Tout en délicatesse et mélancolie, Julie Deliquet adapte au théâtre le célèbre film d’Arnaud Desplechin, Un conte de Noël. Ciselant les caractères, leur donnant une ambivalence troublante, la metteuse en scène signe un spectacle monstre à la dimension tchekhovienne, un huis-clos familial où amour et haine s’embrasent férocement, impitoyablement.
A Roubaix, ville de naissance de Desplechin, dans une jolie petite maison bourgeoise, Abel (Jean-Marie Winling) et Junon (Marie-Christine Orry) vivent depuis des lustres le parfait amour. Lui est teinturier, elle est femme au foyer. De leur union, heureuse, douce, sont nés quatre enfants. L’ainé, Joseph, est décédé à l’âge de six ans d’une maladie du sang. Depuis, son ombre mortifère plane sur le foyer, notamment sur Henri (Stephen Butel), l’enfant conçu à la va vite pour le sauver, en vain. Incompatible, il est dès lors maudit, détesté par sa mère. Une haine qu’Élisabeth, l’enfant prodige, et son mari (Olivier Faliez) ont repris à leur compte bannissant le vilain petit canard du cercle familial. Le cadet de la fratrie, Ivan (Eric Charon), le gentil, le falot, sa femme, la belle Sylvia (Hélène Viviès), le trublion de neveu, Simon (Jean-Christophe Laurier), et les deux petits enfants complètent le tableau.
Les guerres intestines ont érodé les liens. L’ambiance s’est quelque peu ternie. Un événement dramatique va réunir toute la tribu à l’occasion des fêtes de fin d’année. Junon est malade. Seule une greffe de moelle peut la sauver. Noël approche, Henri, le déchu, fait son grand retour attisant les passions, les haines. Amours contrariées, secrets enfouis, colères tues, ressurgissent éclaboussant le trop beau portrait de la sainte famille. Malgré la noirceur, la tragédie, tout n’est pas perdu. Derrière les animosités, les rosseries qui cimentent les rapports humains de ce foyer en tout point dysfonctionnel, l’espoir n’est jamais loin. La tendresse, l’attachement prennent le pas sur les mesquineries, les petites méchancetés.
En fin psychologue, Arnaud Desplechin dissèque au scalpel les liens familiaux, il se glisse dans les failles, les fêlures, les moindres interstices pour en extraire des couleurs, des émotions, des sonorités singulières, authentiques. C’est toute la force de son scénario, chacun peut se reconnaitre dans une situation, une répartie cinglante. Il nous entraîne de sa plume caustique, vive, mais aussi câline, au plus près de ce qui fait de nous des humains, avec nos forces et nos fragilités. S’emparant de ce scénario hautement théâtral, Julie Deliquet fait mieux que l’adapter, elle le met en pièce littéralement afin de le remonter autrement. Tous les répliques du long métrage, à peu de chose près, sont là mais assemblées différemment. Il en ressort une profondeur fascinante, une densité saisissante. Avec sa délicatesse habituelle, elle donne vie aux mots, les cisèle, les révèle. Mordante parfois, mélancolique le plus souvent, sa mise en abime de la tragédie, de la comédie, renvoie au travail de Strindberg, de Tchekhov, bien sûr, mais aussi de Shakespeare. Tous les ingrédients du drame sont omniprésents. Ceux du théâtre aussi, tout particulièrement avec la représentation du réveillon, véritable institution familiale, où les convives déguisés, couronnés, revisitent un sanglant mythe romain.
Grâce à un dispositif bi-frontal, une scénographie tout en longueur, rappelant son Vania, mais aussi le « trashissisme » Tout le monde ne peut pas être orphelins des Chiens de Navarre, la metteuse en scène, à la tête du collectif In vitro, convie les spectateurs à partager les retrouvailles de cette famille haute en couleur. Rien ne leur échappe, ni les mots susurrés, ni les regards échangés, lourds de sens, ni les gestes à peine esquissés, ni les mouvements d’humeur. Au diapason des comédiens – tous excellents – , ils vibrent, rient, pleurent.
Avec son Conte de Noël revisité, Julie Deliquet montre une nouvelle fois, si c’était nécessaire, sa capacité à donner sang et chair à des textes singuliers, des histoires de famille. S’appuyant sur une troupe virtuose, elle n’a pas son pareil pour évoquer l’âme humaine dans sa complexité, sa fébrilité. Étirant à l’envi le drame sourd qui gangrène la scène, quitte à perdre en de rares moments l’attention de l’auditoire, elle touche juste, réveille certaines blessures sans pour autant les raviver et questionne l’intime. Intemporel et prenant !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Un conte de Noël d’après le film d’Arnaud Desplechin
Odéon – théâtre de l’Europe
Ateliers Berthier
1, rue André Suares
75017 Paris
Jusqu’au 2 février 2020
Du mardi au samedi à 20h et le dimanche à 15h
Durée 2h20 environ
mise en scène de Julie Deliquet
collaboration artistique de Pascale Fournier et Anne Barbot
dramaturgie d’Agathe Peyrard
avec Julie André, Stephen Butel, Éric Charon, Solène Cizeron, Olivier Faliez, Jean-Christophe Laurier, Marie-Christine Orry, Agnès Ramy, Thomas Rortais, David Seigneur, Hélène Viviès et Jean-Marie Winling
version scénique de Julie Deliquet, Agathe Peyrard et Julie André
scénographie de Julie Deliquet et Zoé Pautet
stagiaire scénographie Selya Karamahmut
lumières de Vyara Stefanova
costumes de Julie Scobeltzine
Crédit photos © Simon Gosselin