Chapitre 6 de l’autobiographie d’ Holly Woodlawn.
Les années soixante s’embrasèrent comme une fusée et explosèrent en un bouquet de manifestations raciales, politiques et en un chaos effréné. Cette nation qui s’était préparée à fond pour la guerre nucléaire et les assauts russes n’avait absolument pas vu venir les turbulences liées au Vietnam et aux mouvements des droits civiques.
Marilyn était morte, Kennedy assassiné, et les Beatles avaient envahi les ondes. Toutes les modes s’inversaient. Les filles s’habillaient comme des garçons, les garçons comme des filles, et au milieu de toute cette folie Martin Luther King se battait pour l’égalité. Le paradis de Kennedy allait exploser en morceaux.
Un bouleversement suivait l’autre. Fini les prototypes bien mis aux cheveux courts du Mickey Mouse Club et bienvenu les hippies propageant l’amour et la paix. Les jeunes ne juraient plus que par le Flower power, l’amour libre et le LSD. Et pendant que Frankie et Annette se la coulaient douce sur les plages de Californie, le monde réel plongeait dans le désespoir et se bourrait d’acide au son de Janis et Jimi pour noyer le chaos dans des vagues psychédéliques.
Rien ne semblait échapper à cette révolte acharnée contre la tradition. Les garçons brûlaient leurs convocations militaires, les filles leurs soutiens gorge et Andy Warhol faisait des œuvres d’art à partir de ballons gonflables, de boites de soupe et de produits pour les machines à laver. Il avait renversé le monde de l’art avec ces shows fous et imprévisibles et allait mériter le surnom de Roi du Pop Art. Je crois que je n’ai pas pensé grand-chose de l’homme à la perruque blanche la première fois que je l’ai vu dans le journal. Je me disais que c’était la dernière mode et qu’on se lasserait de lui la saison suivante. Je ne pouvais pas plus me tromper.
Les endroits les plus branchés du moment étaient le Dom et Serendipity Tree. Le Dom était un grand club qui faisait jouer le Velvet Underground, un nouveau groupe avec une grande blonde suédoise comme chanteuse. Elle s’appelait Nico et avait une voix monotone qui était un mélange de Marlène Dietrich et de chauffeur de poids lourd. Elle chantait pendant qu’on projetait des films derrière elle. On prenait du speed avec Libra pour danser toute la nuit et parfois, quand ça nous inspirait, on prenait des huiles de couleur et on les mélangeait entre deux plaques de verre placées devant le projecteur. Cela produisait de grandes fresques psychédéliques qui dansaient sur le mur. On trouvait ça très génial !
Serendipity c’était l’autre endroit où on allait tout le temps : un marchand de glace qui se trouvait dans le quartier très chic du Upper West Side et qui avait été investi par Vogue, Harper’s Bazaaret tout le monde de la mode. Les tendances du moment étaient divines. Le look britavait tout emporté et les filles avaient adopté des visages masculins et des cheveux courts, de longs cils maquillés, des lèvres de poupées, de longues jambes et des chaussures énormes.
De toute cette folie émergeaient les figures de Mary Quant, d’Yves Saint Laurent et de Courrèges (qui avait révolutionné la mode en inventant une cuissarde plate avec deux petites ouvertures sur les côtés, un nœud devant et un talon ouvert).
J’avais du goût et je suivais la mode mais, si vous voyez où je veux en venir, je ne me sentais pas vraiment prête à échanger mes fringues fabuleuses contre un vilain uniforme. C’est en 1964, pour mon dix-huitième anniversaire, que je fus brusquement ramenée à l’affreuse réalité du Vietnam par une lettre de l’Oncle Sam. Bon, si Sammy voulait vraiment me voir au bureau des convocations militaires dans le downtownde Brooklyn, il allait falloir que je fasse une grosse impression. Frissonnante et hystérique, j’ai appelé Libra pour lui demander « ma chérie, le bureau militaire me convoque ! Comment je vais me sortir de ce coup-là ? Aide-moi !
– Ma belle je te le jure, tu n’iras pas au Vietnam ! » me répondit Libra « Laisse-moi faire !
– Faire quoi ? demandais-je en panique.
– Tu vas devenir blonde platine !
– Quoi ?
– Bouge pas, j’arrive !
Et sur ce, elle déboula avec une cuve de décolorant, deux Tuinals pour calmer la douleur (qu’est-ce qu’il fait mal ce putain de décolorant !), et une bouteille de vodka. En moins d’une heure on était tellement bourrés que Libra commença à verser la vodka sur ma tête et que je faillis boire l’eau de javel. Une fois le supplice terminé j’espérais ressembler à Carole Lombard mais j’étais plus proche de Carol Channing.
Je ne voulais pas faire l’armée mais je voulais être belle pour mes boys. Peut-être qu’on allait me découvrir et que l’armée financerait mon premier show ? Bougez de là Maxine, Patty et Laverne ! Je compte bien divertir les troupes à coup de clairons et de boogie-woogie !
Le lendemain matin Libra m’accompagna au bureau militaire. J’arrivai en minishort et en sandales avec une touche de fard pour donner de la couleur. A la seconde où je suis entrée, j’ai senti le sifflement du grand méchant loup ! Tous les gamins italiens de 18 ans de Bensonhurst s’étaient ramenés et huaient et braillaient devant mon accoutrement scandaleux. J’avais la trouille, mais je savais ce que j’avais à faire.
Pas besoin de préciser qu’on a causé un sacré raffut.
On m’escorta immédiatement chez le médecin pendant que Libra ne trouvait rien de mieux à faire que distribuer son numéro de téléphone. Quand j’entrai dans le cabinet du docteur il me regarda de haut avec ses lunettes et dit, préoccupé : « Mais qu’est-ce qui nous arrive ici ?
– Le sourire, chéri. C’est comme ça que j’ai envie de servir mon pays.
– Déshabillez-vous s’il vous plaît » dit-il en ajustant son stéthoscope sur ses oreilles.
Naturellement j’obéissais, j’enlevais mon débardeur. Quand le médecin vit mon torse il m’arrêta, m’empêchant d’enlever quoi que ce soit d’autre.
« Je prends des hormones.
– Nurse, ça ira comme ça, vous pouvez réformer ce jeune homme. »
Elle me dit « désolé » puis m’emmena à son bureau en me tirant par le coude. Elle sortit un gros tampon en caoutchouc et le pressa contre l’encre rouge : « pour toi gamin c’est 4F ».
Fini les treillis, les kakis et les réveils aux aurores. Mais comment j’allais faire pour retrouver ma couleur de cheveux ? Pas la peine d’essayer. Ma seule alternative était de refaire toute ma garde-robe pour aller avec mon nouveau moi. C’est ce que je fis avec une carte Macy’s offerte par Jack pour notre anniversaire. J’adorais ma carte Macy’s. C’est le cadeau de Jack qui m’aura donné le plus de joie, et à lui le plus de peine !
Je perdais la tête dans le magasin, découvrant le plaisir d’être une femme. Et ne vous en déplaise, j’en ai dansé des Javanaises dans les couloirs de Macy’s ! Et qu’à la fin de chaque danse une facture devait arriver, cela ne m’avait jamais traversé l’esprit. Quel délice ! Ma petite culotte gazouillait à la seule pensée de ces sacs bourrés de vêtements. Je ne le savais pas encore à l’époque, mais c’était le début d’une folie.
Ma Macy-mania commença timidement : un petit toaster par ici, une cafetière par là. Et puis aucune cuisine n’est digne de ce nom sans un Blender, un mixer et un frigo auto-dégivrant ! Et une bassine à vaisselle, et une petite robe beige ! On oublie les bigoudis, je comptais bien révolutionner le rôle de la ménagère sixties. Si je ne pouvais pas être mannequin, je trouverais un autre moyen d’inspirer toutes les femmes. Mais bien sûr je passais le plus clair de mon temps dehors. Ma devise ? « Un tablier oui, mais en mousseline ».
