Chapitre 1 de l’autobiographie d’ Holly Woodlawn.
Hollywood, Californie.
Alors, imaginez le tableau, moi en train de barboter dans ma somptueuse piscine en écoutant des vieux tubes sur mon radiocassette tout neuf, un macaron dans une main, un Diet Coke dans l’autre… Relevé d’une bonne dose de rhum, cela va sans dire. Et tandis que mon regard se perd à l’horizon, je vois les grosses lettres d’Hollywood me surveiller du coin de l’œil, à travers la purée de pois qui baigne Los Angeles. Difficile à croire que j’ai finalement conquis la capitale universelle du glamour. Et plus improbable encore, cette saleté marronnasse qui lui pompe l’air. Dire que les gens ont le culot de me fusiller du regard chaque fois que j’allume une cigarette ! Qu’est-ce que mon paquet-par-jour peut bien faire comparé à toutes ces boîtes de conserve importées qui engorgent leurs autoroutes, franchement ? Pour le bien de la planète, pour ma part, j’ai préféré arrêter de conduire et continuer à fumer. Faut bien que certains se sacrifient pour le bien commun.
Il fut un temps où pour tout le monde, fumer était une pratique très branchée dans la vie, mais le glamour de la chose s’est vite évaporé. Remarquez, le glamour est tellement cheap, dans cette ville… Comme tout d’ailleurs à Hollywood, tout n’est que façade, image, mode. C’est très Warholesque, si vous me permettez l’expression. Andy adorait ça, la façade, et à vrai dire moi aussi. Et Candy Darling, et Jackie Curtis : on aurait tout donné pour faire bonne figure, et cacher au monde ce qui se cachait à l’intérieur de nous.
Candy, Jackie et moi nous étions la dernière livraison
de Superstars que la Factory produisait à la chaîne dans les années 70. A nos yeux,
être une Superstar, c’était comme être une œuvre d’art, et c’était tout ce que je
demandais. J’avais besoin d’être certifiée comme ça, approuvée. Sans ça, je n’étais
rien. Même si ce soi-disant statut n’a jamais payé mes factures. Scavullo et Avedon
m’ont photographiée, j’ai fait la fête avec la crème de la crème. Le gratin hollywoodien
m’a intronisée, et j’ai même été invitée à rencontrer la Reine Mère. A côté de ça,
je vivais d’aides sociales et me nourrissais d’amitié. On me gavait d’éloges, d’à
quel point j’étais fabuleuse, et moi je ne pouvais pas faire autrement que de gober
ces salades et croire que je valais mieux que tous ces crétins subventionnés de
l’Avenue D. Après tout, j’étais une star de cinéma, et l’inspiration du tube de
Lou Reed, Walk on the Wild Side, une chanson
sur des vies tellement cinglées et bizarres que, moi-même, j’avais du mal à y croire.
Walk on the
Wild Side a été le plus gros succès de
Lou Reed, et tout y était vrai. Enfin, vrai et
controversé, vu qu’il vendait carrément la mèche sur nos existences. Je me suis
toujours demandé pourquoi je n’avais pas pu chanter les fameux « dou-dou-dou »,
à l’arrière, avec les autres filles de couleur. J’étais rouquine à l’époque – et
quoi de plus coloré qu’une rouquine ? A l’instar de l’Hester Prynne de Nathaniel
Hawthorne, j’étais une vraie femme à scandale, brûlant par les deux bouts l’underground
newyorkais, avec ma libido flamboyante, en quête perpétuelle de coup d’un soir,
d’une culbute dans les fougères, enfin, faute de meilleure analogie : d’un bon moment.
Seulement à la différence de toutes ces héroïnes romanesques plan-plan, j’étais
aussi un mec.
Scandaleux non ? Et pourtant vrai ! Par miracle, mes turpitudes
ne me valurent jamais le goudron et les plumes – Hail Dorothy ! Hallelouiah et Gloire
à Dieu ! Un sacré miracle que j’aie même survécu à ce « walk on the wild side
», bien que « walk » évoque plus une « balade » ou une « rando ». Alors que j’en
ai chié, moi, mon chou ! J’ai rampé ! Je me suis vautrée, prosternée ! Et encore,
c’est rien à côté de tout ce que j’ai traversé.
Cette existence de montagnes russes n’a pas été complètement
sordide de bout en bout, évidemment. J’ai eu mon lot d’épisodes formidables. Mais
pour l’essentiel, une fois passé le glamour enrobé de barbe à papa, je me retrouvais
toujours toute seule avec les doigts visqueux. Aveuglée par la gloire et mes dernières
coupures de presse, dans Interview ou
Vogue.
C’est marrant, quand on y pense. Enfant, je n’ai jamais
rêvé d’être célèbre. Je veux dire, Elizabeth Taylor, elle, était célèbre.
Lana Turner était célèbre. Howdy Doody était célèbre. Mais moi ? J’étais
Harold Ajzenberg, un gamin timide et osseux, avec des dents de lapin et, accessoirement,
une certaine passion pour les pantalons moulants, le mascara et les pulls en mohair.
Ce qui n’était pas courant dans les sixties… du moins chez un garçon ! Comment aurais-je
pu deviner que des années plus tard, on me découvrirait alors que je papillonnais
dans les sulfureuses backrooms du Max’s Kansas City (où l’underground newyorkais
le plus dangereux, séduisant et vorace avait planté ses quartiers) ? En ce temps-là,
notez, j’avais laissé tomber toute la panoplie Harold Ajzenberg pour devenir une
de ces demi-déesses sophistiquées, une bouteille dans la main et une pilule dans
l’autre. Comme Athéna, je déboulais majestueusement sur scène sous le nom d’Holly
Woodlawn.
« Holly »
à cause d’Holly Golightly, le personnage de Petit
Déjeuner chez Tiffany, parce que comme elle j’avais le talent de percer les
tympans de n’importe qui en sifflant les taxis ; et « Woodlawn » venait d’ailleurs.
