Alain Françon s’empare de la dernière œuvre du dramaturge autrichien, un long poème entre obscurité et fulgurance sur l’état du monde. Portés par une troupe de comédiens hors-pairs, les fantômes d’une humanité en perdition prennent délicatement vie sur la scène du Grand Théâtre de la Colline.
Dans un monde qui semble dévasté, imaginé par le talentueux Jacques Gabel, un petit groupe d’individus vivote non loin d’une départementale désaffectée. Quelques arbres côté jardin, un cabanon décati, mais rien à l’horizon que le vide, le néant. Une voix se fait entendre. Volubile, masculine, elle raconte l’histoire de cette route, ce qu’elle représente. Réalité, rêve, peu importe, l’homme (remarquable Gilles Privat) investit l’espace. Il se veut le gardien des lieux, agit comme le propriétaire, la mémoire d’un temps révolu.
Sombre poésie
Les mots, les idées, les histoires, s’enchaînent, se chevauchent avec une telle rapidité, une telle scansion. Le rythme fou berce, emporte bien au-delà des paroles échangées dans un tout poétique, lyrique. Parfois le sens échappe, mais rien de grave. L’important est l’ensemble. On s’accroche à une phrase, un verbe, une situation. Entremêlant les temps, les époques, les idéaux écologiques, le rapport à autrui, la masse face à l’individu, l’amitié, l’amour un peu aussi, Peter Handke signe un texte curieux et singulier, une sorte d’épopée rêvée et immobile qui parle du temps présent. Un récit bourré de références littéraires et théâtrales, qui questionne l’art dramatique autant que l’humanité, son avenir.
Une adaptation sensible
En s’attaquant à cette prose très abstraite, presque absconse, Alain Françon n’a pas choisi la facilité, bien au contraire. Avec intelligence, finesse, il donne chair à ces fantômes, à ces innocents, à ce bourreau et à cette inconnue (habitée Dominique Valadié). Il révèle leur humanité derrière la posture. Une clarté apparait, une densité aérienne captive l’attention, sans la retenir tout à fait. Construite comme un songe éveillé, sa mise en scène légère, précise caresse, envoûte et grise sans pour autant entêter.
Une troupe vibrante
Dirigeant au cordeau ses comédiens, Françon leur offre de bien beaux rôles. Qu’ils soient la foule ou une entité particulière, il leur dessine un cadre, leur esquisse un parcours, une impression scénique.
En être unique, différent des autres, Gilles Privat, de presque tous les tableaux tient magistralement la pièce sur ses épaules, il est l’âme de cette œuvre curieuse, insolite. Face à lui, Dominique Valadié, cheveux hirsutes, présence déroutante, est troublante en aimée, en inconnue désirée, en celle qui tempère la colère des foules. Le reste de la troupe est au diapason.
Hommes où allons nous ?
Certes tout n’est pas limpide dans ce poème dramaturgique de Handke, qui questionne autant le théâtre, que la société occidentale, mais la lecture de Françon en éclaire certains contours, certains éléments. Et même si quelques notions échappent, s’évaporant dans les nimbes, on se laisse totalement porter par le souffle épique de cette pièce, de cette évocation de la destinée humaine.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Les Innocents, Moi et l’Inconnue au bord de la route départementale de Peter Handke
La colline – Théâtre national
Grand théâtre
Rue Malte-Brun
75020 Paris
Jusqu’au 29 mars 2020
du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30
durée 2h30 environ
Traduction de Peter Handke
Mise en scène d’Alain Françon assisté de Sophie Lacombe
Avec Pierre-François Garel, Gilles Privat, Sophie Semin, Dominique Valadié et Laurence Côte, Daniel Dupont, Yannick Gonzalez, Sophie Lacombe, Guillaume Lévêque, Hélène N’Suka, Joseph Rolandez, Sylviane Simonet
Décors de Jacques Gabel
Lumières de Joël Hourbeigt
Costumes de Marie La Rocca
Musique deMarie-Jeanne Séréro
Chorégraphie de Caroline Marcadé
Son de Léonard Françon et Pierre Bodeux
Coiffures et maquillage de Cécile Kretschmar
Enregistrement musique de Floriane Bonanni, Renaud Guieu, Ben McConnel, Thierry Serra
Réalisation des costumes par l’atelier de La Colline Isabelle Flosi, Charlotte Le Gal, Peggy Sturm
Crédit photos © Jean Louis Fernandez