Chez Macy’s, un nouveau rayon s’offrait à moi : les vêtements de créateurs ! C’était monumental, particulièrement pendant les soldes. Je ravageais les rayons de haut en bas et je rentrais avec des malles de blouses, de jupes, de robes, de bas et de foulards – et hop un autre toaster, celui-là ne faisait pas que griller le pain, il pouvait aussi le couper pour en faire des croutons ! Oh les joies du confort moderne ! Je me suis même offerte un costume en daim couleur cerise à 500 dollars, assorti à une blouse de charme en soie bleue saupoudrée de motifs cachemire bruns. Une tenue incroyable que Miss Candy Darling allait m’emprunter continuellement. Comme je vous le disais tout à l’heure, Candy admirait mon goût pour les vêtements… au point de ne jamais me les rendre !
J’adorais le shopping et je le pratiquais assidûment sans trop me soucier des dépenses. Mais un jour les factures sont arrivées. Est-ce que je devais appeler les urgences pour la crise cardiaque que Jack allait me faire ou la police pour me sauver de mon propre meurtre ? Je ne demandais rien à personne et me mit sur mon 31, je lui préparais un festin avec mes nouveaux gadgets électroménagers et l’accueillit avec un simple sourire et un double Martini. Il s’est immédiatement douté de quelque chose et je réalisais vite en lui annonçant nonchalamment qu’on avait perdu 2000 dollars que pour faire passer la nouvelle le Martini aurait dû être triple. Jack s’est littéralement embrasé à tel point que j’ai cru que j’allais me retrouver seule avec un tas de cendres en face de moi.
Une fois le volcan éteint à coup de drinks et les coups de colères un peu apaisés, nous avons pris une décision qui nous semblait raisonnable et sensée. Enfin lui trouvait ça sensé, moi un poil trop rationnel. Mais bon il fallait bien lui donner raison si je voulais sauver ma vie : j’allais trouver un travail pour payer mes propres factures. Quelle horreur ! Fini les beaux jours à poser en tenues de créateurs devant mon frigo design, à moi les beaux jours de la femme d’affaire !
J’avais les boules, le cul vissé sur la chaise de la cuisine, enchaînée à la table toute la journée à éplucher les petites annonces. Je te jure j’aurais préféré lire la boîte de céréales.
Mais comme il fallait bien se racheter, je prenais en compte chaque annonce, un peu perplexe cela dit quant à mes capacités. Et soudain je l’entendis, la voix qui m’appelait, elle était là devant moi en noir et blanc !
« Besoin d’aide »
Jusqu’ici tout va bien.
« Toiletteur pour chien expérimenté. Plein temps. Excellent salaire. Vous rendre chez Dippity-Doo boutique pour Chiens »
Fabuleux ! Quoi de plus excitant que la perspective de passer ses journées avec le meilleur ami de l’homme ? N’importe qui était capable de laver et de toiletter un chien, surtout moi qui était quasi diplômée de l’école de Beauté de Hollywood ! Je pouvais glamouriser n’importe quelle chienne, alors attendez de voir ce que je ferai d’un chien ! Je me laissais aller à rêvasser à mon nom sur un costume rose à fanfreluches assorti à des boucles d’oreilles et des gants en caoutchouc. Quel ensemble !
« Au bain les enfants » je chanterais à mes petits chiots avant de les jeter dans un bain de mousse antipuces. Un bouffant pour Lassie, une guêpière pour le caniche et un chignon pour le Pékinois. Et rien que l’idée de décolorer un Shih Tzu faisait ma journée ! Je pourrais leur faire les ongles avec une couche de rose et leur tresser la queue avec un nœud assorti ! J’allais révolutionner le toilettage pour chien et transformer n’importe quel basset hagard en primadonna de compète !
Un seul hic : comment mettre du rouge à lèvres à un chien alors qu’ils n’ont même pas de lèvres ? Ou alors on ne les voient pas ! Et à ma connaissance ils n’ont pas non plus de paupières et le bas de leur nez c’est leur bouche ? Mais ce sont d’horribles créatures, c’est pour ça qu’elles sont recouvertes de poils. Et leurs queues, qu’est-ce qu’on fait avec ça ? Ça se frise, ça se coiffe, ça se cache ? Et s’il n’y a pas de queue mais un bout de moignon ? Et là je me suis vue en train de coiffer un pitbull mais tout ce que je pouvais imaginer c’était le piquer pour abréger ses souffrances.
Bon. Assez parlé de mon avenir de toiletteuse pour chiens. Peut-être que j’étais faite pour le trafic aérien ? Je porterais un de ces petits uniformes bleus trop mignons avec le pin’s des ailes d’avion et je donnerais des coups de sifflet en agitant deux torches.
Il faut avoir fait quoi pour décrocher ce genre de job ? Un coup de sifflet, deux coups de torche et hop ! On remue son cul et suivez-moi des yeux beaux pilotes l’atterrissage c’est par ici.
Les annonces m’avaient épuisé et il ne restait pas grand-chose de mon crayon à papier. Assistante dentaire ? Laitière ? Vendeuse chez Dunkin’ Donuts ? Ou alors caissière, cuistot, donneuse d’organes ? Tous ces jobs, même les plus lugubres, demandaient de l’expérience, et je n’en avais dans aucun de ces domaines. J’étais désespérée. Les jobs pouvaient attendre j’avais surtout besoin d’une cigarette, et vite ! Et au moment où je craquais l’allumette je l’ai vue ! Là ! En plein devant mes yeux à l’intérieur de la petite boîte : « vous cherchez un emploi ? Devenez poinçonneur ! »
Mais c’est quoi putain, poinçonneur ? Alors là… Et puis au fond quelle importance, j’avais tellement besoin de trouver que je pouvais poinçonner Mère Theresa. Je continuais à lire : « Vous cherchez un travail gratifiant et satisfaisant, l’école de poinçonneurs Magoo est faite pour vous ! » Ce n’était pas particulièrement excitant, mais tout le monde peut l’être dans la vie à condition d’avoir une jolie robe. Je me posais des questions. Est-ce que c’était ça, la réponse à toutes mes frustrations ? Ce que je cherchais ? Moi aussi j’allais tutoyer les pontes de la poinçonnerie dans mon ascension express et complètement folle. Avant même que la vision se dissipe, je composais le numéro.
Et quelle connerie j’ai encore faite ! Au bout de la cinquième semaine de formation j’aurais pu m’auto-poinçonner. La seule perspective excitante de ce travail c’était de rentrer chez soi. Alors je me suis barrée pour retrouver mes petites annonces. Jack n’était pas très content mais je lui promis que je trouverais un travail quoi qu’il arrive. Alors j’ai persévéré, épluché encore les annonces et fouillé dans ma tête. Pour finir je me suis assise, j’ai laissé mes bras se reposer un peu et je me suis demandé : « Holly, Holly, Holly. Dans toutes tes années d’école est-ce qu’il y a une chose dans laquelle tu excellais ? ». Pas de réponse du cerveau.
Il y avait forcément quelque chose que j’avais appris et qui pourrait me servir dans le monde du travail ! J’avais quand même fait autre chose que de me prélasser avec une serviette sur la tête en chantant sur les disques de Connie Francis ! Ouais. Ben faut croire que non…
En dernier recours je suis allé dans une agence pour l’emploi et je les ai suppliés de me trouver n’importe quoi à condition que ce ne soit pas dans la rue ou vissé sur une chaise.
« Alors là… » ça se fut la première réaction du vieux pruneau bigleux de l’agence à la lecture de mon CV. « Vous savez faire quoi ? Vous pouvez taper ou prendre en sténo ? Gérer un standard ? Utiliser un dictaphone ou un clavier ? »
J’ai failli lâcher « Je sais choisir un restau et claquer du blé chez Macy’s connasse » mais je ne l’ai pas fait. Et à nouveau j’ai réfléchi. Hmmmmm. J’ai commencé à me ronger les ongles car je ne les avais pas limé depuis des semaines et c’est à ce moment-là que l’idée m’a frappée. Je connaissais l’alphabet, j’étais organisée, je pouvais organiser n’importe quoi ! Et dans l’heure je débutais ma nouvelle carrière chez JC Penney sur la 61èmeet 7èmeavenue à classer des dossiers dans un bureau.