Jusqu’assez tard dans les sixties, voyez-vous, la plupart des Superstars féminines
de Warhol étaient de très bonnes familles et de riches héritières. Baby Jane Holzer,
Ultra Violet, Edie Sedgewick et Susan Bottomly, pour ne citer qu’elles, étaient
quelques-unes des petites princesses pourries gâtées, qui ne vivaient que pour sauter
sur le premier trône vacant. Alors que moi, je ne vivais que pour choper des tickets
restau et sauter sur les mecs. Bon sang, ma seule « richesse » à moi tenait toute
entière dans un cookie, et encore, même ça, des fois je me le faisais piquer avant
même de l’avoir fini. Pour me hisser jusqu’à la gloire, il fallait m’inventer un
personnage. Qui soit grandiose, noble, fabuleux ! Pour devenir la nouvelle muse
de Warhol, et je le voulais par-dessus tout, je décidais que moi, ex-femme au foyer,
ex-gogo-danseuse élue Miss Donut à Amsterdam (New York), je deviendrais l’héritière
légitime du Woodlawn Cemetery. Putain que ça sonnait bien ; je m’imaginais que tout
ce marbre et ce granit devait bien valoir quelque chose. Et voilà ! C’est en fusionnant
un personnage de Truman Capote et un cimetière newyorkais, qu’est née Holly Woodlawn.
L’abîme qui séparait Holly de Harold était immense. Autant comparer une termite à un papillon psychédélique. Harold était aussi terne et anxieux qu’Holly était expansive et tapageuse – l’hallucinatoire fiancée de la contre-culture. Une voluptueuse petite peste ! Une tartelette fourrée ! Une inénarrable chaudasse grivoise/turbine à grivoiseries lâchée dans un monde d’ahuris pour y faire des ravages.
Je hurlais « Chatte gratis ! » les bras en avant pour tailler ma route dans la foule humide des backrooms, dans l’espoir de récolter (ou du moins peloter) un petit cul au passage. C’était quelque chose, vous pouvez me croire, que de me voir juchée sur mes gogo-boots en vinyle blanc, minijupe et cul à l’air, tignasse indomptable et plus de peinture sur le visage que cette foutue Mona Lisa !
Telle Tallulah, je bramais « Salut, chéri-chéri, ô divine créature ! » naviguant sur un océan de poivrots et de tox, de wanna-be’s et de never-will-be’s. Voguant jusqu’au bar, j’allais m’en jeter une paire quand j’entendis ces mots magiques :
« Et ces vingt dollars que tu m’dois, ‘peut savoir où ils sont ? »
C’était ma chère amie Jackie Curtis, toujours emballée
dans cette espèce de haillon dégueulasse qui lui servait de robe depuis cinq ans
! Cette méprisable pouffiasse de supérette crevait à l’évidence d’encaisser mon
chèque de pension – lequel (c’est dire le sixième sens de cette greluche) venait
d’arriver dans l’après-midi.
Des trois « girlettes
» de Warhol, Miss Curtis était de loin la moins probante, et la plus malhonnête.
Cette traînée était à la féminité ce que l’accroc est au bas nylon. Tout son (fragile)
personnage ne tenait qu’avec des épingles à nourrices, et ça ne l’empêchait pas
de clopiner la tête haute sur un talon cassé. A cette époque pourtant, elle était
déjà apparue aux côtés de Candy Darling dans cette extravagance du cinéma qu’est
Flesh d’Andy Warhol. Peu importait
qu’elle affichât une allure aussi merdique – c’était une star. Et une Superstar
de Warhol qui plus est.
Je m’exclamais « Tu es splendide ! » en redressant, sur son crâne, cette hideuse touffe de poils de yak qu’elle appelait sa « perruque à la Barbara ». Avant qu’elle puisse répondre, l’océan de fêtards débauchés se referme sur elle et Andy pousse un cri depuis la table VIP :
« Oh mon dieu, ce visage !
– Et cette coupe de cheveux ! je lui rétorque. Où t’as trouvé un truc pareil ? Sur une chèvre au Tibet ? »
La foule faillit s’étouffer. A l’évidence hypnotisé par mon magnétisme de star innée, Warhol se précipite à mes pieds et me supplie à genoux de jouer dans son prochain film.
« Allleeeeez (je le vampe). Prosternez-vous encore un peu et on verra ce qu’on peut faire. »
Tu parles d’un souvenir de gloire. A la vérité, et elle est bien pourrie la vérité, Andy Warhol ne m’a jamais suppliée d’apparaître dans aucun de ses films. Il ne me l’a même jamais demandé. Il ne savait pas qui j’étais. Le vrai créateur dans les films d’Andy, c’était Paul Morrissey, il ne m’avait jamais vue chez Max, ne connaissait ni mon nom ni d’où je venais ; simplement il s’est dit que je pourrais, peut-être, me révéler intéressante. Ce qui me fit vraiment remarquer, chez ces nababs de l’underground ? Deux exploits aussi illégaux que sans moralité.
Le premier, ça a été le jour où je me suis faite passer pour Viva, la Superstar Warholienne du moment, je suis entrée dans un magasin pour tenter d’acheter un appareil photo à deux-cent dollars sur l’ardoise d’Andy. Quand le vendeur appela la Factory pour valider la vente, le soi-disant pote qui était avec moi mit lâchement les bouts, me laissant toute seule au comptoir. Par chance, j’eus la présence d’esprit de lui emboîter assez vite le pas – et tant pis pour l’appareil photo.
Le deuxième, c’est quand Jackie Curtis jouait off-Broadway Heaven Grand in Amber Orbit, où je faisais partie du Chœur. J’en profitais pour prétendre à un reporter qu’il n’avait rien moins devant lui qu’une Superstar de Warhol. Et tant qu’à faire, j’acceptais en faisant la moue une interview pleine page. Vous imaginez les tronches à la Factory, quand ils ont eu le papier en main, avec cette Superstar inconnue au bataillon ?
