son
comptoir, la tête en arrière, les yeux fermés et la bouche grande ouverte. Elle
ronflait comme un bateau à vapeur ! On frappa de toutes nos forces à la
fenêtre dans l’espoir de la réveiller.
Finalement la veille renifla
en se plaignant d’avoir été si violemment arrachée à sa sieste. Elle demanda
« Hein ? Qui est-là ? » en se penchant au-dessus de
son comptoir et en plissant les yeux pour essayer de voir à travers les
fenêtres et la pluie. Elle se plaignit encore en se soulevant péniblement de sa
chaise pour traverser la pièce et s’avancer contre la fenêtre. Le nez collé à
la vitre elle finit par nous voir et nous ouvrir la porte en fronçant les
sourcils. Une petite cloche sonna. Elle aboya d’une voix rauque : « Ouais ? ».
Puis une main sur la hanche et le visage pressé contre la moustiquaire :
« Vous voulez quoi ? »
Russell bafouilla « Une
chambre s’il vous plaît ».
« Onze dollars la nuit… » En
reniflant et se grattant l’estomac. « Et comptant ». Elle
releva un sourcil et se pencha vers Russell.
« Comptant ? »
demanda-t-il naïvement.
Je n’avais pas la moindre
idée de ce que « comptant » voulait dire et je n’osais pas demander
mais comme il nous était totalement impossible de rassembler onze dollars même
au prix de notre vie j’étais à peu près sûre que « comptant » voulait
dire « dégagez ».
« Ouais ! » ses yeux
sortaient de leurs orbites, tout son visage tremblait d’excitation et sa langue
caressait le petit duvet qui poussait au-dessus de sa bouche : oh mon dieu
c’est sûr on va devoir partir ! L’idée m’était insupportable. Je me suis
rapproché tout doucement du distributeur de sodas sur le porche pour voir si
quelqu’un n’aurait pas oublié une pièce dedans. Pas un centime évidemment!
Et au moment où je me retourne vers la vieille sorcière pour la voir jeter
Russell dehors : un énorme jet de foudre et de tonnerre ! Les
ténèbres s’étaient déchirées en deux pour cracher un éclair qui fonçait droit
sur moi ! La bouche ouverte, les yeux exorbités, et les cheveux
hérissés : BOUM ! Une furie déchaînée descendue du plus profond de
l’univers frappa la machine à soda avec une telle force qu’elle me projeta à 10
mètres en l’air pour me faire atterrir en plein dans la boue.
La sorcière hurla et Russell manqua de s’évanouir. Ils pensaient que j’étais morte !
« Oh mon dieu ! Oh mon dieu ! » cria Russell en courant vers moi avec la vieille. J’étais muette, c’est le moins qu’on puisse dire ! J’ai relevé la tête en gémissant. Je voyais la pluie tomber et la sentais sur ma peau. Oh mon dieu.
« Il est vivant ! » cria Russell.
On aurait dit qu’il se prenait pour Colin Clive et que j’étais Frankenstein. Ceci dit, j’étais vraiment choquée. J’aurais frit comme un poulet si je n’avais pas retiré mon appareil avant de quitter Miami.
En tout cas cette petite décharge était exactement ce dont nous avions besoin. Russell et la vieille femme me soulevèrent pour me ramener sur le porche et me sécher. Elle était tellement mal pour moi qu’elle nous offrit la nuit à condition de partir tôt le lendemain et de ne rien dire à personne, et rassurée par notre promesse, elle sortit une clé et nous emmena devant la porte de la chambre A6.
La chambre était petite, les draps de mauvaise qualité et des rideaux en plastique à fleurs jaunes tombaient sur les fenêtres. Russell entra dans la minuscule salle de bain pour faire sécher ses vêtements sur la barre du rideau de douche pendant que j’observais mon visage dans la glace au-dessus de l’évier. Puis il ouvrit son sac trempé sur le lit pour en sortir quelques affaires.
« L’orage ne durera pas demain » dit Russell en regardant vers la salle de bain. Je le regardais sortir de son sac son rasoir, sa crème et pour la première fois, je remarquai ses longues jambes douces et fraîchement rasées.
« Tes jambes. Elles sont douces ! »
J’étais émerveillée.
« Comme de la soie. La première chose que je fais en arrivant à New York c’est de m’acheter des talons hauts.
– Des talons hauts ??!
– J’ai les jambes pour, non ? » dit-il en se faufilant dans la salle de bain armé d’une pince à épiler. Je l’ai regardé braver la douleur pour se dessiner des sourcils parfaits.
« Tu ne pensais quand même pas qu’ils poussaient comme ça ? »
Je connaissais les petits rituels de Russell pour « être belle » – mais je n’y avais jamais vraiment pensé pour moi avant ce soir-là.