Tous les matins c’était la corvée : la douche, le réveil et toute la préparation pour foncer choper le métro du matin pour Manhattan. C’est pas joli l’heure de pointe, surtout quand on s’est faite belle ! Je risquais ma vie chaque jour, compressée contre les autres membres du troupeau. Je m’accrochais aux rampes au péril de ma vie et WOOSH, je me retrouvais projetée et secouée par la foule, comme une petite feuille d’automne qui tombe dans un ruisseau. Et dieu savait où j’allais me retrouver !
Quand enfin je m’extirpais du banc de sardines convoyé par le monstrueux monorail j’avais été tripotée, piquée, poussée, malmenée, pincée, compressée, blessée – et insultée ! J’étais toute belle en sortant de chez moi le matin mais une fois que je ressortais des profondeurs de l’enfer ma jupe n’était plus droite, ma blouse était déboutonnée et mes cheveux étaient tellement en désordre qu’on aurait pu croire que je venais de me faire agresser ! Ce trajet était un attentat quotidien !
Pas besoin de préciser qu’une fois arrivée au bureau j’avais déjà besoin d’une double shot. Si aller travailler était une expérience exaspérante, travailler c’était encore pire ! Mais à nouveau tout finît par aller plutôt pour le mieux et je vivais ma vie d’hipster des 60’s jusqu’à l’incident de l’ascenseur. Au beau milieu d’une conversation sans importance une femme me demanda si mon vrai prénom était Hollis ? Hollis ? Mais de quoi elle parle ? Je n’avais jamais entendu ce prénom avant et ça sonnait très masculin. Pendant les jours qui ont suivi je me pointais recouverte de vêtements en transpirant la paranoïa – est-ce qu’elle avait deviné la vérité sur mon sexe ? Les gens pensaient que j’étais en deuil.
Bon, pour vous dire la vérité, trouver un poste excitant dans le classement de bureau c’était à peu près comme de chercher une aiguille dans une botte de foin… Alors un beau jour je suis allée déjeuner, je me suis tapé un cocktail, et je ne suis jamais revenue. J’en avais assez de passer mes journées dans ce bureau étouffant avec les mêmes filles, alors je suis revenue à ma vie de femme au foyer glam’. Mais je ne pensais pas que Jack allait me dire à nouveau de trouver un job si vite. Car à nouveau les factures de Macy’s se sont amoncelées. Alors ni une ni deux, retour à l’agence pour l’emploi.
Il ne m’a pas fallu longtemps pour me retrouver submergée sous la paperasse puisque c’est elle qui fait tourner le monde. Et oui, j’avais retrouvé un autre job de documentaliste comme je les aimais, mais cette fois chez American Express. Et je me noyais sous les drachmes et les yens.
Pendant ce temps, à l’autre bout de la ville, Candy s’était trouvé un travail similaire dans une société d’investissements de Wall Street. Elle se démerdait plutôt bien et finit rapidement réceptionniste en chef. Souvent on se retrouvait pour déjeuner à Battery Park avec nos sacs recyclables et parfois, elle venait en douce dans mon bureau et on allait manger à la cafétéria des employés pour s’enfiler les délices surgelés de Stouffer.
Le week end on sortait chez Rienzy dans le West Village sur MacDougal street où on se laissait aller à l’ésotérisme en écoutant des lectures de poésie, en buvant du café et du jus de tamarin jusqu’à en faire exploser nos vessies. Candy traversait sa période « intellectuelle » et elle promenait sa copie de Guerre et Paixde Tolstoï partout où elle allait. À mon avis elle avait découpé les pages à l’intérieur pour s’en faire une trousse à maquillage. Elle n’avait vraiment rien du rat de bibliothèque.
Sa peau translucide était poudrée de blanc et ses lèvres recouvertes d’un rouge couleur camion de pompiers, le dernier de la collection Revlon « Fire and Ice ». Alors que la mode était plutôt aux roses pâles Candy s’était créée son propre style inimitable : un mélange de Vampira et de bohémienne. Son apparence était unique, c’est le moins qu’on puisse dire et, en toute honnêteté, il y avait des moments où ça pouvait être embarrassant d’être avec elle. Quand elle ne mettait pas mes vêtements, elle avait l’habitude de porter une jupe noire moulante, des bas résilles noirs, des escarpins et toujours le même vieux trench noué autour de sa taille. C’était incroyable qu’elle arrive à respirer ! Bien sûr son col était remonté vers le haut, ce qui ajoutait du mystère à sa personnalité et la faisait ressembler à Audrey Hepburn dans Funny Face.
Au bout d’un moment je me suis encore lassée de mon travail. Les mêmes filles, les mêmes vieux potins, et puis toujours s’occuper de l’argent des autres. Alors je suis allée déjeuner, je me suis tapé un cocktail, et je ne suis jamais revenue.
Peu de temps après je suis devenue vendeuse d’une boutique Seventh Heaven au septième étage de chez Sak’s sur la cinquième avenue. J’étais très fière d’être une Sak’s Girl, même si tout ce qu’on me demandait c’était de vendre des bibelots inutiles – vous voyez le genre, des stylos en plume d’oie, des œufs en marbre et toutes sortes de merdes hors de prix dont les gens aiment s’encombrer sans raison. Mais on portait des foulards et des robes de créateur uniques.
Très vite, Seventh Heaven est devenu un enfer commercial. Un jour j’ai vu passer sur le mur du personnel une annonce pour trouver des mannequins maison. Marcher d’un pas léger dans un magasin vêtue d’une robe fabuleuse… Ça, ça me ressemblait ! Surtout que ma seule ambition dans la vie était de devenir mannequin et de parader sur des chars couverts de rose. Je me suis présentée et j’ai eu le job.
Je me revois, sautillant tout au long du cinquième étage en portant les nouvelles collections Oscar de la Renta, Geoffrey Beene, Yves St. Laurentou Sophie Gimbel. (Sophie était la fille de Mr Gimbel le patron de Sak’s, et Soph’ avait son propre salon).
Maintenant que j’étais devenue mannequin, je ressentais le besoin impératif d’être belle tout le temps, même en dormant !
Pour tous les oiseaux comme moi qui m’écoutent et me comprennent, ça veut dire que je dormais avec mon maquillage. Je n’allais quand même pas l’enlever alors que j’avais mis plusieurs heures à le faire. Bien sûr il fallait aussi compter quatre ou cinq heures de retouches par jour. Sur mes yeux, cet effet un peu froissé à la Garbo. Je mettais l’eye-liner au-dessus de mes yeux, là où la paupière se dessine et je portais de longs faux cils avec une tonne de mascara. Ma tête était gonflée par des rajouts et des postiches, et comme toutes les mannequins de l’époque, j’avais déjà sur la tête plus de cheveux que ce qu’une femme peut supporter.
J’adorais la mode féminine de l’époque, mais quoi que je rajoute comme accessoires (et il fallait voir mon encombrante collection de faux bijoux), quel que soit le niveau de glamour de la robe que je portais, rien ne pouvait me faire oublier le vilain petit secret qui se baladait entre mes jambes. J’avais tout ce qu’une femme pouvait désirer à cette époque : un beau mari, une garde-robe fabuleuse, tous les appareils électro ménagers imaginables, une carte de paiement Macy’s et une carrière glamour. Mais il me manquait le gant ! Et je ne parle pas de celui qui te réchauffe les mains. Sans que ça vire à l’obsession, j’y repensais à peu près tous les jours après mes rondes, dans le vestiaire des filles. Elles s’habillaient en fumant et en se racontant les derniers ragots pendant que je m’efforçais de planquer mon secret. Je le ramenais en arrière pour l’étrangler entre mes fesses. Tu parles d’une tannée !