Par la suite, Morrissey m’avoua avoir été intrigué par mon culot. Andy se doutait bien que j’étais déjà derrière l’arnaque à l’appareil photo, mais après lecture de l’article, et s’être rappelé m’avoir croisée chez Max, Paul a eu l’ intuition que je pourrais m’en tirer pas trop mal à l’écran.
A l’époque, Morrissey ne traînait déjà plus chez Max et, au lieu de me contacter directement, il me fit passer son numéro par un copain. Quand j’appelai le lendemain, il me demanda si je serais intéressée par un rôle dans son prochain film, une de ces épopées warholiennes qu’ils tournaient dans le Lower East Side.
La gloire, enfin ! Cela dit, je n’avais jamais fait de
film de toute ma vie. Ni même jamais pris un cours de comédie. Il paraît qu’il faut
souffrir. Je plonge mon front fiévreux dans mes mains parfaitement manucurées :
c’est bien trop tôt ! Comment voulez-vous que je mémorise la moindre réplique alors
que je retiens à peine les numéros de téléphone ? Grâce à Dieu, Paul me précise
que je n’aurais pas une ligne à apprendre.
« Pas une ligne à apprendre ? – je m’étonne. Quel
putain de genre de film vous faites, vous ?
– Les lignes, je te les donnerai au fur et à mesure.
– Mais je ne prends pas de drogue ! » poussant Paul à dissiper le malentendu : en fait il
me donnerait, à chaque fois, le contexte de la scène et je n’aurais qu’à improviser
le dialogue quand la caméra tournerait. 25 dollars pour le laisser filmer n’importe
quelle connerie qui sortirait de ma bouche, c’était plutôt un bon plan, non ? Et
c’est comme ça que, de fil en aiguille, Holly Woodlawn s’est vue confier
le rôle d’une ramasseuse de poubelles fauchée dont l’unique motivation consiste
à frauder l’aide sociale et se faire sauter par son petit copain, un junkie impuissant.
Autant dire : le casting parfait ! Quant au film, fort judicieusement baptisé Trash, il fit un carton avant de devenir
culte, et ma vie ne fut plus jamais la même après ça.
Le Max’s Kansas City était au New York underground ce que
Schwab’s Drugstore était à Hollywood. Tout ce qu’on avait à faire, c’était traînasser
en ayant l’air génial et, un battement de faux-cils plus tard, ça y est, vous étiez
une star. Je me prenais pour Lana Turner ! Après, comme je l’ai déjà dit, je n’avais
jamais pris un cours de comédie de ma vie. Qui a le temps pour faire du coaching
vocal, des cours de danse ou répéter je ne sais quoi? Qui pouvait bien se payer
ça ? Et quel besoin d’aller à l’école pour apprendre à être fabuleuse : nous étions fabuleuses ! L’Actor’s studio, la
méthode, tout ça, à quoi bon : une bonne vieille vodka Martini bien tassée c’était
la meilleure méthode pour nous ! Zéro discipline. Zéro galère. Zéro rien. Et pourtant
j’étais là, me vautrant dans la félicité d’avoir décroché un premier rôle, un rôle
qui me garantissait une place dans le train des plaisirs, en première classe Warhol…
Et pour longtemps.
Du jour au lendemain, je devins un phénomène curieux.
Une célébrité. Une star des médias. Oh, mais pas une star Hollywoodienne classique,
s’il vous plaît. Non ! Une Warhol Superstar, une peste underground. Au bout du compte,
le petit Harold Ajzenberg était devenu quelqu’un.
Avant même le début du tournage, j’avais la tête farcie de rêves de Première. Ça allait être spectaculaire, au bas mot. Imaginez juste : mon nom, Holly Woodlawn, affiché en grand sous mille lumières à l’entrée du chapiteau. Les Limousines faisant la queue sur des blocks et des blocks, tandis qu’Andy, Paul et les autres, dans des nuées de paparazzi, offrent leur bon profil à toutes les caméras, rassasiant à peine leur insatiable ego. Quelle inoubliable soirée de gala, l’un des plus beaux, des plus glamours moments de ma vie. Et une seule question serait sur toutes les lèvres :
« Où est Holly ? demanderait Sylvia Miles.
– Quelqu’un a vu Holly ? hululerait Andrea Whips Feldman.
– Bordel mais où est-elle, cette fameuse Holly ? éructerait Brenda DeBanzi.
Brenda DeBanzi ? Qui c’est, cette conne ? Aucune idée. Et d’ailleurs où étais-je, en effet ? Et oui, OU ETAIS-JE, je vous le demande ? Ce soir-là, probablement le soir le plus important de toute ma vie, Holly Woodlawn, star incontestée des planches, de l’écran et du Max’s Kansas City, ne se pavanait pas devant les flashs des journalistes comme elle le méritait pourtant, mais passait la nuit en taule en compagnie d’un vieux de 77 ans, qui braillait en suppliant qu’on lui taille une pipe. Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il gueulait, mais je le priai gentiment d’ôter sa grosse pâte de ma cuisse.
Il grognait « Allez, poupée, fais voir ces jolies choses à papa » en se penchant pour tâter ma poitrine, avant de s’écrouler dans une horrible quinte de toux.
Je lui disais – Ne me touchez pas, espèce de vieux satyre, avec mon plus bel accent du Bronx. I’m not ce genre de gonzesse. »
Il s’appelait Willie, était accusé de double homicide et ne désirait qu’une seule chose : myself. Une gueule de caniche, un corps pas tellement mieux, toujours à mâchonner je ne sais quoi comme une vache qui broute son pré. Tout ça m’allait très bien tant que le vieil enculé ne se mettait pas en tête de me brouter moi. Pour qui me prenait-il, enfin ? Une pute au rabais ? Moi, une Belle fille du Sud élevée au grand air, certifiée sang bleu, juif et Portoricain de surcroît ! On a sa fierté, nom de dieu ! Et la dignité, bordel ?
