Chapitre 2 de l’autobiographie d’Holly Woodlawn
Si vous aviez vu ça !
Holly en treillis militaire et bottes de combat, des poils sur le visage, le
torse et les jambes, et toutes mes affaires fourrées dans le panier du chat. Le
visage terne et sans couleur, j’étais juste repoussante, et mes dents
claquaient dans le froid d’octobre. Démoralisant, ouais, c’est le moins qu’on
puisse dire : sans argent, sans maquillage et sans même une petite culotte
décente.
J’étais déprimée mais qui ne
l’est pas au pic de l’automne quand le ciel devient gris et que tous les arbres
meurent ? Je déteste le mois d’octobre, je l’ai toujours détesté et je le
déteste encore. Les jours sont de plus en plus longs, on se sent de plus en
plus vieux, et la ville est de plus en plus sombre. Qu’est-ce qui vous plaît
là-dedans, franchement ?
Quand j’ai réalisé que je
n’avais pas de quoi me payer un taxi et encore moins l’énergie de faire du
stop, je suis retournée voir le « concierge » de la prison pour le
supplier d’utiliser le téléphone. À mon incarcération, on ne m’avait pas
proposé le coup de fil réglementaire inclus dans le prix de la chambre, encore
moins un panier de fruits ou une bouteille de champagne. Ces cabanes n’ont
vraiment aucun égard pour leur clientèle. Après tout, je vous le demande, que
deviendraient les gardiens de prison sans les voyous qui leur assurent le
job ?
On me pressa donc vers un
bureau où j’appelai le studio de Larry Rivers sur la 14ème pour lui
dire que j’étais fauchée et que je n’avais pas de quoi me payer un taxi pour le
rejoindre. Cet amour de Larry me répondit de sauter dans le premier cab et
qu’il le paierait à l’arrivée !
En arrivant enfin à l’angle
de la 14ème et de la première avenue Larry m’attendait dans la rue,
complètement horrifié de me voir dans cet état. « Mais qu’est-ce qu’ils
t’ont fait putain ?
– Rien chéri, juste un
petit reality check ! »
Je le serrai dans mes bras et
le remerciai abondamment de m’avoir tirée de l’enfer. Il prit mon sac et
m’invita à monter dans son loft à quatre étages où il habitait quand il n’était
pas chez lui à Southampton. L’endroit était délicieux, décoré avec goût et
rempli d’objets venant du monde entier. Je ne m’étais jamais vraiment fait à la
bouffe de prison et depuis que j’avais retrouvé ma liberté j’avais envie de
tout dévorer.
Je me préparais donc un sandwich de bœuf avant d’appeler ma salope préférée de Jackie Curtis pour lui annoncer que j’étais dehors. Toute excitée, Curtis courut pour me rejoindre et on ouvrit une bouteille de champagne pour l’occasion. On a dû trinquer à tout ce qui existe, y compris ma nouvelle vie de Superstar et la nouvelle copine de Larry, une belle blonde bien replète mais tellement jeune que ç’en était presqu’illégal. Je m’emballais peut-être mais franchement elle ne faisait pas 17 ans ! Ceci dit Larry lui-même était un gamin, et il ne faisait pas tout à fait non plus l’âge de son père ! Ah, l’amour toujours l’amour !*
Nous nous retrouvions enfin à
trinquer avec nos verres à champagne et je me débrouillais pour toujours
ramener la conversation à Trash.
« Oh, Holly tu es divine dans le
film ! dit Larry.
– Divine, gloussa Pinky.
– Tu casses la baraque,
ajouta Jackie. »
Puis, dégainant de nulle part
un bout de papier : Et d’ailleurs vous avez lu cet article sur moi dans le
Voice ?
« Allons voir le film !, dit
Larry en reposant son verre.
– Oh oui c’est une super
idée, gloussa Pinky un peu éméchée par le champagne.
– Mais dites-moi que vous
n’avez pas raté l’article sur moi dans le Post ? (Miss Curtis n’en
finissait jamais avec ses articles).
– Oh Jackie, tu t’étends
divinement sur deux pages ! j’ajoutai poliment. Bon alors qu’est-ce
que j’mets ? Je ne peux pas y aller comme ça ! dis-je en sortant la
robe Chanel du panier du chat avant de la secouer.