Chaque jour était différent. Parfois je devais changer de robe toutes les demi-heures et les porter à travers chaque département, et parfois on les montrait à des clients privilégiés dans des salons privés. C’était moins glamour que ce que je m’imaginais de voir ces vieilles clientes chichiteuses me tripoter et essayer de voir le prix caché sous mon aisselle !
Et je les entendais gémir « Oh tu es trop maigre », « C’est la bonne taille ? Sûre ? De dos ça ne va pas du tout ! »
Combien d’abus j’étais capable d’encaisser ? Je commençais à ne plus supporter ces vieilles harpies riches comme Crésus qui vous tripotaient et vous fouillaient pour se plaindre du prix. C’est là que j’ai réalisé que les riches ne sont pas toujours heureux du coup je me suis fait la promesse que cela ne m’arriverait pas. Enfin je ne comptais pas non plus rester pauvre pour le restant de mes jours.
Au contraire, si un jour je touchais le jackpot, je saurai comment l’utiliser. Alors avec cette idée en tête je suis allée déjeuner, je me suis tapé un cocktail, et je ne suis jamais revenue. J’ai chopé des petits jobs de mannequin dans différentes maisons comme Morris Metzger’s, où je défilais pour les acheteurs (en général des vieux grassouillets) en tenues de sport. Avec leurs cigares odorants il leur arrivait souvent de me tripoter en faisant croire qu’ils s’intéressaient au tissu. Ces porcs se permettaient même parfois d’entrer dans les cabines d’essayage pour mater les filles.
Après un cocktail d’adieu à ma carrière de mannequin j’ai trouvé un travail de documentaliste à la Fédération Canine des États-Unis. Là-bas je suis devenue très amie avec une lesbienne alcoolique du nom de Carol. Toutes les deux on allait souvent déjeuner dans un bar au coin de Madison Avenue et on se bourrait la gueule. Après ça on retournait au bureau, on plongeait la tête dans nos dossiers à classer, et on s’endormait. Un jour je ronflais sur un tabouret et à mesure que ma tête s’enfonçait dans mes dossiers, mon corps est parti en arrière. Et BAM ! Le tabouret fila entre mes jambes et mon visage s’écrasa par terre.
Carol fonça pour me ramasser et me serra fort contre son double D.
« Oh Holly, ça va ? » Dit-elle en me serrant plus fort.
Écrasée entre ses seins j’arrivais à répondre : « Ça va ça va, juste un peu secouée ».
Carol venait de se séparer de sa copine et comme elle se sentait un peu seule elle se rabattit sur moi. Je ne voulais vraiment pas lui briser le cœur mais je me disais qu’il suffirait de lui dire la vérité sur moi pour qu’elle comprenne que je n’étais pas faite pour elle. Alors je lui révélai mon secret et à ma grande surprise, elle eut encore plus envie de moi !
Elle m’invita à diner un soir, on a bu, on a fumé de l’herbe et je ne sais plus comment on s’est retrouvées au lit. Ça vous surprend ? Alors je vous laisse imaginer mon état ! Je m’étais peut-être fait des illusions par le passé, mais là c’était le choc. Je jouais la femme modèle avec Jack et la lesbienne dominante avec Carol.
C’était un peu comme l’époque où j’allais à l’école de Beauté, je quittais la maison en femme et j’arrivais aux cours en homme. Je nageais en pleine confusion et le fait d’avoir un pénis ne simplifiait vraiment pas l’affaire.
L’idée de changer de sexe me hantait et Jack, qui économisait pour le grand jour, avait presque réuni les 3500 dollars nécessaires pour l’opération. Plus l’heure approchait et plus mes nerfs faiblissaient. J’étais envahie par les doutes. Et si je faisais une erreur ? Aucune opération n’est infaillible. Et s’ils merdaient ? Et si le résultat faisait faux ? Et si la sensation était fausse ? Et si ça faisait de moi un monstre ?
Je pensais même à Jack. Peut-être même qu’il ne voudrait plus de moi ? Peut-être que c’était un homo frustré qui n’arrivait pas à franchir le cap. Et si c’était moiqui n’avais plus envie de lui après l’opération ? Jour après jour toutes ces pensées se multipliaient dans ma tête et, pire encore, une fois endormie après une journée d’angoisse, les cauchemars prenaient le relais.
En m’endormant j’étais envahie par une sensation de vertige. Autour de moi tout s’assombrissait et soudain je tombais dans les abysses. Je chutais lentement dans les ténèbres, une chute dans un espace sans fond, et je criais aussi fort que je pouvais. Je savais très bien que je dormais et que Jack était à côté de moi, mais je ne pouvais pas m’arrêter de crier.
Finalement je m’éveillais en sursaut et en criant, trempée de sueur et terrifiée par mes cauchemars. Jack était stupéfait et j’avais l’impression de perdre la tête.
« Pourquoi tu ne m’as pas réveillé ? » Je criais. « Pourquoi tu n’as rien fait ? »
C’était horrible. Pendant un moment je faisais ce rêve toutes les nuits. J’avais tellement peur de m’endormir que je m’abrutissais le plus longtemps possible devant la télé avant de me coucher. Et ces rêves ont continué pendant des années, même après que je sois devenue « Holly Woodlawn ».
Je me disais que le changement de sexe résoudrait tous mes problèmes. Je ne me sentais pas homme, j’étais beaucoup plus à l’aise en femme et je pensais que cela nous rapprocherait avec Jack.
Il y avait une frustration sexuelle entre nous car Jack ne voulait jamais toucher mon pénis. Et après toutes les hormones féminines du traitement mes couilles rétrécissaient au point que je n’avais plus d’orgasme. Comme je ne bandais presque plus, je ne pouvais même pas me masturber. Et quand enfin l’érection venait je faisais tout mon possible et au dernier moment poof ! Rien ! C’était horrible.
À cause de cette frustration j’ai cherché mon plaisir ailleurs, par exemple en me tapant des autostoppeurs qui venaient à Manhattan. Mais ça finissait par me miner. Je me sentais coupable de déconner, et malheureuse d’être incapable de me satisfaire. En fin de compte, même si j’étais effrayée et pleine de doute, le changement de sexe semblait être la seule solution.
Je ne connaissais pas grand-chose de l’opération et je ne savais pas à quel point cela affecterait ma vie sexuelle. Tout ce que je savais c’est qu’il y avait des transsexuels qui vivaient des vies heureuses et normales. Pat Moran par exemple, un transsexuel notoire de New York, draguait souvent dans Times Square au volant de sa voiture de sport et ramassait des gigolos. Coccinelle, un autre trans français, était la star du Crazy Horse et un des hôtes des Folies Bergèreà Paris dans les années 50. Et puis il y avait aussi Lady April Ashley, le scandale de la bonne société anglaise, qui avait usurpé son titre en épousant un Lord, mais surtout à coups de bistouri ! Et y avait-il une seule bonne fille de famille américaine qui n’avait pas entendu parler de Christine Jorgensen ? Elle avait au moins autant de cran qu’une June Cleaver ! C’était une merveilleuse petite dame, mais pas vraiment un modèle pour moi qui voulais être célèbre et sublime, pas correcte et présentable.
Mais ces petits miracles de la science me donnaient du courage. Si ça avait marché pour eux, ça marcherait pour moi ! Mais je ne connaissais rien de la procédure ou de la douleur que ça pouvait engendrer. Quand un homme devient une femme il subit toute une série d’opérations. Il faut d’abord lui enlever les testicules, puis les tissus musculaires du pénis. Les terminaisons nerveuses restent intactes. Le pénis est retourné vers l’intérieur et relié à un conduit long et étroit. La chair cicatrise le long du conduit et forme le canal vaginal.