Je lui dis « J’ai mes règles », en piaillant pour subtilement me soustraire à ses lubies libidineuses. Mais Willie n’en avait rien à foutre. Il savait ce qu’il voulait et fonça droit sur moi, me coinçant dans un coin de la cellule. Ses larges mains noires essayaient de m’attraper violemment. Les yeux exorbités. La respiration sifflante. J’appelais à l’aide mais mes lamentations l’excitaient encore plus. Il avançait vers moi en grimaçant, la bave aux lèvres. Je hurlais de plus en plus fort mais personne ne venait. C’était la fin. Bon dieu, et il fallait que ce soit avec ce vieux pruneau. Il dézippa son froc et sortit la bête. Soudain je compris horrifiée avec quel genre de massue il avait tué ses victimes.
Je pleurnichai « Oh, non, par pitié ! Pas le gourdin !
S’il vous plaît… Pas le gourdin ! », en m’écrasant désespérément contre les barreaux.
Qu’est-ce qu’il allait bien pouvoir faire avec ce
machin ? Me battre à mort ? Ou simplement me labourer jusqu’à ce que mort s’ensuive
? Au fur et à mesure que son ombre de mammouth s’abattait sur moi, mes yeux s’écarquillaient
de terreur. Tout à coup, il m’attrapa la mâchoire en me forçant à l’ouvrir. Les
pensées bourdonnaient dans ma tête. Qu’est-ce que je pouvais bien faire avec cette
chose ? La gifler ? La griffer ? La bastonner ? Rien de tout ça. Alors j’ai fait
ce que toute jeune Américaine de bonne famille aurait fait à ma place : j’ai remonté
sa fermeture-éclair.
Ce bon vieux Willie poussa un cri qu’on entendit sans doute
jusqu’à Tobago ! Et alors qu’il essayait en vain de libérer son machin, j’appelais
au secours de plus en plus fort.
Et là, venant de nulle part, ça a été la douche froide.
Un maton déboule en m’accusant (moi ! moi Holly Woodlawn, star des planches, de
l’écran, et du Max’s Kansas City) Je dis bien, m’accuse, de harcèlement sexuel !
« Comment
osez-vous ? Vous ne savez donc pas qui je suis ? Holly Woodlawn ! La star de cinéma
!
– Hollywood qui ? fait l’autre, en glissant ses
grosses joues entre les barreaux pour mieux me dévisager.
– Holly Woodlawn ! je hurle, ivre de fière vengeance.
– Ferme bien ta gueule ou j’expédie ton cul à
l’isolement ! » il aboie.
C’était inespéré. Au moment même où ce bonobo géant s’apprêtait ni plus ni moins à m’empaler, voilà que le gardien du zoo venait me menacer (moi Holly Woodlawn, star des planches, de l’écran etc.) de me traîner dans une autre cage…
« Je suis une superstar ! » je criai, en me décomposant, tandis que l’affreux maton s’éloignait dans le couloir. « Une superstar… Une superstar… » Mais je ne m’adressais déjà plus qu’à moi-même, sombrant en pleurs sur le sol dur et froid. Je n’avais même pas signé mon premier autographe que déjà, j’étais une star déchue, passant ma grande Première au trou, aussi glamour qu’un rat crevé.
La vie au gnouf n’est pas si terrible, une fois qu’on s’est habitué au décor. On ne peut pas dire que ce soit le Waldorf, mais c’est pas le caniveau non plus. Les cellules sont décorées sans goût superflu, des petits lits gris superposés, des toilettes sèches, les couvertures sont d’un vert olive assez terne, et le petit miroir du lavabo réfléchit aussi bien qu’une feuille d’aluminium. Très vite, nos vies réglées deviennent aussi grises que les murs où l’on nous confine. Réveil au clairon à cinq heures du matin, rapidement suivi par les cris habituels de l’aurore : « Eh-oh, Miss Machin ! On se bouge, ma fille ! » bâillent les folles, pendant que le doux son du métal entrechoqué accompagne l’ouverture des cellules et résonne à travers toute une galerie de sépultures royales.
Les folles, pour ceux qui ne le savent pas, sont les garçons efféminés du bloc, ils n’ont que la mode à la bouche, quand ce n’est pas les derniers ragots ou les dernières nouvelles des « petits maris » qui les attendent dehors. Naturellement, je menais cette parade avec l’autorité naturelle d’une chef-majorette.
Avec nos tee-shirts déchirés au nombril et nos cheveux
attachés façon chiffons, on feuilletait les magazines pour en arracher les pages
les plus colorées, avant de cracher dessus et de s’en badigeonner les joues, les
yeux, les pommettes. Pas facile de rester coquette derrière les barreaux mais j’étais
résolue à le rester. Hors de question de laisser la taule brider mon glamour naturel.
Morgana, Francesco, Chico, Shasta… Voilà les folles
les plus hautes en couleur qui me reviennent en mémoire.
Morgana (de son vrai nom : Morgan) était un grand
Black dégingandé de 19 ans, doté d’une voix haut perchée et d’un visage expressif,
il était fan des Supremes et s’imaginait être la prochaine Diana Ross. Du coup il
passait le plus clair de son temps à s’époumoner sur Ain’t No Mountain High Enough, avec Chico et Shasta en deuxièmes voix.
Il s’était fait coffrer pour avoir dévalisé le rayon lingeries de chez Sears.
Chico le Portoricain et Shasta l’Afro-Américain s’étaient
fait serrer quant à eux pour trafic de stupéfiants dans le Lower East Side. Enfermés
dans des cellules voisines, ils se chamaillaient sans arrêt sur leurs talents vocaux
; c’était à qui taquinerait l’octave le plus haut dans les chœurs de Morgana.
« Ain’t no mountain high enough…. Ooh, ooh ! Ain’t
no mountain low enough ! Oh, no ! Ain’t no river wide enough, to keep me from youuuuuuh
! »
Et vas-y que j’enchaîne, à en cracher ses poumons
: « Aaaaahhhhh, ah, oh, ooh ! Whew, hew ! Ahhhhhhh, ah, ah, ah ! »
Des oiseaux en cage qui se prenaient pour des rossignols,
impossibles à faire taire – à moins, bien sûr, que l’un d’entre eux ne tonne plus
fort que l’autre, auquel cas la bagarre éclatait aussitôt :
« Dis donc,
enculée de ta mère, t’avise pas d’chanter sur moi ou j’t’égorge, petite salope !