Toute ma vie j’avais voulu être glamour. Depuis le jour où j’avais vu Lola Flores se dandiner à l’écran jusqu’à ma découverte de Lana Turner.
Je rêvais de la procession vers l’église pendant l’épiphanie, je fantasmais des petits défilés de filles avec Nancy Hooch. Le Glamour ! Je le voulais tellement. Et pourtant j’étais là avec mes gros sourcils, mes dents proéminentes et mes poils aux jambes. Je dois reconnaître que je n’étais pas vraiment de la race des starlettes. Mais si Russell était résolu à tailler, couper et se recouvrir de poudre, il n’y avait pas de raison que je ne le fasse pas aussi ! Alors un coup par ci un coup par là j’entamais ma transformation et de toute cette crème rasante sortirent les deux plus sublimes paires de jambes qu’on ait vu depuis Betty Grable.
« Ouuuuuuh ! » Je me trémoussais d’excitation en caressant mes nouvelles jambes soyeuses. « OUUUUUUH ! » je miaulais encore en descendant vers la douceur de mes mollets.
« Wow ! » s’exclama Russell devant une texture aussi souple.
Je me trouverais peut-être bien aussi une paire de talons, moi ! En tout cas les jambes n’étaient qu’un début. À l’aube j’étais complètement retapée avec une touche de fard made in Russell, une pointe de mascara et deux superbes sourcils assortis. Ce matin-là nous avons fait nos adieux à mon ancien moi dans le miroir de la salle de bain.
Retour à l’autoroute et, un
après-midi, alors qu’on traverse Savannah en Georgie les pouces en l’air, on
découvre un vieux quartier délabré.
Malgré leur air usé et exposé
aux quatre vents, les maisons du quartier conservaient une certaine majesté
sudiste, comme de fiers vestiges du passé avec leurs larges colonnes, leurs
porches massifs et leurs gracieux balcons. Le quartier avait un charme fou et
transpirait la belle hospitalité sudiste. Enfin, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive
qu’on avait atterri au milieu du ghetto noir. Et n’oublie pas, chéri, qu’on est
en 1962, au pic des tensions raciales entre blancs et noirs. Ces gens étaient
effrayants et nous suivaient d’un regard plein de reproches sur les porches
pourrissants de leurs demeures à la gloire passée. Je me sentais comme un
agneau rebelle perdu dans une jungle infestée de hyènes affamées. Et pas de celles
qui se marrent, hein !
Aucun sens de l’humour envers
les Blancs, et encore moins les Blancs
ressemblant à des Blanches !
C’était enfin l’âge de raison
pour les Noirs américains et j’étais au premier rang pour voir ça ! Fini
le stéréotype raciste de l’Oncle Tom. Je n’avais jamais utilisé ce genre de
clichés moi, et pourtant je sentais qu’on allait me le reprocher.
À Porto Rico on ne
connaissait pas le racisme. On n’avait pas l’habitude de classer les gens par
couleur de peau, il y avait toutes
les couleurs et les mariages interraciaux étaient coutumiers. Moi-même j’avais
des parents lointains qui étaient noirs. Putain je ne savais même pas ce que le
mot « noir » pouvait signifier avant d’arriver aux États-Unis. Pour
moi les gens de couleurs c’était les dessins animés !
Mais d’ailleurs qu’est-ce que
je foutais en Géorgie au milieu du ghetto noir ? J’imagine qu’on avait dû
prendre un mauvais chemin. Mon chou, pour moi une tête de nègre c’était un
biscuit chocolaté fourré à la meringue. Et j’allais en faire les frais à moins
de fuir le plus vite possible ! On s’est mis à courir tellement vite avec
Russell que nos ombres y sont restées…
La vie sur la route c’était
pas mal, ça c’est sûr. Il se passait toujours des trucs. Un jour, pas loin de
Fayetteville en Caroline du Nord, on est monté dans une bagnole avec quatre
Marines dedans. Ils étaient sympas et le conducteur nous a demandé où on
allait.
« New
York » a dit Russell.
Le conducteur a souri.
« New Yawk ? » reprit-il
en se moquant de notre accent du sud. « Quesse-que vou allay foutre
là-baas ? »
Je ne sais plus ce que
Russell lui a répondu, il avait de la répartie, mais pour ma part, j’étais très
nerveuse et je me faisais toute petite coincée entre deux Hercules sans cous et
sans cheveux. Je me demandais surtout s’ils avaient remarqué les restes de fond
de teint sur mon visage et ce qu’ils pouvaient bien en penser.
Avant la moindre réponse, on
se retrouvait garés dans le parking du Lucky Star Motel où Russell s’offrait
une partie de jambes en l’air avec deux Marines et me laissait me débrouiller
niveau conversation avec les autres. J’avais trop peur de me faire violer.