Ensuite on enlève le conduit et le chirurgien esthétique construit les lèvres et le clitoris – je ne vous parle même pas des implants mammaires et d’un traitement d’hormones à perpétuité. Et puis le docteur vous jette dehors en vous disant « Bonne chance, ma belle ! »
À l’époque je ne peux pas dire que je me sentais comme une femme enfermée dans un corps d’homme, je dirais plutôt comme un homme esclave de ses talons hauts ! Je n’avais pas de rejet pour mon propre corps mais pour des raisons inexplicables, j’avais envie de faire couic couic.
Un dimanche après-midi, on en parlait avec Libra qui essayait de me convaincre de le faire et elle me présenta un coiffeur du nom de Enrique. Enrique était un grand cubain mince et timide, il avait les cheveux d’un blond sombre et un visage très féminin. Pas une folle du tout, mais très androgyne, avec une voix douce et des belles mains féminines. Enrique voulait devenir une femme et il me demandait des tuyaux. Je lui ai immédiatement présenté le docteur qui m’avait prescrit le traitement d’hormones. Et ben quand j’ai revu Enrique quelques temps après il était devenu Julie, il cartonnait auprès des hétéros qui aimaient son look exotique, son accent savoureux et sa féminité fragile.
Julie vivait dans un appartement recouvert de bougies. Elle avait mis des images de saints partout sur les murs, ce qui laissait penser qu’elle était catholique alors qu’en réalité elle pratiquait la Santeria, un mélange caribéen de vaudou blanc et de catholicisme.
Non seulement elle pratiquait le vaudouisme mais elle se disait medium. Je n’en croyais pas un mot jusqu’à ce qu’un soir elle se mette en transe devant moi, qu’elle se tortille dans tous les sens, et qu’elle nous ramène dans son corps son ange gardien Michaela, une esclave cubaine de 200 ans qui aimait les cigares bon marchés et le vieux rhum. Michaela était incorrigible, elle descendait souvent sans prévenir dans le corps de Julie pour fumer, boire, et faire n’importe quoi. Et le meilleur c’est que Michaela ne supportait pas de voir Julie en femme. Elle devenait dingue et hurlait qu’elle voulait voir Enrique. Julie, possédée par l’esprit, se mettait à arracher violemment sa robe !
Ça me foutait les jetons à chaque fois et j’étais toujours à la limite d’appeler les urgences de St Patrick pour un exorcisme express. C’était tellement flippant ! Mais heureusement, une fois que Julie a changé de sexe définitivement en 1968, Michaela a eu le bon goût de faire ses valises.
Le premier grand moment de la vie de femme de Julie c’est quand avec Libra elles ont emménagées au nord pour bosser comme esthéticiennes dans un salon chic de Georgetown. Julie avait quitté New York en homme et arrivait à Georgetown en femme. C’était sa première expérience 100% féminine et elle adorait ça !
Pendant que Jack bossait dur pour ma vulve, je faisais des allers-retours pour faire la fête avec les filles. Je partais le vendredi, ça durait tout le week-end, à danser dans des bars pas chers et à choper des hétéros. Les mecs me prenaient tous pour un coup facile, mais je ne faisais que les allumer sans aller au bout. J’étais une fille bien, pas le premier soir… En tout cas, pas encore…
Un soir le boss de Libra nous a prêté sa Ford Fairlane pour qu’on s’amuse un peu avec. Et c’est ce qu’on a fait ! Quelle nuit de folie ! Julie était derrière à se faire les cheveux, à l’avant Libra fumait en avalant des cachets et moi je m’accrochais au volant ! J’étais couverte de maquillage et mes cils étaient tellement épais que je ne voyais rien ! Quel moment on a passé, à fumer, à hurler, à rire tout le chemin jusqu’à la route 96. Le menton calé sur le volant j’essayais de lire les panneaux mais ils passaient trop vite et derrière moi les deux tarées hurlaient « À gauche ! À droite ! Tu l’as raté ! Qu’est-ce que tu fous ? »
Dans un moment de colère j’ai lâché le volant, levé les mains en l’air et je leur ai proposé de conduire. Je ne me rappelle plus exactement de la suite à part qu’on a été projetée de la route, retournées et secouées avant de finir sur le bas-côté. Quand on a retrouvé nos esprits on était coincées. Julie avait été projetée devant, elle était en pièces détachées avec sa perruque par terre et ses jambes en l’air. Elle recouvrait Libra qui ne trouvait rien de mieux que de me demander pourquoi on s’était arrêté au milieu de nulle part et si l’une de nous avait la gentillesse de lui retrouver sa cigarette.
Comment j’avais fait pour coincer ma tête dans le volant était une question, comment l’en sortir en était une autre.
On a réussi à s’extirper de notre épave et fait tout ce qu’on pouvait pour la remettre sur la route mais c’était impossible de la bouger. On a fini par laisser la voiture dans le fossé et voilà nos trois folles le pouce levé espérant rentrer en ville et revenir chercher la voiture le lendemain. Quand on est revenues le lendemain la voiture n’y était plus. À la place il restait juste un petit monticule d’acier carbonisé. Le choc ! Libra avait oublié sa cigarette pendant l’accident et elle avait mis le feu à la voiture.
J’ai immédiatement pris le premier train pour New York et je n’ai plus jamais remis les pieds à Georgetown. A l’automne 1966 Jack a fini par réunir la somme nécessaire à ma grande opération. Je n’allais pas y aller toute seule et comme Jack travaillait c’est Julie qui allait m’accompagner à Baltimore au centre médical John Hopkins pour prendre soin de moi pendant ce moment difficile. Je quittais New York et je reviendrai en femme. J’étais au-delà de l’excitation, j’étais pétrifiée !
Une fois là-bas on m’apprit que j’allais devoir attendre un an avant de pouvoir être opérée. Le docteur m’expliqua que ce n’était pas une question de liste d’attente mais que je devais d’abord vivre en femme pendant un an.
« Mais ça fait quatre ans que je vis comme ça ! insistais-je.
– Peut-être bien, mais nous, nous devons vous surveiller psychologiquement pendant un an pour être sûrs que vous supporterez le changement » me dit-il sérieusement en serrant ses mains au-dessus de son bureau.
Quel culot ! Ça faisait bien assez longtemps que je vivais en femme. Ma chatte, je la méritais ! Et comme ils me l’ont refusée, j’ai sombré dans une furie du shopping ! Et après avoir grillé tout l’argent que Jack avait gagné pour moi à la sueur de son front, j’ai compris que si je rentrais sans argent et sans chatte je ne resterais pas en vie longtemps. Alors, de peur, Julie et moi nous sommes cachées pendant un mois dans un petit appartement de Baltimore. En rentrant à New York je me suis installée dans une pension et j’ai fini par appeler jack.
J’ai commencé par m’excuser, j’ai confessé tous mes péchés et je l’ai supplié de me reprendre. Je me sentais mal de l’avoir abandonné et encore plus mal de ne plus avoir d’argent.
Pendant ce temps, à l’autre bout de la ville, Candy et Jackie Curtis faisaient équipe dans la deuxième production de Curtis intitulée Or, Gloire et Glamour. Elles l’avaient déjà joué dans le passé mais à ce moment-là le rôle principal de Nona Noonan était joué par une vraie femme. Le show a tellement bien marché qu’ils l’ont repris. Candy venait de terminer un show qui s’appelait Mes adieux au Off Off Broadway(écrit par Tom Eyen qui avait déjà écrit Femmes captiveset Dreamgirls) et les critiques de son jeu étaient tellement dithyrambiques que le réalisateur Ron Link lui offrit le premier rôle pour la reprise. Candy était aux anges, elle s’est faite décolorer dans un salon qui s’appelait La Vallée des poupéessur la 10èmeet elle ne fut plus jamais la même.