» hurlait alors Chico en secouant rageusement les barreaux de sa cellule.
« Me cherche
pas, putain, me cherche pas, traînée, où j’te les fourre dans le cul !
– J’vais te pêter les jambes, moi, tu vas voir,
tapette !
– J’te préviens, grosse truie, c’est la dernière
fois que tu m’traites de tapette, espèce de suceuse de bite ! »
Bref, on devait supporter ces délires pendant bien dix minutes, insulte pour insulte, jusqu’à ce que l’une des deux folles (généralement Shasta) ne crache la saloperie la plus dégueulasse jamais crachée dans l’histoire des embrouilles minables.
« Ta mère bouffe des merdes de chien ! Et elle prend dans l’cul ! »
Doux Jésus. Tout le quartier cellulaire se figeait – et on n’entendait pas une mouche voler. Estomaqué par le choc, sûrement. Choqué par ses propres propos, Shasta n’osait plus rien dire et Chico explosait avec une tirade incendiaire dans son espèce de sabir espagnol, qu’un gardien arrêtait net avec un bon seau d’eau glacé.
« Bouclez-la, maint’nant, ou j’vous colle au mitard ! »
Après la douche du matin, on nous servait nos délicats breakfasts sur des plateaux gluants, qu’ils faisaient glisser sous nos portes. Un petit-déjeuner tout ce qu’il y a de Continental, toasts tartinés à la crasse, céréales en boîte, café noir qu’on aurait dit torréfié à même le radiateur du panier à salade.
En taule, la seule question qui compte est la suivante
: « Et t’es là pour quoi, toi ? » Vu que je n’étais encerclée que de banales
prostituées, des dealers de came et autres profanateurs de petites culottes, il
faut admettre que mon cas relevait plutôt du romantisme le plus échevelé. J’avais
pour ainsi dire commis un crime stylé : vol qualifié et usurpation d’identité, en
tant qu’épouse d’un diplomate français. Quel
dommage !* De telles extrémités sont difficiles à croire venant de moi, mais
que voulez-vous, j’avais besoin de fric. Et besoin de ma dose.
A la fin des sixties, le truc à la mode, c’était
la drogue, et tout ce qui est tendance, moi, vous savez… Seconals, Tuinals, urinals
et Methedrine se disputaient mes préférences, et je suis du genre à soigner mes
préférences. Je me sentais bien avec toutes ces drogues. Après une paire de Seconals,
j’étais tout à fait relax et une dose de speed plus tard, je devenais prodigieuse.
La plupart d’entre nous se droguaient tous les jours, comme d’autres prenaient leur
petit-déjeuner.
Plus on en consommait, semblait-il, plus populaire on était.
Pour moi la fugueuse égarée, sans cesse écartelée entre talons-aiguilles et baskets
montantes, la came signifiait l’approbation, la sécurité, en plus de passer un chouette
moment.
Le Max’s Kansas City était un véritable sanctuaire
des plaisirs sous influence. Une nuit vers trois heures du matin, après une énième
soirée de débauche en backrooms, mes copains Chumley, Silver George (un assistant
de la Factory) et moi-même, parmi d’autres crétins anonymes, nous décidons de prendre
un taxi pour aller dans le très chic appartement de Chumley sur Park Avenue, qu’elle
sous-louait à Mme Chardonet, la femme d’un riche diplomate français. La fête reprend
instantanément, on taille sauvagement la turne en pièces en sifflant allègrement
speed, cachetons et bouteilles, sur fond de Color
Me Barbra (mon album de Streisand favori) à plein tubes.
Barbara hennissait l’un de ses plus beaux aigus lorsque
George (cette petite vipère) tombe par hasard sur le livret bancaire de Mme Chardonnet,
son passeport et tous ses certificats. George rejoint Barbara dans les aigus, sur
l’air des bijoux. Une sacrée petite fouine, ce George, il se faufile dans ma direction
avec des yeux brillants, sournois, et un sourire avide et visqueux. Quel misérable
petit avorton sans couilles : pour penser à mal, il y a du monde, mais pour monter
le coup, ça ! Pas une once de chutzpah
! Et qui c’est qu’on va chercher quand il faut tromper son monde ? Et bien voilà,
la petite fouine convaincante vient m’offrir en courant le rôle d’une vie sur un
plateau d’argent : un vrai challenge, ce personnage d’épouse de diplomate, française
de surcroît, qui décide sur un coup de folie de retirer l’intégralité de ses économies
!
L’intrigue sonnait bien. Sonnait simple. C’était
un défi irrésistible. Les répétitions commencèrent avec la signature de la Chardonet,
que j’appris à recopier depuis un chèque refusé sur papier-carbone, une fois deux
fois trois fois, jusqu’à ce que le gribouillage devienne naturel pour moi. Puis,
dans un souci de caractérisation supplémentaire, George remplaça la photo de Mme
Chardonet par une petite photo de moi sur ses papiers d’identité. Le fait que la
photo en question me représente dévorée vivante par les plumes de mon boa, bouche
ouverte et bras en l’air, ne semblait pas poser problème. Nous ne pensions qu’au
fric, seulement au fric, le dollar vert comme horizon. Tout ce qu’il me restait
à faire, maintenant c’était d’aller à la banque, sanglée dans une ravissante robe
Chanel, coiffée d’un foulard rose, sans oublier de m’exprimer avec une pointe d’accent
français.
En arrivant je roucoulai « Bonjour, Messieurs* ! », en passant les portiques de sécurité, et fonçai
droit sur le guichet.