N’oublie pas chéri qu’à l’époque j’étais innocente j’étais un bébé ! Enfin
disons que je ne me sentais pas vraiment prête pour mon premier gang bang. Je
tremblais rien que d’y penser mais vu la générosité de Russell j’ai vite
compris que je n’avais pas trop de souci à me faire, ce garçon tournait aussi
vite qu’une toupie, si tu vois ce que je veux dire !
Après que Russell ait honoré
ses obligations militaires, retour à la case autoroute comme deux petits chiots
égarés. Affamés, sans argent et sans personne pour nous prendre on a fini par
passer une nuit dans une décharge pour s’éviter une autre tempête. On
commençait à craquer et le lendemain je me décidai à rappeler mes parents.
Je les ai supplié au
téléphone, j’ai pleuré en leur disant à quel point j’étais désolée et que
j’avais besoin de rentrer. Ma mère pleurait à l’autre bout du fil. Elle était
tellement heureuse de m’entendre qu’ils finirent par s’excuser elle et mon père
en me promettant de m’aider à rentrer. Je pleurais en leur disant encore que je
les aimais.
Mes parents m’envoyèrent de
l’argent au bureau Western Union de Fayetteville pour que je m’achète un
billet. Mais une fois l’argent dans les mains je n’achetai évidemment pas un
billet de bus pour rentrer à Miami, on a tout simplement repris la route avec
Russell.
La culpabilité avait atteint
son maximum mais quelque chose en moi me poussait à prendre l’argent pour fuir.
Avec le temps je me demande vraiment comment j’ai pu leur faire ça. Mes parents
voulaient que je rentre à tout prix et je leur ai tourné le dos. Je les ai
trahi, même si je les aimais. Mais j’étais tellement perdu et confus. Je savais
que si je rentrais je me retrouverais à la case départ, en ne pensant qu’à
fuir.
On a donc continué notre
route.
Jamais on n’aurait pu
imaginer à quel point il faisait froid en juin la nuit et on tremblotait dans
nos minishorts et nos t-shirts d’été quand enfin un chauffeur de poids lourd
nous ramassa à Philadelphie sur la US One. Il était sympa et pas
franchement gêné par nos excentricités. En fait personne ne nous a embêtées
pendant ce voyage. Peut-être parce qu’on était jeunes et qu’il nous suffisait
d’être mignonnes.
Le chauffeur traversa
directement le New Jersey pour entrer dans Manhattan et je n’oublierai jamais
l’horizon que j’ai vu ce jour-là. J’étais Dorothy qui voit pour la première
fois la Cité d’Émeraude !
Plus les buildings se rapprochaient
et plus mon cœur se gonflait d’excitation. On traversa le Holland Tunnel pour
découvrir ce manège qui nous attendait de l’autre côté et qui s’appelait New
York City.
Les gens grouillaient, les
klaxons sonnaient, les agents de circulation sifflaient mais la seule chose
qu’on voyait c’était le ciel, qui nous coupait le souffle. Le chauffeur nous
déposa au centre de Times Square et on se retrouva sur la 8ème au
niveau de la 42ème rue, perdues au milieu des affiches de cinéma.
1962 c’était l’année de Cléopâtre et
je rêvais de voir le film mais n’ayant pas un centime il fallait d’abord se
concentrer sur des choses plus importantes comme trouver un endroit où dormir.
Dans un premier temps nous ne savions absolument pas comment nous y prendre.
Nous ne savions pas où aller. Dans le feu de l’action j’étais terrifiée et
excitée en même temps. New York était là devant nous – le sens même de la vie –
mais que faire ?
On a survécu en trouvant deux
petites chambres glauques dans un hôtel minable et nous passions nos journées
dans les rues. On a essayé les annonces d’emploi mais sans succès. A quinze ans
il ne me venait pas à l’idée que je pouvais être trop jeune ou que Russell
faisait trop folle. Nous étions différents et les gens ne voulaient pas de
nous. C’était horrible. Et après environ trois semaines à se prendre des portes
et sans aucun endroit où aller que la rue, Russell décida de se barrer. Il
appela sa grand-mère qui lui envoya de quoi s’acheter un billet de bus pour
rentrer. Moi aussi je voulais rentrer mais j’avais trop honte pour affronter
mes parents. Et je pense qu’ils n’étaient pas vraiment prêts à me revoir non
plus. Alors je suis resté. 42ème rue 6ème avenue c’était
toute ma vie jusqu’à ce que je découvre Bryant Park qui était le cœur de la vie
des drag queens et des prostitués. Je l’avais confondu avec Central Park, ça
vous donne une idée de ma naïveté. Un après-midi je traînais sur un banc quand
une folle portoricaine compatit avec ma situation et me prit sous son aile.
Elle m’emmena chez son mec et me laissa y rester quelques jours.