Or, Gloire et Amourétait une folie furieuse et j’y tenais un petit rôle de danseuse de revue. Presque toutes les actrices jouaient deux rôles et un gamin jouait seul les dix rôles masculins – son nom était Robert De Niro. Si seulement ils s’étaient doutés de la carrière qui attendait ce jeune homme ! J’avais une scène avec lui dans laquelle il jouait un producteur juif ; j’auditionnais pour lui et il me mettait la main au panier. Je crois même qu’il faisait ça à toutes les prétendantes. Quelle chance on avait !
La mère de De Niro possédait une imprimerie et c’est elle qui s’occupait de tous les programmes et les posters de la pièce. Quand Link arriva à court d’argent, il offrit à De Niro l’illustration originale comme paiement. À vrai dire, cette affiche causa un certain remue-ménage parmi les stars du spectacle. Candy et Jackie piquaient des crises car elles voulaient leurs noms imprimés plus gros mais Link ne pouvait rien changer car l’impression était faite. Plumes hérissées, les deux actrices lâchèrent leurs rôles et quittèrent la production. On dit que les oiseaux de la même race doivent rester ensemble, alors je les ai suivies.
Et puis un beau jour, alors que je feuilletais mon livre de recettes, je reçus un coup de téléphone très surprenant de Candy.
« Holly, on a tiré sur Andy ! », elle criait à l’autre bout du fil. « C’est horrible ! »
– Quoi ? On a tiré sur qui ? »
J’étais horrifiée.
« Andy ! Une folle s’est pointée à la Factory et lui a tiré dessus ! »
Je n’arrivais pas à y croire. Cet après-midi-là – le 3 juin 1968 – Valérie Solanas, une actrice mécontente de la Factory s’était rendue là-bas par surprise et avait tiré trois balles de 32 automatique sur le Roi du Pop Art. Elle a ensuite tiré sur un visiteur du nom de Mario Amayapuis essayé de s’en prendre à Fred Hughes, le partenaire financier de Warhol. La nouvelle se répandit sur les ondes du monde entier, décuplant la notoriété d’Andy au-delà de toutes ses espérances.
Valérie était dérangée. Ondine, une des premières Superstars, raconta que cette pute était timbrée et qu’Andy était fou de l’avoir jamais laissé entrer dans la Factory.
Mais au fond qui pouvait savoir que cette folle était plus dangereuse que tous les tarés qui rentraient dans la Factory ?
Je ne connaissais pas Andy personnellement mais Candy le vénérait et ça me peina beaucoup d’apprendre qu’on l’avait agressé. Miss Darling était hystérique, elle m’appelait au téléphone pour me tenir informée heure par heure de l’avancement de son opération.
« Oh Holly c’est horrible. Les chirurgiens doivent tout remettre en place à l’intérieur, ils ne savent pas s’il va survivre. » Et elle recommençait à brailler et finissait pas me quitter en me disant qu’elle me rappellerait plus tard. J’allumais les infos à la télé. Pendant le flash, Viva, une des plus grosses Superstars, commentait la fusillade. Quelle horrible tragédie ! La vie de Warhol ne tenait qu’à un fil et, par conséquent, la carrière de Miss Darling aussi. Comme je le disais Candy idolâtrait Andy et elle avait une confiance aveugle dans le fait qu’il ferait d’elle une star.
Pendant toute cette période traumatisante, Julie avait emménagé dans un appartement de la 13èmerue avec une autre folle sous hormones nommée Tamara. C’était une Cubaine tarée qui bossait comme danseuse du ventre dans des bars hétéros « in and off » Manhattan. Julie aimait faire saliver les hétéros et c’est comme ça qu’elle eut l’idée de devenir strip-teaseuse. Tamara lui donna quelques conseils, dont celui de faire grossir ses seins.
« Gros seins = gros pourboire, chérie » disait Tamara, qui agitait généreusement son double D pour une poignée de dollars au Strip-O-Rama dans le New Jersey. Julie aussi sentait qu’elle était faite pour ça et alla jusqu’à Yonkers pour une nouvelle paire d’obus.
Elle n’avait pas les moyens de rester à l’hôpital alors elle se fit faire l’opération en consultation externe. Je l’ai accompagnée pour la soutenir et une fois fini, Miss Julie souffrait tellement qu’elle ne pouvait plus respirer. A chaque dos-d’âne elle poussait un cri et s’évanouissait dans le taxi qui nous ramenait chez nous.
Une fois arrivée à la maison, elle dut rester immobile sur le dos pendant une semaine et quand enfin on retira les bandages, un sein virait à droite et l’autre à gauche ! Et pour empirer le tout, Michaela son mauvais génie dingue et alcoolique reprit le contrôle et tenta d’arracher le silicone de sa chair ! J’ai dû attacher Miss Julie à son lit pour qu’elle ne se blesse pas.
Quand elle fut enfin rétablie, Tamara lui conseilla un bar au nord où elle pouvait trouver du travail. Elle mit toutes ses fanfreluches dans son sac et sauta dans le bus pour trouver la gloire et la fortune en tant que salope en chef de Syracuse. J’allais la voir en train tous les week-ends. Elle se faisait plein de blé juste en remuant son cul et ses seins. Mais le meilleur c’est qu’elle aimait ça ! Et durant une de ces balades du week-end, alors qu’elle me faisait faire le tour de la ville, on passe devant un bar qui annonçait « Recherche Go-Go danseuse. Présentez-vous à l’intérieur ».
« Holly, pourquoi tu ne prends pas ce job ?elle me dit en souriant.
– Moi, en Go Go danseuse à deux sous ? »
J’en avais le souffle coupé.
« Mais oui ! m’encouragea-t-elle en me donnant un grand coup de coude.
– Mais quelle idée fabuleuse ! » je lui répondis en bouillonnant et en sautant de joie. On entra dans le bar, je me présentais et je fus engagée immédiatement.
Le lendemain j’entrais dans un bazar et j’achetais de quoi me faire une tenue. Je portais un bikini avec des fleurs fluorescentes en papier crépon que j’avais fait moi-même, placées stratégiquement autour de mon entre-jambes pour dissimuler certaines évidences. Ce n’était pas si difficile, il suffisait de tout garder entre ses jambes.
Quand ils éteignaient les lumières je m’éclairais comme Las Vegas ! J’avais un petit jardin de fleurs en néon qui poussait entre mes jambes, de petites fleurs fluorescentes autour de mes tétons et je dansais sur « To Love Somebody » de Bee Gees.
J’adorais mon travail, et je peux vous assurer que c’était plus drôle que de classer des dossiers !
Go-go danser le week-end me rapportait au moins 200 dollars par soir.
Les barmen me donnaient de la monnaie, je lançais cinq chansons sur le jukebox et mon set était fait. Dans les pauses je trainais au bar avec les gars et j’imaginais Julie faire la même chose dans la ville d’à-côté.
C’est pendant ces week-ends que Jack a commencé à voir une autre femme, une vraie par-dessus le marché ! Quand je l’ai appris je me suis dit qu’il valait mieux qu’on se sépare un moment. J’ai fait mes bagages et emménagé chez Julie.
Un soir où je dansais j’ai rencontré Virgil, un gars d’apparence un peu maladroite qui m’a juré être fou d’amour pour moi. Il avait à peu près 21 ans et vivait avec ses parents dans un élevage de porcs. Il était très gentil, il m’amenait toujours des bonbons, des fleurs et très vite il a commencé à me plaire. On commençait vraiment à devenir amis quand un jour il nous a invitées Julie et moi à venir passer un week-end dans la ferme de ses parents. Ça m’a touché et j’ai accepté l’invitation.
On s’est pointées sur leur porche avec Julie, vêtues de la manière la plus stricte possible – capeline et robe de mousseline – on aurait dit deux profs de catéchisme. J’ai frappé à la porte en bois et je fus accueillie par une femme d’une cinquantaine d’années sans style, vêtue d’une robe d’intérieur rose et d’un tablier. Ses cheveux grisonnants étaient peignés en chignon et ses yeux se mirent à pétiller lorsqu’elle nous accueillit à bras ouverts.