Bref, à ma grande surprise, Chardonet ne possédait
que 6000 dollars sur son compte – la pauvresse ! Et moi qui pensais au moins trouver
de quoi tenir la semaine. J’arrivais malgré tout à calmer mes ardeurs et n’en réclama
que le tiers. Jusqu’ici tout allait bien. Le caissier fit glisser le pognon, que
j’acceptai bien volontiers avant de remettre galamment le cap sur la sécurité, puis
le taxi, où George attendait patiemment. Et hop, direction chez Max pour nous enfiler
un tout nouveau buffet à volonté d’alcool, de drogue et de sexe à gogo.
Hélas, avant d’avoir le temps ou la possibilité d’envoyer
cette foutue robe Chanel au pressing, le train des plaisirs déraillait déjà. Nous
étions de nouveau fauchés, avec les seringues vides et la gueule de bois. Ah ! Être
une star underground c’est pas donné-donné, mon chou ! Beaucoup plus cher que prévu.
Certains payent en liquide. D’autres de leurs vies. Mais quel qu’en soit le prix,
c’est l’assurance très recherchée d’un paradis de délire et d’oubli, que la réalité
ne vient rattraper qu’une fois la tête dans les chiottes. Pour ma part, ce n’était
qu’une danse de plus sur la corde raide de la gloire Warholienne. Tout ce qui comptait
pour moi c’était : être fabuleuse et transpirer le glamour.
Mes mains tremblaient en nouant, dans le miroir, le foulard rose sous mon menton. Je caressai l’étoffe de lin noir autour de ma taille, en inspirant profondément. Il me fallait un verre : vodka martini, bien tassée, avec quatre olives, merci bien. La première fois s’était plutôt bien passée. Nous n’avions rien dit à Chumley. C’était notre arnaque, à George et moi, et cette fois, nous passions à l’étape supérieure. Le reste du pactole. Tout le compte bancaire, jusqu’à la dernière goutte. La dernière ligne droite pour lui et moi – et ce putain de rat qui ne pointait pas le bout de son nez !
Je me disais « Reste calme », en glissant le passeport dans cette espèce de panier d’osier qui me servait de sac-à-main. « Ça va aller. »
On sonna à la porte. C’était ma bonne copine Estelle (qui en fait s’appelait Douglas mais préférait Estelle, du coup on l’appelait tous comme ça). Qui était là pour me mener aux portes de la fortune et, ni une ni deux, on sautait dans un taxi pour le premier bar venu. La vodka occupait toutes mes pensées et, à mon sixième cul-sec de martini, l’accent français me vint presque naturellement.
Je bégayai « Bonjour
Monsieurs* ! », en titubant devant la sécurité. « Viva la France* ! »
J’envoyai de larges baisers en m’approchant de la
guichetière avec le bordereau de retrait.
Et j’ai frappé le comptoir du plat de la main en
lui rotant dessus « On vide le tout, cocotte ! »
Quand j’ai vu les deux mastards de chaque côté de
mes sveltes épaules, j’ai compris que les carottes étaient cuites. C’étaient des
escortes, en un sens, mais pas le genre à vous emmener guincher, plutôt à vous traîner
le long d’un corridor sinistre, quand la panique vous fait dire à peu près n’importe
quoi pour les convaincre qu’enfin, messieurs, tout ceci n’est qu’un regrettable
malentendu.
« But monsieurs, I beg your pardonz, you have got
ze wrong person. I am not a criminal. I am a famous international woman. »
« C’est ça, milady », grince l’un des gorilles.
– Fermez la
bouche !* rétorquai-je en les menaçant du doigt. Je connais intimement Katherine
De Nerve et Charles De Gall, comment osez-vous me traiter de la sorte ? Viva la
France, bande d’Américains dégénérés, Viva la France !
– Las Vegas, corrige l’autre… On dit Viva Las Vegas, ma pt’ite dame. Et maintenant
mettez-la en veilleuse, okay ? »
Ils me menèrent jusqu’à une petite salle grise, munie d’une
seule fenêtre sans rideau donnant sur l’East River. Une femme bouffie avec un gros
chignon attendait derrière un bureau. Elle se mit à parler mais le sang battait
tellement à mes tempes que je ne comprenais rien. Dans mon cerveau douloureux, les
pensées fusaient dans tous les sens, pour trouver une solution. J’aurais pu sauter
par la fenêtre et courir, à la nage, vers la liberté. Ou me noyer, peut-être ! N’importe
quoi, mon Dieu, pourvu qu’on efface cet épisode de ma vie.
Mais c’était peine perdue.
Ils m’ont gardé entre ces murs sans vie pendant ce
qui me sembla être une éternité. Comment j’avais pu être aussi stupide ? Bien sûr,
enfant, j’avais volé des chewing-gums. J’avais peut-être oublié de rendre des fringues
louées chez Saks. Et chez Macy’s. Et chez Bloomies. Et personne n’aura oublié le
coup de l’appareil-photo sur le compte d’Andy… Mais « vol qualifié » ? ça avait
l’air si… si « qualifié » ! Remarquez, pour une dame de qualité, ça n’a rien d’exceptionnel.
Ne suis-je pas l’héritière du Woodlawn Cemetery, après tout ? On a une réputation
ou on n’en a pas.
Bref, je vacillais sur mes bases lorsqu’on appela Chumley,
pour m’identifier. J’avais laissé mes propres papiers chez moi et cette chère Estelle
(quel fils de pute quand on y pense) avait fui le navire avec les rats dès qu’ils
m’avaient coincée. Chumley, l’amie même que j’avais trahie, était la seule à pouvoir
m’identifier devant les autorités. J’eus beau tordre mon visage dans tous les sens,
espérant qu’ainsi elle ne me reconnaîtrait pas, ce fut tout à fait en vain.
Tout en sachant que l’affaire était grave, elle n’avait
pas la moindre idée de ce que j’avais bien pu faire et, quand nos regards se sont
croisés, j’ai lu la déception dans ses yeux. Mon cœur me dégringola dans l’estomac
et, pour la première fois de ma vie, j’ai eu honte de la personne que j’étais. J’avais
les larmes aux yeux quand je me suis précipitée vers elle : « Je… Je suis désolée,
ma chérie. Je… »
Chumley ne fit pas un pas vers moi. Elle restait
là, me dévisageant, totalement incrédule, et avant même d’avoir pu plaider la démence
passagère, j’ai senti un froid glacial sur mon poignet droit. L’agent de police
saisit ma main gauche et la menotta de même. Avant de m’emporter sans ménagement
à la Prison des femmes.