Après ça j’ai rencontré des
folles de Miami qui vivait dans un hôtel miteux à l’angle de Broadway et de la
72ème. Elles vivaient les unes sur les autres dans une seule pièce
et se prostituaient en vendant leurs jeunes corps virils pour 20 balles la
passe. A la fin de la journée elles mettaient en commun la recette pour
survivre.
Comme je n’avais nulle part
où aller elles me proposèrent de rester. Je n’aimais pas vraiment l’idée de
vendre mon corps, moi. J’étais horriblement nerveuse et je n’avais pas la
moindre idée de ce qu’il fallait faire. Première question : comment on
fait pour trouver du travail ? Je ne me voyais pas vraiment me lancer dans
le porte-à-porte. Et si jamais je trouvais un client potentiel, qu’est-ce je devais
faire ? donner des échantillons gratuits ou offrir un « satisfait
ou remboursé » ?
« Écoute tu dois pas faire ça comme si
tu vendais des cookies » me dit une de mes colocs.
« Ben ouais » dit une autre
en s’accrochant à un vieux bout de mégot « Faut vendre ta cam’ ma
fille, mais faut pas en avoir l’air, tu piges ? »
Pas vraiment, mais
j’essayais. Parfois je me dis que j’aurais gagné plus d’argent en vendant des
cailloux ! J’arpentais les rues jusqu’à une heure ou deux heures du mat’
pour finir la plupart du temps au Bickford Coffee Shop où on pouvait rester
aussi longtemps qu’on voulait à condition d’avoir toujours la tasse pleine. Et
quand j’en avais marre de rien foutre je reprenais le taff dans les halls
d’immeuble et les coins de rues. J’étais terrifiée. Je détestais ça mais je
n’avais pas le choix.
Un soir, un homme d’une
quarantaine d’années m’invita à monter dans son appartement sur la 54ème.
On discuta pendant des heures. Il me parla encore et encore d’un jeune homme
dont il était tombé amoureux qu’il trouvait trop beau et à qui je ressemblais.
Il me montra des photos et m’offrit du café. Et puis on se mit au lit. Rien de
sauvage ou de tordu, on pourrait même presque dire que c’était plutôt innocent.
Le genre de sexe qu’on fait la première fois avec quelqu’un qu’on ne veut pas
effrayer.
Et une fois terminé il me
donna 50 dollars. 50 DOLLARS ! Je n’en revenais pas ! Je me sentais
riche en rentrant à l’hôtel et ça nous a toutes fait vivre pendant trois jours.
Cette expérience me redonna
confiance.
Je décidai de retourner dans
la rue mais cette fois j’allais attendre que quelqu’un vienne vers moi,
m’emmène chez lui et me donne à nouveau 50 dollars. Mais mon beau, j’en ai
passé des nuits à attendre, et à me les geler ! Le tapin c’était pas
vraiment mon fort. Quand quelqu’un s’approchait de moi je ne savais pas quoi
dire. Quand ça marchait j’oubliais une fois sur deux de prendre l’argent. Et
quand j’y pensais je rendais la monnaie !
Je manquais d’audace. Il
fallait que je m’endurcisse et que j’apprenne à penser à moi. Prends l’oseille,
tire-toi, et tu t’en fous du reste, ce n’était pas moi. Je n’osais pas demander
de l’argent une fois le travail accompli et si on m’en donnait je trouvais ça
incroyable. J’étais la honte du plus vieux métier du monde. Plantée là, gelée,
à moitié morte de faim, je laissais les autres se servir de moi sans oser leur
demander de payer. Chéri j’étais contente si je me faisais 10 balles.
Et quand ça arrivait ce petit
moment de joie était toujours accompagné d’une touche de mauvaise conscience.
Je pensais à mes parents. J’avais blessé les deux personnes qui comptaient le
plus pour moi et je ne voyais pas comment effacer tout le mal que je leur avais
fait. J’étais très seule, et je pleurais la nuit en y repensant.
J’ai fini par quitter l’hôtel. C’est arrivé comme ça. J’ai fait mon sac et je suis partie. Je suis devenue un paria et j’allais d’un trou à rats à l’autre, il m’arrivait même de dormir dans la rue. Quelques fois j’ai passé la nuit dans le dernier wagon du métro qui faisait l’aller-retour entre Brooklyn et Manhattan et je me réveillais à l’heure de pointe. Souvent le matin je me précipitais à Grand Central Station car il y avait des douches dans les WC et je pouvais me laver pour 25 centimes. Et quand vraiment j’étais fauchée je dormais sur un banc de la gare.
Il m’arrivait aussi de me
blottir dans la chaleur d’un cinéma de nuit et d’y rester jusqu’au lendemain
pour un dollar cinquante. Et puis il y avait un automate, une sorte de
cafétéria futuriste faite de distributeurs dans lesquels on trouvait des parts
de tartes, des gâteaux, des sandwiches ou des fruits. Je lâchais 25 cents,
prenait une part de tarte, et puis je traînais là-bas.