« Oh mon dieu mais vous devez être Holly ! » s’exclama-t-elle en se faisant de l’air avec la main. Elle était stupéfaite par ma beauté. « Virgil ne m’avait pas menti, vous êtes magnifique ! »
J’ai rapidement présenté la souillon qui m’accompagnait et on a filé vers la cuisine où nous attendaient du poulet frit, des biscuits, et une tarte de patates douces. Et pendant que je commençais à grignoter, Virgil, assis juste à côté de moi, en profitait pour me caresser.
Les parents de Virgil étaient tellement excités de nous rencontrer que ça en devenait presque bizarre. Et c’est là que j’ai appris qu’il comptait demander ma main ! J’étais sonnée !
Je voulais une promenade coquine, pas une marche nuptiale ! Et puis ce gamin n’avait pas la moindre idée de ce qui se cachait derrière ma féminité. Et je n’ose pas imaginer l’effet sur sa famille de Catholiques pratiquants. Et dire qu’ils me croyaient tous vierge !
Ses parents n’avaient pas la moindre idée de comment nous gagnions notre vie. Tout ce qu’ils savaient c’est que tous les soirs nous sortions nous amuser Julie, leur fils et moi. Eh bien un soir Miss Julie a pété les plombs et ramené un mec à la ferme. Leur nuit fut tellement sauvage qu’ils en étaient encore assommés le lendemain matin et quand la maman de Virgil les trouva culs nus dans la chambre de Julie vous n’imaginez pas le raffut ! Je fus réveillée par des hurlements, et deux minutes plus tard, éjectée de force en me faisant insulter de tous les noms « païenne, débauchée, putain ».
De retour sur la route au volant de ma Deville rose, je me suis arrêtée pour un break de trois semaines dans un rade qui s’appelait le Go-Go Palace de Willie, dans une ville du nom d’Amsterdam à Syracuse. J’en avais marre de me remuer et de me secouer devant un jukebox. Cette fois je voulais mon show, mon groupe et mon lighshow !
Comme go-go danseuse j’étais dingue, je trémoussais mon cul sous le nez de ces culs terreux alcolos dont le rêve était de lécher mes reins en mouvement. Parfois avec Julie on en ramenait à la maison et on continuait la fête comme de vraies putes de Babylone, aucun d’entre eux n’a jamais découvert notre secret. Après il faut reconnaître qu’on peut faire gober n’importe quoi à un hétéro. La plupart du temps ils me raccompagnaient chez moi en voiture et quand ils commençaient à s’approcher d’un peu trop près je leur disais « tut tut tut je ne suis pas ce genre de fille ». Je vous jure !
« Mais peut-être une petite pipe ? »offrais-je. Je suis encore surprise aujourd’hui de ne jamais avoir été battue, violée et brûlée au bûcher pour avoir mené une vie si dissolue.
Et puis une nuit j’ai rencontré cet adorable garçon de 22 ans et j’avais terriblement envie de lui. Je devenais folle de désir. Il avait de beaux cheveux châtains et de grands yeux marron, des épaules larges et un sourire d’une douceur exquise.
Je l’ai séduit, mais lui ai dit qu’il ne pouvait pas toucher mon petit trésor car je le gardai pour le mariage. Par contre tous mes autres trésors étaient à sa disposition, et croyez-moi qu’il en a disposé ! J’ai mis une semaine à m’en remettre !
Après notre étreinte passionnée pendant laquelle je m’étais contorsionnée à peu près dans toutes les positions en réussissant à cacher mes parties intimes, j’appris de sa bouche qu’il était l’héritier d’un empire du donutet que son père cherchait une Donut Queen pour la parade de sa bourgade. J’étais absolument ravie d’offrir ma candidature puisque c’était mon rêve depuis toujours de parader sur un char. Ce n’était peut-être pas le Rose Bowl mais c’était une parade et ça m’allait déjà très bien. Et je l’ai eu ce moment de gloire, harnachée à la banquette arrière d’une Chevy décapotable avec une couronne sur la tête et une banderole MISS DONUT 1968. En saluant la trentaine de personnes qui composaient mon auditoire, j’ai compris que j’avais même décroché le gros lot : un an de donuts gratuits. C’était l’accomplissement d’une vie !
On avait tellement de donuts à la maison que Julie et moi ramenions tous les garçons du bar pour un dernier snack après nos longues nuits de travail. Il y avait tellement de mâles qui allaient et venaient que notre propriétaire a fini par penser qu’on était des putes. Ben voyons ! Nous n’étions pas à vendre, nous étions d’honnêtes artistes et bosseuses en plus de ça qui s’offraient un moment de détente avec les copains du quartier. On n’enlevait jamais nos petites culottes car nous étions des filles bien, enfin c’est ce que tout le monde croyait. S’ils s’étaient doutés de la moindre chose on nous aurait pendues par le bout du string !
On s’est senties tellement insultées par ces accusations qu’on a remballé nos donuts et qu’on est parties s’installer dans la ville la plus proche, Albany. On s’est tout de suite retrouvé des jobs de strip-teaseuses, Julie au Bo Bo’s Bar & Grill et moi chez Barbarella Disco. Quel trou à rat ! Je me retrouvais à danser sur une petite estrade pour les étudiants de la fac. Après chaque set ils m’invitaient à boire des coups à leur table jusqu’à ce que l’heure sonne à nouveau de retourner sur mon perchoir. Un soir j’ai rencontré ce gamin canon de New York et ça l’a fait direct. On a rigolé, on s’est enfilé quelques verres et à la fermeture il a proposé de me raccompagner.
On a fait un petit détour par un motel pas cher. Il n’a pas perdu une seconde et dès que la porte de la chambre s’est refermée il m’a attrapé la bouche tout en palpant mon derrière. Puis il s’accrochait maladroitement à ma poitrine et moi je m’abandonnais à mon agresseur enthousiaste. Mais ses mains commencèrent à se frayer un chemin entre mes jambes. Je me suis arrachée à ses bras et lui ai dit que je ne pouvais pas continuer.
« Allez bébé, implorait-il en me caressant les épaules avec les paumes de ses mains.
– Non, répondis-je en colère. Je ne peux pas.
– Mais si tu peux !» persistait-il en m’attirant fermement vers lui et en embrassant mon cou.
C’est alors que je me suis dit : tentons le dernier tour de la maison et soyons franche.
« Écoute, je dois te dire quelque chose. Je… Je ne suis pas une femme. Enfin, je veux dire… Je suis une femme, mais pas complètement. Enfin je ne suis pas un homme non plus. Enfin… En partie ».
Il ne comprenait pas un mot et me regardais avec l’air perdu. Il secoua la tête et me dit « quoi ? »
« Je veux dire je ne suis pas une femme là-dessous, lui dis-je en montrant mon entrejambe.
– T’es quoi alors ?
– Un homme.
– T’es un homme ? »
Il éclata de rire.
« Tu veux dire que t’as un bite ou un truc du genre ? ». Il s’approcha pour voir de plus près. « Tu te fous de ma gueule ?
– J’aimerais bien, mais non je te jure.
– Oh putain » il s’exclama et retomba sur le lit. Puis il releva la tête. « Prouve-le ! »
Je me suis exécuté et j’ai été très surprise par sa réaction.
L’idée que j’étais mi femme mi-homme avait plutôt l’air de lui plaire et il m’a attirée vers lui. Il a commencé à me sucer les tétons tout en caressant le bûcher que j’avais entre les jambes. On s’est attrapés, secoués, léchés et embrassés à en perdre la tête et une fois terminé il me promit de ne jamais parler à personne de mon « butin ». Mais le lendemain au travail je me sentais visée par les regards des serveurs.
« Tu m’en sers un, garçon ? demandais-je à l’un d’eux en clignant de l’œil et en m’asseyant devant lui.