– C’est pas si mal, me
dit Pinky en caressant la robe contre moi.
– C’est affreux, dit
Jackie en craquant une allumette pour s’allumer une cigarette. Affreux,
froissé, usé et déchiré
– Mais je ne vois pas de
trous, je lui dis, en observant le tissu. »
Soudain Jackie attrapa la
robe au niveau du cou et la déchira en deux :
« Tu le vois mieux, le trou, là ? »
Curtis se retourna vers
Larry, la cigarette suspendue entre ses lèvres pulpeuses et aboya :
« Larry, Holly ne peut pas sortir comme ça ! C’est une star !
Il faut qu’on l’emmène faire du shopping ».
Curtis était ce genre de
fille qui aurait pu obtenir n’importe quoi de n’importe qui.
Larry était un homme
généreux, avec un cœur en or et un portefeuille bourré de cartes de crédit. Il
en tendit une à Pinky en lui disant d’aller faire des courses chez Bergdorfs.
J’avais l’impression d’être Barbra Streisand à sa première apparition télé
quand elle perd les pédales et danse la tarentelle en trench coat dans un salon de fourrure en chantant « Nobody Knows Ya When You’re Down and Out ».
Après une journée bien
remplie à dévaliser tous les stores en commençant par le salon boîte de beauté et un arrêt pour boire
quelques cocktails, on retourna au loft pour déballer tout ça et se préparer
pour ma grande première !
On avait des tonnes de sacs de
shopping remplis de robes, de chaussures, de bas et il y avait même une gaine
pour Curtis. Nous nous sommes fait un chemin à travers les sacs plastiques et
les paquets pour déployer nos ensembles. Pinky s’était offert une robe lamée
argent au dos nu. Enfin maintenant que j’y repense, il n’y avait pas beaucoup
de tissu côté recto non plus, mais elle la remplissait à la perfection et en
jetait un max ! Elle avait aussi autour du cou un immense boa énorme en
autruche blanc avec des poils argentés comme une guirlande qu’elle agitait de
gauche à droite en paradant dans la pièce avec ses bas filets argentés et ses
talons hauts assortis, le modèle pointu avec des faux arcs de diamants sur les
bouts. Elle était craquante et ressemblait à la petite Annie Fanny dans les
dessins de Playboy.
Curtis avait acheté une jolie
robe de Chartreuse bleue avec des motifs à fleurs orange qui ressemblait à une
vieille blouse sauf qu’elle coûtait 500 dollars. Elle avait des manches courtes
et une belle rose de mai cousue à la hanche. Se prenant pour une créatrice de haute couture, Curtis
décida qu’il fallait reprendre la robe et se lança dans l’opération. Elle
commença par arracher la rose pour la fixer dans ses cheveux puis décréta
qu’elle était trop longue, et qu’on ne voyait
pas assez ses jambes. Elle se précipita dans la cuisine pour y trouver
une paire de ciseaux et revint pour la couper.
Une fois satisfaite de la
longueur elle se mit à critiquer la forme du cou et coupa ici puis là pour se
faire un beau décolleté. Tout le monde était médusé par ce spasme créatif.
« Et peut-être une petite fente
derrière pour marcher confortablement, se dit-elle pour elle-même alors que
nous entendions le tissu craquer.
Bientôt il n’y eut plus
aucune ressemblance entre la robe qu’elle avait achetée et ce qu’elle portait
sur le dos, mais rien ne nous surprenait avec Curtis. Et dans la foulée elle
coupa les attaches de ses talons hauts qui étaient soi-disant un peu serrées
aux chevilles.
Les bas filés lui semblaient petits mais, avec une résolution de fer, elle soupira et grogna tout en les forçant sur ses jambes d’homme. Même la fleur qu’elle portait dans les cheveux ne lui convenait pas. Elle plongea les mains dans son sac et en ressortit des paillettes qu’elle saupoudra sur la pauvre fleur ! Puis elle en mit sur ses sourcils et une extradose sur ses lèvres.
Seule la gaine fut laissée telle quelle.