Bryant Park était un paradis
pour les personnages hauts en couleur et c’est dans ces charmants petits
fourrés que j’ai rencontré la Duchesse. La Duchesse était un grand Indien qui
se vantait d’appartenir à la tribu apache.
C’était un gars d’une
trentaine d’années au look étrange, il portait deux nattes noires, avait les
pommettes saillantes et une grosse voix qu’on aurait dit râpée à la vodka et au
papier de verre.
Avec le nez en l’air et pas
une seule dent il proclamait haut et fort : « Je suis la
Duchesse ! ». Duchesse de quoi ? Personne ne le sait. Des
égouts ? Mais la Duchesse, ou « Duchie » comme je l’appelais
souvent était loin de rouler sur l’or. Il touchait les allocs et vivait dans un
hôtel à 15 dollars la semaine. Tu parles d’une duchesse.
Son autre grande fierté c’est
que d’après lui il faisait les meilleures pipes du quartier parce qu’il mâchait
tout le temps du chewing-gum. Je n’en avais jamais fait l’expérience mais il
s’en vantait tellement souvent que j’avais fini par le croire sur parole. Et
c’est comme ça qu’on se retrouve au milieu du parc, sans un rond, avec la Duchesse
qui me répète en boucle à quel point elle était belle dans le temps, qu’elle
fait les meilleures pipes de tout Manhattan et qu’elle a un boy-friend
richissime qui malheureusement est en déplacement.
Seulement la Duchesse n’était pas la seule grande dame du coin. Libra et Josie, deux gars d’une vingtaine d’années, la surpassaient complètement. Pour moi c’étaient elles les vraies stars de Bryant Park. Libra était une blonde platine qui idolâtrait Marilyn Monroe, Josie était son opposée et ne s’habillait qu’en noir.
Elles n’avaient jamais prêté attention à moi jusqu’au soir où Libra m’aperçut dans un bar de nuit à l’angle de la 52ème et de la 8ème avenue. Je ne me rappelle plus du nom de l’endroit mais c’était un repère de prostitués. J’y allais de temps en temps pour entendre les derniers tubes. Celui de l’été 62 était « Mickey’s Monkey » et la Motown produisait les nouvelles stars comme Martha And The Vandellas ou les Supremes. Il y avait aussi Mary Wells et Little Stevie Wonder qui débarquaient. On dansait le Roach ou le Mashed Potatoe toute la nuit en gobant des pilules. Des excitants, des calmants, des Tuinals, des Seconals, des psychotropes genre Black Beauties ou Escatrols bref, tout ce qui nous passait sous la main. On se foutait de tout et personne ne flippait en pensant à l’overdose. Et si par malheur on y pensait, rien de plus simple, il suffisait de reprendre un cachet.
Généralement après une longue nuit à tout faire pour éviter les passes (mais à le faire quand même pour 10 balles), je fonçais à Grand Central pour me doucher. J’entrais dans la première cabine et je dégainais mon poudrier pour me faire les sourcils avec du doré et des paillettes vertes. Crois-moi chéri c’était pas d’une grande subtilité. Il fallait surtout que ça se remarque donc j’en mettais même sur les paupières pour que ça ressorte sur l’eye-liner noir. J’avais fini par voir le film Cléopâtre et je m’en inspirais.
Après trente minutes en cabine je ressortais nonchalamment avec les cheveux quasi dévitalisés tellement je les avais travaillés sur mon front et les paupières refaites comme une robe de Bob Mackie ! Je vous jure si le marionnettiste Wayland Flowers m’avait vu on aurait pu bosser ensemble ! Mais bon je trouvais mon look impeccable, même si j’oubliais de faire à mes cheveux la même chose derrière que devant. Du coup ils étaient tout lisses et naturels derrière, alors que devant on pouvait penser que j’avais reçu une décharge électrique ! Je ne m’en rendais pas compte et je me persuadais qu’on n’avait rien vu de plus glamour depuis Liz Taylor. Voilà à quoi je ressemblais en entrant dans le bar et pourquoi on me surnomma « le Paon ».
C’est Libra qui vit la première mon potentiel de reine de beauté. Pourtant elle ne s’est pas gênée pour me dire qu’avec mes cheveux éclatés comme la queue d’un dindon je ressemblais à Phyllis Diller ! J’étais dévastée mais Libra en tant qu’esthéticienne professionnelle m’a filé une pilule et direction les chiottes pour un relooking express.
C’est devenu ma meilleure amie et on se voyait tous les jours au parc. Puis un jour d’août bien moite je la vois courir vers nous en chialant le New York Times à la main. On ne savait pas ce qui s’était passé mais Libra avait l’air dévastée. C’est alors qu’on a vu le titre terrible qui annonçait la mort de Marilyn.