« Bouclez-là » ce sont les mots les plus gentils
qu’on m’a adressé ce jour-là. J’y étais maintenant, et pour de bon. Plus de talons
pailletés pour elle. Des chaînes et des boulets, voilà tout, jusqu’à ce que mort
s’ensuive. J’avais, par chance, échappé à la chaise électrique, ce qui laissait
quand même une toute petite chance d’avenir à ma vie flétrie – mais quel avenir,
ça… Pour le moment, le seul espoir auquel je pouvais prétendre était de me rebaptiser
Jojo pour entrer dans la mafia.
On prend mes empreintes, on me photographie puis
on m’emmène pour l’habituelle fouille au corps. Je n’avais aucune idée de ce en
quoi consistait une fouille au corps, n’ayant jamais poussé l’expérience plus loin
que danser seins nus comme go-go girl, si bien que cela m’agaça quelque peu.
« Te fous
pas dans des états pareils, chérie » me rassure une bimbo maigrichonne, minijupe
en cuir, guêpière et semelles compensées, aux yeux endormis. « Y cherchent juste
de la dope », continue-telle dans le couloir qui mène à la salle de fouille.
Soudain l’espoir illumine ses prunelles : « Dis, chérie, t’en aurais pas, des
fois ? »
Ben voyons. Si j’en avais eu, jamais je ne me serais retrouvée dans cette galère ! Je ne serais pas en train de me dandiner dans cette putain de robe et tout irait bien pour moi. Sauf qu’en y réfléchissant, je me rappelais que je planquais quelque chose de bien plus incriminant que de la drogue. Comment j’allais bien pouvoir leur expliquer que j’étais un homme ? Autant me suicider tout de suite, et Andy allait en faire ses choux gras, lui qui aimait tellement hurler les gros titres à pleine voix, et en particulier les plus juteux. Imaginez seulement la tronche de l’Américain moyen quand il lirait demain : « Scène d’horreur en prison : Un Drag Queen se fait Hara Kiri avec un fer à friser ! »
Las, l’Américain moyen pouvait attendre longtemps son tabloïd
à sensations. Faute de crieur de journaux, le seul hurlement que j’entendis ce jour-là
fut celui de la matonne en chef, après m’avoir ordonné de me pencher et d’écarter
les jambes.
« Dégagez
ce connard de mon bloc! »
Le jour même, j’étais transférée à la Prison des
hommes (gentiment surnommée « Les Tombes »), boitant sur mes talons, les bas filés,
la robe chiffonnée, le mascara massacré. Et vous n’imaginez pas l’horreur que c’est
d’être balardée comme ça dans une cellule de 40 mecs hétéros. Des types méchants.
Des qui se foutent de la gueule des pédés. Des vieux en vrac. Des jeunes butés.
Des mecs durs à la vie dure. Autant jeter une côtelette d’agneau à une meute de
loups affamés. Je n’avais rien à faire là, rien à picoler, et j’étais morte de trouille.
« Elle
est à moi ! grogne un gros fripé aux dents pourries.Un autre gueule – Non, à moi !»
Puis encore un autre : « Dégagez, elle est pour
moi ! »
Au fur et à mesure qu’ils s’approchaient de moi, mes yeux s’écarquillaient dans leurs orbites et mon estomac se rétractait. Tous ces hommes en même temps, vous imaginez l’aubaine, mais j’étais trop pétrifiée par la peur pour profiter de la situation… Heureusement pour moi, une grosse voix divine fit soudain taire le brouhaha de ces affreux païens :
« Laissez-la tranquille, bordel ! »
Je levai les yeux vers mon sauveur : un grand costaud Latino avec une dent en or et des muscles roulant sous son T-shirt déchiré.
« C’t’à moi qu’elle est ! »
On aurait dit le rugissement d’un lion marquant son territoire.
« Tout à fait, je confirmai en le pointant du doigt. C’t’à lui que j’suis !
– Ça va aller, poupée », dit-il en me malaxant le bas du dos.
Je me liquéfiai de désir tandis qu’il m’escortait à son
coin de cellule. Il me fit asseoir et, allumant deux cigarettes en même temps, il
m’en offrit une. J’acceptai en me perdant dans ses beaux yeux bruns et romantiques.
Il se pencha pour écraser sa bouche sur ma joue. Je sentis la pression de son immense
carrure comme il m’entraînait dans un baiser farouche. Mes poumons s’enflammèrent.
Il dévorait littéralement mon corps, déchaînant sa bouche sur le creux de ma nuque
et, plus bas, sur mes voluptueux nichons. Je résistais avec le peu d’énergie qu’il
me restait, la tête en arrière, mais mes maigres forces ne faisaient pas le poids.
« Non !
Non ! » je piaillais en tambourinant son dos en sueur. Il pressa davantage son
corps lourd contre le mien, faisant danser mes hormones dans un tourbillon de chachacha.
Mon cœur faisait le yo-yo, un yo-yo dont il tenait la ficelle et j’ignorais jusqu’à
son nom ! Quelle importance, après tout ! Nous nous sommes mariés, ce soir-là, façon
Las Vegas : il a dit « oui », j’ai dit : « oui », et roulez jeunesse.
Hop ! Autant en emporte ma vulve !
Vingt-quatre heures de conjugalité plus tard, les
gardes entrèrent et m’arrachèrent à ses bras.
Je pleurnichai « Je t’aime, Raoul, en me cramponnant
à son torse.
– Moi, c’est Ramone, il dit renfrogné. Virez de
ma vue cette pute à deux balles.