Ensuite Miss Curtis attrapa son petit livre noir et commença à appeler tout le monde pour faire savoir que ce soir je faisais mes débuts. Elle appela Paul Morrissey, la Factory, Andy, la presse, le théâtre et d’autres numéros de téléphone qu’elle avait retrouvés sur un bout de nappe de bar dégueulasse. Même John Springer, l’attaché de presse de célébrités comme Liz Taylor ou Joan Crawford, allait venir. J’allais enfin avoir ma nuit de gala !
Je portais une robe à paillettes rouge. Et tout en m’habillant pour la soirée j’étais tout de même frappée par l’aspect chevaleresque du geste de Larry. Vous voyez, il ne me connaissait pas tant que ça. Même si j’avais été chez lui plusieurs fois pour dîner avec Curtis nous n’avions jamais été proches. Je l’aimais bien, j’avais du respect pour lui, mais jamais je n’aurais imaginé qu’il me sortirait de prison. Qu’avais-je fait pour mériter tant de gentillesse ?
Plus tard, Curtis me raconta
qu’il avait été choqué par l’indifférence de la Factory devant ma situation
désespérée. Larry était si gentil qu’il s’était senti obligé de me venir en
aide. Je n’oublierai jamais son geste.
Je n’ai pas de rancœurs en ce
qui concerne Andy et la Factory. Vraiment, je n’ai aucun reproche à faire à ces
enculés. Franchement je ne me suis pas formalisée de leur absence de réaction à
mon emprisonnement car ils ne me devaient rien. Je l’avoue, je m’étais sentie
complètement abandonnée à ce moment-là, mais c’était de ma faute. J’avais volé
de l’argent, je devais en assumer les conséquences et j’étais prête à le faire.
C’est la même chose avec le
sentiment d’exploitation. Tout le monde
– surtout les Superstars – se sentaient trompées et exploitées. Valérie Solanas
était tellement en colère qu’elle s’est pointée à la Factory pour tirer sur
Andy. Alors oui, cela m’arrive de m’énerver un peu quand je repense au fait que
Trash a rapporté des millions de
dollars de recettes et qu’on m’a laissé dans le caniveau, mais je n’arrive pas
à blâmer Andy ou la Factory.
Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même d’avoir été si inconsciente dans ma jeunesse. Après tout qui aurait pu savoir que ce que nous faisions (et qui nous semblait absurde à l’époque) finirait par rapporter autant ?
Alors oui, j’ai été exploitée. C’est la vie ! Mais Andy ne me devait rien. C’était un échange. Il nous a offert la célébrité et en échange nous lui avons donné des sujets de conversation. D’accord, il s’est fait beaucoup d’argent et pas nous. Okay chéri c’est lui qui a profité de l’échange, mais le fait qu’il soit un artiste et un businessman de génie n’a rien à voir avec mes finances personnelles. Ça, c’est ma responsabilité.
De temps en temps je passais à la Factory sur Union Square et Andy me dépannait. Tout ce que je lui demandais c’était un loyer de temps en temps ou bien de régler une note chez Max, mais je n’ai jamais profité de lui. Et même si je l’avais voulu, comment profiter d’un millionnaire quand on vit au jour le jour ? Aujourd’hui j’aurais bien des idées mais aucune ne traversait ma petite tête à cette époque. À quoi je pouvais bien penser d’ailleurs ?
Mais je m’égare. J’en étais où?
Ah oui ! Larry, Jackie, Pinky et moi, fabuleusement apprêtés pour la soirée, serrés dans la limousine de Larry, sifflant deux bouteilles de Dom Pérignon, et fonçant vers le Cinema II où le titre « TRASH » s’étalait en immenses lettres majuscules. Et à ma grande surprise la file d’attente descendait jusque dans la rue. Pour être exact il y avait 378 personnes. Je le sais car pour se garer devant l’entrée du cinéma nous avons dû faire plusieurs fois le tour de l’immeuble. J’étais tellement nerveuse, mon cœur allait exploser.
Les gens étaient ravis de nous voir. En extase serait plus juste. C’était fou ! Quand ils ont réalisé qui j’étais ils m’ont foncé dessus comme sur la dernière gaine en soldes de chez Macy’s ! Vous dire que j’étais terrifiée, c’est un minimum : j’étais sidérée, effrayée, excitée et prête à exploser ! La tête me tournait. On aurait dit des sauvages prêts à me jeter vivante dans le cratère d’un volcan.