Ce jour-là New York s’est tu. Je n’en revenais pas. Marilyn Monroe – morte ? C’était impossible. Le journal allait forcément s’excuser et avouer qu’ils s’étaient trompés de blonde. Mais ça n’est pas arrivé. Libra l’imitait souvent – pas tant ses manières que sa personnalité.
Elle aimait ce qu’elle
incarnait : la sensualité et le glamour mais auréolés d’humour et
d’autodérision. Libra assortissait ses vêtements à ses cheveux blancs décolorés
et c’était quelque chose ! Je passais ma vie avec elle et Josie jusqu’à ce
qu’un jour le copain de Libra se fasse arrêter pour vol à main armé et prenne 3
ans de prison ferme. Là j’ai cru qu’elle allait craquer. Ça et la mort de
Marilyn la même semaine c’était trop pour ses nerfs. Elle nous quitta pour
retrouver sa mère à Brooklyn.
En septembre quelqu’un dégota
une voiture (ou l’emprunta, ou la vola, je ne sais pas) et la Duchesse, deux
gigolos et moi on est parti pour Hollywood. Comme personne chez nous ne pouvait
s’offrir de manteau d’hiver, ça nous semblait raisonnable de se tirer au
soleil. Pendant le voyage, vers Shreveport en Louisiane, la Duchesse se fit
arrêter pour comportement obscène dans les toilettes publiques et se retrouva elle
aussi en prison. Personne ne savait quoi faire, on était sans le sou au beau
milieu du territoire redneck. Aucun de nous ne voulant être le suivant on a
foutu le camp. On lui a promis de lui envoyer de l’argent pour la sortir de là
quand on serait arrivés mais cela pouvait prendre des mois, des années !
Merde si ça se trouve la Duchesse est toujours en prison à Shreveport à l’heure
où on se parle !
La voiture tomba en panne à Houston et là c’était foutu pour Hollywood. On était assis là au milieu de cette ville étrange de redneck homophobes tellement homophobes qu’ils n’auraient pas touché une bouteille de lait homogénéisé. Ces gens-là mon chéri ! Si on peut appeler ça des gens, moi je préfère appeler ça des crapauds débiles incapables de maîtriser le langage et qui crachouillent des mots incompréhensibles comme de la chique. Impossible de comprendre un traître mot de leur vocabulaire. Et tu sais à quel point j’apprécie les gens qui ont du vocabulaire. Enfin tout sauf ces connards étroits d’esprit dans leur pick-ups couverts de boue avec un bide à bière qui ne supportent que ce qui est blanc.
Même si les gens autour de
moi ont préféré se planquer dans un hôtel minable, mon intuition me commandait
de me barrer fissa. Une belle petite poulette glamour comme moi n’avait rien à
faire dans un nid de bigots sudistes. Je ne pensais qu’à retourner à New York
mais je n’avais pas de voiture, pas un rond et pas vraiment envie de tenter
l’autostop.
Je ne savais pas quoi
faire puis j’ai eu une idée.
Je suis allée un peu traîner
à la station de bus et j’ai rencontré un monsieur plus âgé qui m’a emmené à
l’autre bout de la ville dans un motel bon marché. Il a fait ce qu’il avait à
faire et quand il s’est endormi j’ai fouillé dans son portefeuille et je lui ai
volé tout ce qu’il avait – 90 dollars.
J’ai couru aussi vite que
j’ai pu à la station de bus, je transpirais à grosses gouttes et tout mon corps
tremblait à l’idée de me faire choper et foutre en taule. Je me suis acheté un
billet retour pour New York à 67 dollars et j’ai gardé le reste pour bouffer.
À ma grande déception, tout
le monde avait quitté New York à part Libra qui était retournée vivre à
Brooklyn avec sa mère. Retour à la case départ dans les rues sans aucun endroit
où aller à part Bryant Park et l’automate. J’avais aussi complètement oublié
que je n’avais pas de vêtements d’hiver et que c’était pour ça que j’avais
quitté New York.
Comme l’automne était arrivé
et que je passais tout mon temps dehors j’avais attrapé une sale
pneumonie ! J’étais tellement faible et malade de fièvre que je suis allé
en délirant à l’hôpital St. Vincent. On m’a déshabillé pour me faire enfiler
une robe de chambre avant de me clouer dans une couchette. Comme je n’avais ni
argent ni assurance médicale ma couchette était dans le hall. Il n’y avait même
pas de rideau. On m’avait retiré toute ma fierté en m’exposant à tous les
regards. À seize ans, alors que la plupart des ados potassent leurs exams moi
je faisais des passes, je vivais dans la rue, et je ne savais pas quand
j’allais prendre mon prochain repas. Le pire c’est que c’est pour une vie comme
ça que j’ai raté le bal de fin d’année !