– A deux balles ?! Sale enculé de merde! On ne
me parle pas comme ça, moi, je suis une star de cinéma, connard ! Gardes ! Je demande
le divorce ! »
Qu’on ne me parle plus d’amour en milieu carcéral ! J’ai été accusée de vol qualifié à hauteur de 2000 dollars, avec liberté sous caution à 1000 et des brouettes. En un mois d’incarcération, j’avais perdu tout espoir d’entrer en contact avec le clan Warhol et, du reste, avec toute espèce de monde extérieur. La guerre du Vietnam battait son plein. Janis Joplin et Jimi Hendrix étaient morts. Jackie Curtis s’escrimait à écrire sa prochaine pièce. Candy Darling était trop occupée à rester blonde. Edie Sedgewick avait sa résidence principale quelque part dans une piscine. Et Paul Morrissey mitonnait probablement des tas d’idées pour un nouveau film.
J’essayai d’appeler Andy à l’aide, mais la Factory préféra
ignorer mes appels, et mes lettres. Je ne peux pas dire que je leur en veux. 100
sacs, ça fait cher le coup de main, surtout pour des gens que je connaissais si
peu, en plus d’avoir déjà essayé de leur faire les poches. Quant à téléphoner à
la maison, autant ne pas y penser, puisque ma mère m’avait accusée de rouler notre
patronyme dans la boue.
« Mon nom
est Holly Woodlawn !, je gueulai dans l’appareil téléphonique. Mais qui pourrait
bien faire le lien avec Harold Ajzenberg ? »
Apparemment, tout le monde était bien content de
m’oublier… du moins jusqu’à la sortie de Trash,
le 5 octobre 1970. Au moment même où ces fils de pute pensaient m’abandonner pour
toujours, à prendre la poussière dans la Tour de Londres, voilà que j’explose à
l’écran. Le film me catapulta d’emblée dans l’œil du cyclone médiatique, et je devins
le chouchou des critiques. Mon incarcération du moment excitait leur soif de sensationnalisme
et le Daily Variety ne rata pas l’occasion
: « La star de Trash fait les poubelles
en taule » fit un carton chez tous mes voisins. Cette attention générale sur ma
personne excita certainement celle d’Andy, qui ne mit pas longtemps à me voir sous
un jour nouveau. Certes, j’étais toujours cette crétine rongée par la misère mais
désormais, j’étais une crétine célèbre,
qui nageait dans l’adulation. J’avais prouvé à quel point j’étais vraiment fa-bu-leuse.
Pourtant, malgré la publicité, les louanges et la gloire, la Factory décida de me laisser mijoter. Lorsqu’un reporter appela pour s’informer des accusations qui pesaient sur moi, le porte-parole de la Factory répondit ceci : « Holly n’a travaillé pour nous que huit jours… Nous sommes navrés qu’elle soit en prison mais nous n’en sommes pas responsables… »
Tout le monde s’en foutait. Mais après tout, qui aurait pu s’en soucier ? J’étais qui ? J’étais quoi au juste ? Une fugueuse ? Une voleuse ? Un travesti ? Une mine d’or pour Diane Arbus ? Je ne jouais à ce poker-là qu’avec un demi-paquet de cartes, et une bouteille vide à pleurer. Non seulement j’étais perdue, mais j’étais aussi blessée.
Enfin, par un frais matin d’octobre, alors que je déjeunais
d’un toast en béton, d’un œuf à peine cuit et de cet immonde café, j’entendis ces
mots bénis de la bouche d’un gardien :
« Holly
Woodlawn, remballe tes culottes. Tu sors. »
J’étais surprise, ravie, choquée ; comment pouvait-il
savoir que je portais des culottes ? Et, plus mystérieux encore : qui avait bien
pu payer ma caution ? Pas Jackie Curtis : elle ne pouvait même pas s’offrir une
paire de bas nylons. Et pas non plus Candy Darling : le moindre de ses sous passait
en coloration platine. Quel inconnu venait donc me sauver ?
On me conduisit au rez-de-chaussée pour récupérer mes affaires,
où l’on me passa une note qui m’invitait à prendre un taxi jusqu’au studio de Larry
Rivers… LE Larry Rivers ? Cet être divin avec lequel j’avais si souvent trinqué,
ce si grand artiste qu’Andy lui-même regardait avec admiration ? Eh oui, c’était
bien LE Larry Rivers, mon Prince Charmant, celui qui avait déboursé (plus ou moins
encouragé par Miss Curtis, d’après mes informations) pas moins de 1000 balles pour
m’arracher aux griffes de la damnation.
Ainsi donc, dans un vacarme de trompettes chevrotantes,
les portes de la liberté s’ouvrirent et, tel Lazare sortant du tombeau, je ne manquai
pas de saluer tous ces tocards de païens que je laissai derrière moi. J’aurais pu
chanter à tue-tête « Forget your troubles,
come on get happy » mais, sans claquettes et chapeau mou, j’ai préféré m’abstenir,
d’autant que je déteste chanter a capella. Et puis d’ailleurs, j’avais rendez-vous
avec le destin. Alors je tournai les talons de mes bottes paramilitaires et gueulai
à pleine voix :
« Allez
tous vous faire enculer ! »
Sur cette note aussi joyeuse que braillarde, le nuage noir qui bouchait mon ciel se dissipa soudain et, comme le soleil dardait ses rayons sur mon pauvre sein malmené, les cloches sonnèrent ! Les chérubins dansèrent ! Et mes poumons hurlèrent :
« Libérez les chattes ! »
Traduction française de Charles Bosson, Sugar Deli et Pierre Maillet
Chapitre 1er d’ A Low Life In High Heels
The Holly Woodlawn Story
Autobiographie inédite en France de Holly Woodlawn
(écrite en collaboration avec Jeffrey Copeland)
Avec l’aimable autorisation de Pierre Maillet, Charles Bosson et Sugar Deli – Ce texte a servi de base au spectacle One Night With Holly Woodlawn ? de Pierre Maillet, Howard Hughes, Billy Jet Pilot, Luca Fiorello et Thomas Nicolle. En tournée la saison prochaine.