Mais j’ai réalisé seulement à ce moment-là que ces voyous qui se ruaient vers moi étaient en fait mes fans. Et de tous leurs poumons ils scandaient « Holly… Holly… Holly ! ».
« Je peux avoir votre autographe ? » me demanda l’un d’eux en dégainant un crayon et un bout de papier.
Je n’arrivais pas à y croire. Quelqu’un voulait mon autographe ? C’était tellement étrange d’essayer d’écrire mon nom en tremblant sur le papier mais c’est un moment que je n’oublierai jamais. Holly Woodlawn, la pop diva Superstar suprême de Warhol signait son premier autographe juste là, au coin de Lexington et de la 62e rue devant le divin Cinema II, temple du cinéma d’auteur branché.
Après 28 minutes de signatures et d’embrassades j’envoyais enfin mon dernier baiser dans les airs et les remerciai encore avant d’entrer dans le cinéma où Paul Morrissey le réalisateur du film et Don Rugoff le propriétaire du cinéma m’attendaient. Rugoff baisa ma main tremblante et comme je me sentais encore toute retournée par les événements je lui ai demandé s’il voulait bien me servir un verre de ces jolies bulles qui avaient l’air de couler à flot en mon honneur.
Une demie bouteille et
quelques mercis, saluts et baisers plus tard j’étais prête à m’asseoir. En fait
j’étais surtout prête à m’effondrer je ne tenais plus debout. Les papillons
dansaient dans mon ventre et ma tête bourdonnait. Quelle terreur ! Entrer
dans une salle de cinéma pour se voir sur le grand écran a vraiment de quoi
vous rendre nerveux, même quand les critiques sont bonnes.
« Retenez bien le nom de Holly
Woodlawn » écrivait Vincent Canby du New York Times. « C’est une mère-courage de bande dessinée
qui se prend pour Marlene Dietrich mais qui tient plus de Phil Silvers. »
« Trash est une comédie mordante et poignante sur
une bande de dégénérés… Pas la peine de préciser que Holly Woodlawn est un
travesti. Son rôle est écrit pour une femme et il le joue avec l’énergie et la
vitalité d’une comédienne de haut vol. » C’est ce qu’on pouvait lire
dans le New York Times de Peter
Schjeldahl.
J’agrippais les rebords du
fauteuil en entendant la musique du générique d’ouverture. On avait
l’impression qu’elle avait été composée pour une comédie des années 30 de Hal
Roach. Les crédits commençaient à défiler. Je n’arrivais pas à y croire. Je
regardais mon film. Est-ce que je
rêvais ou est-ce que j’avais enfin fait quelque chose de ma vie ? Je
n’étais pas n’importe quelle star, j’étais une Superstar d’Andy Warhol.
J’allais être choyée et vénérée par les empereurs de la mode, photographiée et
exhibée dans Vogue et Bazaar, j’allais vivre la belle vie des
riches et des célébrités, m’emmitoufler dans des fourrures, me nourrir de
caviar, de vin et me vautrer dans le glamour. Tout ça plus la sécu. Y’en a qui
ont de la chance !
Ma tête se remplissait de
rêves à l’idée de la vie qui m’attendait, mais je priais pour que mon nom
arrive à l’écran. Où était-il? J’avais vu ceux d’Andy, de Paul, de Joe,
d’Andrea. Oh mon dieu l’avaient-ils oublié ? Je commençais à m’impatienter
et me mordais les lèvres. Peut-être que j’étais encore en prison en train de
rêver ? Peut-être que je n’étais même pas dans le film ? Quand
soudain mes yeux s’illuminèrent en voyant le dernier crédit danser devant moi.
« Et pour la première fois à l’écran… Holly Woodlawn ». Plus rien ne pouvait m’arrêter !
Chapitre 2 d’ A Low Life In High Heels
The Holly Woodlawn Story
Autobiographie inédite en France de Holly Woodlawn
(écrite en collaboration avec Jeffrey Copeland)
Avec l’aimable autorisation de Pierre Maillet, Charles Bosson et Sugar Deli – Ce texte a servi de base au spectacle One Night With Holly Woodlawn ? de Pierre Maillet, Howard Hughes, Billy Jet Pilot, Luca Fiorello et Thomas Nicolle. En tournée la saison prochaine.
Crédit photos © Tristan Jeanne-Valès