Une fois la fièvre éteinte
c’était retour aux passes et aux nuits de fortune dans Grand Central. Je me
disais que je payais pour toute la peine que j’avais causée à mes parents, et
je payais le prix fort.
De retour à Bryant Park je
rencontrais un jeune homme intelligent qui faisait de la mendicité une
profession. Il prétendait être sourd et aveugle pour attirer la pitié des
passants. Il s’en sortait sacrément bien avec sa petite coupe pleine de monnaie
et quand on est tombé amoureux il m’a emmené faire du shopping. Sa générosité
m’a tellement touchée que je me suis immédiatement installée chez lui. La
romance n’a pas duré longtemps, quand on en a eu tous les deux ras le bol j’ai
repris mon manteau d’hiver et suis retournée encore une fois dans la rue.
J’ai dû passer une année à
errer d’un caniveau à l’autre jusqu’à ce qu’un soir dans notre club de nuit je
rencontre à nouveau Libra et Josie. Libra faisait encore tout son possible pour
libérer son copain et la seule mention de son nom la rendait hystérique. Elle
faisait ce qu’elle pouvait et avait quitté sa mère à Brooklyn pour emménager
dans un joli petit taudis à l’angle de la 38ème et de la 9ème
avenue. C’était horrible, en plein milieu du quartier du textile, avec les
camions qui livraient à 4 ou 5 heures du matin. Libra semblait tellement seule
et misérable que je décidais qu’il était de mon devoir chevaleresque
d’emménager avec elle pour lui tenir compagnie.
Elle travaillait comme
coiffeuse et m’encouragea à reprendre une carrière dans la beauté. Après tout
il fallait bien que je fasse quelque
chose de ma vie alors pourquoi pas couper des cheveux ? C’était
toujours mieux que les passes. C’est du moins ce que je pensais à l’époque.
J’étais jeune, tu sais. Et l’idée de rendre le monde plus beau en devenant
esthéticienne me paraissait réjouissant. Mais il y avait un hic : la
formation d’esthéticienne coûtait une fortune et j’étais déjà contente quand je
gagnais 10 balles par nuit. Je serais déjà morte et enterrée si j’avais dû
réunir les 500 dollars d’entrée pour l’année. Il n’y avait qu’une solution et
j’étais malade rien que d’y penser. Pour la première fois en cinq mois j’allais
devoir appeler mes parents.
J’étais très surprise qu’ils soient heureux de m’entendre et qu’ils m’envoient un billet pour retourner les voir. J’y suis resté une semaine mais quand j’ai à nouveau ressenti le besoin de partir, mon père s’assit avec moi pour me parler. Il me dit qu’il savait que je ne serais pas heureuse à la maison et me demanda si j’avais des plans pour l’avenir. Je leurs parlai donc à lui et ma mère de mon idée de formation à l’école de beauté de New York. Je ne serais jamais ce docteur, cet avocat ou cet ingénieur dont ils avaient rêvé mais au moins j’aurais des compétences dans un domaine et ils m’y encouragèrent.
J’avais confiance en moi et j’étais sûre d’être capable de faire de belles permanentes. Et puis un après-midi, alors que j’étais allongée dans la baignoire à écouter les Beatles en rêvassant à ma future gloire dans la haute coiffure j’entends le présentateur interrompre brutalement « I Wanna Hold Your Hand » pour nous annoncer une terrible nouvelle.
Le Président Kennedy venait d’être assassiné. Je me suis levé pour écouter et tous mes rêves se sont évaporés. C’est comme si soudain tout s’était figé dans le temps et dans le silence, c’était comme être plongé au centre d’un ouragan. Tout – ma maison, Miami Beach, le monde entier – était plongé dans le silence. Tout le reste de la journée le seul bruit qu’on entendit fut celui de la télévision. Mon père, ma mère et moi nous écoutions encore et encore les mêmes détails de l’assassinat devant les mêmes images d’actualités qui revenaient en boucle.
Puis quand l’assassin Lee Harvey Oswald fut arrêté et tué par Jack Ruby en direct dans nos salons j’ai cru un moment que le monde était devenu fou. Tout à coup rien n’avait plus de sens. Comme si les États-Unis avaient implosé. Personne ne comprenait ce qui se passait. Personne ne savait quoi faire. Personne ne comprenait ce qu’il avait vu. Le choc était tellement brutal qu’il laissa la nation bouche bée et l’air hagard, un peu comme ma première victime à l’école de beauté de Hollywood.
