Après Tours, Reims et avant Montreuil, la détonante et surdouée Mathilde Delahaye pose ses valises à Chalon sur Saône pour sa dernière création. De son regard bleu acier, la jeune metteuse continue l’introspection d’une humanité exsangue et signe un conte dansé des plus déroutants, un hymne à la vie flamboyant. Univers extravagant, artistes « queer », elle convoque sur scène la différence, l’underground, graines d’une renaissance joyeuse.
Un immense rideau noir obstrue la scène. Un jeune homme (épatant Julien Moreau) s’extrait des coulisses. Grand, brun, sous les feux des projecteurs, il annonce la couleur : « je suis la metteure en scène de ce spectacle, et je vais tenter de vous le raconter… » Il a fallu d’une phrase pour quitter le réel et basculer dans un autre monde. Bien loin du théâtre, dans usine d’extraction de nickel, qu’on imagine quelque part aux confins de l’Europe de l’Est, de la Russie, le dernier ouvrier livre son histoire avant la fermeture définitive du lieu. Après ce récit testamentaire, place à la fête. Vingt ans ont passé. La mine éventrée est devenue un bar sauvage où tous les exclus d’une société capitaliste de plus en plus étriquée se retrouvent.
Liberté, insouciance, dans cet univers noir charbon, tout est possible. Travestis, homesexuel.les, transgenres, drag queen, font la nique aux esprits étroits, aux empêcheurs de vivre. Sur fond de musique techno, ils lâchent prise, dansent à perdre haleine. Adeptes du Voguing – danse urbaine née à New York dans les années 1970 dans des clubs gays fréquentés par des homosexuels et transgenres afro-américains – ils épuisent leur corps, déchaînent leurs pulsions et affirment haut et fort leur différence, leur identité. Les enchaînements chorégraphiés par Julien Moreau – extraordinaire danseur – sont hypnotisants, étourdissants.
Profitant du calme d’un cabane suspendue au-dessous des restes bétonnés de l’ère industrielle, chacun se livre, confie ses doutes sur l’avenir, dévoile ses rêves, ses utopies. Entre conte post-apocalyptique et fable d’anticipation, Mathilde Delahaye et Pauline Haudepin esquissent dans ces récits, ces histoires, une humanité réinventée. Offrant, grâce à des vidéos projetées sur la toile qui sert de quatrième mur, la paroles XXL à ces créatures – magnétique Snake Ninja, déroutanteDaphné Biiga Nwanak, troublante Keiona Mitchell, inénarrable Romain Pageard et irradiant Thomas Gonzalez – , elles rêvent, sur les cendres d’une mondialisation moribonde, d’une nouvelle ère portée par les marginaux, ces êtres de lumière qui donnent corps et chair à tout ce qui les entoure. De leur combat, de leur flamme, la nature se nourrit. Elle reprend ses droits, nettoie les sols pollués, fait naître la joie au cœur de la tristesse, de la grisaille.
Habituée à investir des lieux singuliers, telles des friches industrielles, Mathilde Delahaye se joue des espaces. Elle travaille par touches, habite la scéne dans tous ses recoins. S’appuyant sur la scénographie incroyable d’Hervé Cherblanc, la metteuse en scène invite à une plongée dans un univers interlope, à une expérience singulière à la croisée des arts.
La parole est rare. La trame tenue se lit en lettres lumineuses. Mais de ce maelström d’idées, de formes variées, d’inventions ingénieuses, elle imagine un spectacle rare, ovniesque qui touche, bouleverse, dérange. Malmenant les idées reçues, sortant des sentiers rebattus, Mathilde Delahaye, nom à retenir, est une écorchée vive, une artiste singulière qui puise dans la vitalité de ses interprètes, dans leur présence scénique, une force fiévreuse, féroce. Une performance incroyable pour un avenir meilleur !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Chalon sur Saône
Nickel de Mathilde Delahaye & Pauline Haudepin
Création au Centre dramatique national de Tours – Théâtre Olympia le 5 novembre 2019
Espace des Arts – Scène nationale de Chalon sur Saône
5 bis avenue Nicéphore Niépce
71102 Chalon sur Saône
Jusqu’au 5 décembre 2019
Durée 1h30 environ
Tournée
Du 16 janvier au 1er février 2020 au Nouveau Théâtre de Montreuil, Centre dramatique national
Les 26 et 27 mars 2020 au Domaine d’O – domaine départemental d’art et de culture (Hérault, Montpellier)
les 1er et 2 avril 2020 au Centre dramatique national de Normandie – Rouen
du 27 avril au 7 mai 2020 au Théâtre National de Strasbourg
Mise en scène de Mathilde Delahaye & Pauline Haudepin assisté de Julien Moreau
Collaboration artistique Claire-Ingrid Cottanceau
Chorégraphie de Julien Moreau
avec Daphné Biiga Nwanak, Thomas Gonzalez, Keiona Mitchell, Julien Moreau, Snake Ninja, Romain Pageard
Scénographie, régie plateau, dessins, figuration d’Hervé Cherblanc
Création lumière de Sébastien Lemarchand
Création son de Rémi Billardon & Lucas Lelièvre
musique originale d’Antoine Boulé
costumes d’Yaël Marcuse & Valentin Dorogi
regard chorégraphique de Volmir Cordeiro
film des danseurs de Luc Delahaye avec la communauté du Nickel Bar (15 à 20 amateurs.trices)
Crédit photos © Jean-Louis Fernandez