– Si tu veux, ouais, répondit-il en jetant un coup d’œil sur moi tout en préparant mon Stinger.
– Bon qu’est-ce qui ne va pas les gars ? Quelqu’un est mort ? »
Louie, le vieux propriétaire, clopina vers moi. « Holly on peut se parler deux secondes ? Tu me suis ? » et je me suis dit merde, il va me demander de danser sur une caisse de bière. J’ai levé mon cul bien installé dans le tabouret du bar et sauté pour le suivre dans la backroom. Il s’alluma un cigare et tira dessus.
« Holly, y’a un gars là-bas qui prétend qu’t’es un gars,me dit-il en accompagnant chaque syllabe d’un peu de fumée.
– Moi ? Un mec ? » J’éclatais de rire devant une idée aussi absurde « Et comment ce serait possible ? Tu m’expliques ? Je suis quasiment à poil tous les soirs !
– J’ai envie de te croire, mais ce gars là-bas il est carrément en train de prendre des paris avec les autres »
– Bon, et alors ? Si je te dis qu’il a tort. Si je refuse de baisser ma culotte je suis virée, c’est ça ?
– Non, me répondit Louie en mâchonnant son cigare.
– Bon, eh bien je vais danser alors ».
Je quittais la backroom et montait sur l’escale pour commencer mon set, mais tous les yeux étaient rivés sur mon entrejambes. Où étaient passés les voyous bruyants et marrants que j’adorais ? À la place je me retrouvais face à une meute de loups menacés, qui n’avaient plus qu’une idée en tête : s’assurer qu’il y avait ou pas un membre viril derrière mon bikini en fleurs. C’était éprouvant. Quel culot de croire le premier menteur venu ! Après avoir fini la chanson j’ai sauté dans un taxi et rejoint Julie dans son club.
J’ai refusé de retourner à Barbarella et la rumeur se répandit en ville que j’étais un homme. Julie a paniqué et on s’est décidées à quitter la ville mais je lui ai dit « Bébé, moi je pars pas sans mon chèque. Il me doit une semaine. » Le lendemain j’allais voir Louie pour lui réclamer, et lui dire que j’arrêtais.
« Hey tu peux pas me faire ça ! J’ai besoin d’une danseuse ! Je te paye pas si tu danses pas. »
Julie intervint : « Je danserai pour toi. » Louie la regarda de haut en bas et approuva.
« Okay » dit-il en vissant son cigare puant entre ses dents. Julie s’envoya deux Stingers, grimpa sur le bar, et commença à remuer ses seins plus vite que les hélices d’un bombardier. Les hommes devenaient fous et elle aimait ça. Elle se trémoussait et se secouait à tel point qu’elle tomba par terre. Elle atterrit sur le dos mais elle était tellement partie qu’elle ne ressentit pas la moindre douleur et recommença de plus belle, pressant de temps en temps ses seins siliconés en se tordant de plaisir et en se léchant les lèvres. Les hommes réagissaient et l’encourageaient et l’expression sur son visage était du pur plaisir. Elle nageait en pleine euphorie.
Julie passa un bon moment, moi on me fila mon chèque et le lendemain on plia nos bagages pour reprendre le train de New York. J’appelai Jack pour lui avouer que j’en avais assez et que je rentrais à la maison. Et puis il me manquait.
Il était à la maison pour quelques semaines seulement car il comptait prendre des vacances au Mexique avec un de ses amis. Je lui ai dit que ça ne me dérangeait pas du tout et que je prendrai soin de l’appartement. J’avais repris ma vie de travailleuse en me trouvant un job respectable dans un magasin de robes du quartier. Je passais mes journées à conseiller des femmes au foyer sur leur garde-robe, mais la nuit je m’ennuyais et je ne tenais pas en place. On ne peut quand même pas passer sa vie devant la télé ! Un soir je suis sortie dans Greenwich Village pour traîner dans les bars et écouter de la musique. J’ai rencontré d’autres folles qui partageaient ma passion pour la mode et on est devenues copines.
Je me suis tellement amusée que j’y suis retournée le lendemain. Et très vite, sans trop comprendre comment, je me suis retrouvée à faire ça tous les soirs : boire, gober des pilules et brûler la vie par les deux bouts. Comme j’avais l’appartement pour moi je ramenais souvent un groupe de copains après la fête, et on retournait l’appartement.
Le lendemain d’une de ces soirées tonitruantes je regardais distraitement le courrier et tombais accidentellement sur une lettre pour Jack. Le contenu de cette lettre perfide m’a déchiré le cœur. Ça commençait comme ça : « Mon cher Jack, tu m’as manqué terriblement ces dernières semaines. Si tu savais comme la caresse de tes doux baisers me manque… »
Mes mains se mirent à trembler et mes genoux à frissonner alors que la vérité me frappait de chagrin. Jack aimait une autre femme. J’étais vexée et triste. Parce que je m’étais payée un peu de bon temps à Babylone ce connard avait droit à la même chose ? Très peu pour moi. Folle de jalousie, j’organisais des fêtes tous les soirs. Je n’allais plus me contenter de déposer mes lèvres dans le nectar d’Aphrodite, je comptais bien m’y noyer.
Quand Jack rentra on aurait dit que l’appartement avait été traversé par une tornade et je me tenais en souriant à moitié défoncée au milieu des décombres.
« Mais qu’est-ce qui s’est passé ici ?demanda-t-il.
– Tu croyais que tu allais rentrer tranquille, hein ? »
Je craquais et m’arrachais au sol pour me tenir debout devant lui.
« Je sais ce que tu as fait, ne me mens pas.
– Mais putain regarde autour de toi, c’est quoi ce bordel ?
– Va te faire foutre ! Je sais tout pour la petite pute que tu te tapes dans mon dos ! Va te faire foutre ! »
Je hurlais et donnais des coups de pieds dans les piles de magazines qui jonchaient le sol. Je savais au fond de moi depuis mon départ de New York qu’il ne m’aimait plus, mais je ne voulais pas le croire. Jack s’est finalement calmé et m’a froidement demandé de partir.
« Va-t’en Holly. Pars. »
Je n’en revenais pas d’entendre ça.
« Partir ? Tu me fous dehors ?lui demandais-je, choquée.
« Va-t’en Holly. C’est terminé. Pas la peine de rester ici.
– Tu ne peux pas me faire ça, je n’ai nulle part où aller. Jack, je t’en prie. »
Il se dirigea vers la chambre et je le suivis, en implorant son pardon.
« Je rangerai tout Jack, je te le promets. » Mais il ne m’écoutait plus. Il n’en avait plus rien à faire et il avait raison. C’était terminé. Kaput. Rideau. Moi je n’en ai été convaincue à 100% qu’en le voyant foutre mes vêtements par la fenêtre.
Cette histoire m’est passée devant comme le dernier métro, et je me suis retrouvée dans la rue avec des piles de soie et de chiffons. Il aurait pu avoir l’élégance de m’envoyer un cintre. La soie ça plisse facile quoi. Mais il ne l’a pas fait. Et hop, je m’en suis retournée dans le cœur du Queens, direction Greenwich Village. Je me sentais un peu comme Charlot à la fin de ses films courts, quand il s’éloigne vers l’horizon en remuant sa canne. Fondu au noir. Moi aussi j’étais un vagabond.
Traduction française de Charles Bosson, Sugar Deli et Pierre Maillet
Chapitre 6 d’ A Low Life In High Heels
The Holly Woodlawn Story
Autobiographie inédite en France de Holly Woodlawn
(écrite en collaboration avec Jeffrey Copeland)
Avec l’aimable autorisation de Pierre Maillet, Charles Bosson et Sugar Deli – Ce texte a servi de base au spectacle One Night With Holly Woodlawn ? de Pierre Maillet, Howard Hughes, Billy Jet Pilot, Luca Fiorello et Thomas Nicolle. En tournée la saison prochaine.
Crédit photo © DR et Guillaume Béguin