De retour à New York mon arrivée à l’école a été un vrai choc. L’automne n’a pas tardé à nous quitter pour nous abandonner, Libra et moi face à un horrible hiver, compressées dans notre taudis à essayer de se réchauffer pendant qu’une drag queen latino hystérique connu sous le nom de Miss Lopez tambourinait sur les tuyaux du hall en hurlant : « Mira, Coño, y’a plus de gaz quand je pète que dans ces foutus conduits! » Miss Lopez mélangeait toujours l’anglais et l’espagnol selon la partie de son cerveau qui fonctionnait le mieux à ce moment-là.
Elle était large, ronde et portait des lunettes en écailles, des sweaters serrés, un corsaire et des chaussons ! Elle était grande et ventrue avec des hanches larges, pas de cul, et partout où elle allait la terre rebondissait sous ses pieds. Cette fille était un tremblement de terre ambulant. Et les scènes qu’elle faisait ! Quand elle était heureuse c’était des explosions de pure folie : elle sautait partout en agitant les bras en l’air et en hurlant « Woooo ! Woooo ! ». Ces « Woooo ! Woooo ! » étaient les plus effrayants que je n’ai jamais entendu mais ça ne m’empêchait pas d’aller avec elle à Times Square le jour de l’an. Avec cette folle je pouvais être sûre que la foule nous laisserait tranquilles.
J’appris plus tard que Miss Lopez était cliniquement folle et recevait à vie une aide de l’état. Y’en a qui ont de la chance !
Mais l’appartement de la 38ème rue était beaucoup trop froid et petit pour deux. Libra et moi, comme deux coucous qui migrent vers le sud, on s’installa dans l’appartement de sa mère à Brooklyn où il faisait beaucoup plus chaud. L’endroit était sympa : un petit deux pièces près de la voie ferrée dans le quartier de Ridgewood. La mère de Libra était un sacré personnage d’origine irlandaise. C’était une de ces grandes filles joviales qui avait toujours une bière dans la main et un cigare dans l’autre. On aurait dit l’acteur W.C. Fields, elle avait le même gros nez rouge.
Elle s’appelait Rosie et travaillait d’un côté comme standardiste et de l’autre comme assistante téléphonique pour des bookmakers. Je l’aidais même de temps en temps à prendre les appels. Je me rappelle d’un gars qui s’appelait Louie, il fallait lui communiquer les chiffres en les faisant passer pour des listes de course : « Ouais alors trois têtes de laitue, deux boîtes de maïs, deux kilos de patates… »
Mais Rosie était surtout un moulin à parole alcoolique qui n’avait envie que d’une chose : s’amuser. Elle était provocante et parlait fort, elle avait du cœur et un rire communicatif ; la vraie blonde plantureuse, mamma irlandaise et championne de bingo. Et qu’est-ce qu’elle pouvait boire ! Son rade préféré c’était un petit pub au coin de la rue. Tous les vendredi soirs elle se faisait belle et sortait faire la bringue avec son mec Jimbo. Et tous les vendredis, Libra l’entraînait dans la salle de bain pour pratiquer ce qu’elles appelaient le « vaudou des folles ». Rosie entrait chancelante et toute dépenaillée pour en ressortir toute crêpée, laquée et vaporisée à la perfection. Son visage était entièrement poudré, les pommettes roses dessinées et les lèvres rouges ; elle était adorable, on aurait dit une poupée de la vitrine de Woolworth. Une fois Rosie partie, on s’habillait Libra et moi pour aller à Greenwich Village. Il y avait encore à l’époque quelques beatniks pour jouer des bongos ou réciter de la poésie, et le croisement de la 8ème rue et de la 6ème avenue était le rendez-vous des gays. On se pointait vers neuf heures le soir et on y restait discuter jusqu’à deux heures du matin.
Je me souviens d’une nuit passée là-bas, on parlait avec les gigolos du coin quand je remarquai au loin une belle silhouette androgyne. Il (ou elle), quel que soit son sexe, semblait seul, distant et ne prêtait aucune attention autour de lui. Il avait surtout l’air de ne se préoccuper que de son apparence. Libra le regarda à son tour et quand les gigolos remarquèrent notre curiosité l’un d’eux s’écria : « Oh ne vous occupez pas de celle-là, elle ne parle à personne, elle se prend pas pour de la merde ! ».
Ça, mes amis, c’est la première fois que j’ai vu Miss Candy Darling, un garçon de 18 ans aux cheveux noirs qui n’allait pas tarder à devenir une légende de l’underground.
Chapitre 4 d’ A Low Life In High Heels
The Holly Woodlawn Story
Autobiographie inédite en France de Holly Woodlawn
(écrite en collaboration avec Jeffrey Copeland)
Avec l’aimable autorisation de Pierre Maillet, Charles Bosson et Sugar Deli – Ce texte a servi de base au spectacle One Night With Holly Woodlawn ? de Pierre Maillet, Howard Hughes, Billy Jet Pilot, Luca Fiorello et Thomas Nicolle. En tournée la saison prochaine.
Crédit photo spectacle © Bruno Geslin