Plongeant dans l’Histoire, celle des femmes, des lois, Pauline Bureau retrace avec délicatesse et intelligence le procès de Bobigny. Défrayant la chronique en 1972 notamment grâce à Gisèle Halimi, avocate de la défense, tout feu tout flamme, il a contribué par son caractère éminemment politique à la dépénalisation de l’avortement en France. Plus qu’un spectacle porté par d’excellents comédiens, c’est un manifeste féministe, nécessaire et vital, une pièce d’intérêt général.
Cheveux blancs coupés au carré, silhouette élégante, presque fantomatique, Marie-Claire Chevalier (épatante Martine Chevallier) erre dans l’appartement de son enfance, là où tout à basculer. Jeune adolescente, mignonnette (touchante Claire de la Rüe du Can), elle vit chichement avec sa mère (lumineuse Coraly Zahonero) et sa sœur. Facilement impressionnable, même si elle ne manque de rien, elle est séduite par un petit caïd. Il a une voiture, c’est le comble de la « cool attitude » au début des années 1970. Un soir, un peu de musique, les corps se collent. Le désir monte, les sens s’échauffent. Malgré ses refus d’aller plus loin, il la viole.
A la honte d’avoir trahi sa mère, femme courage qui élève seule ses filles, s’ajoute la découverte de sa grossesse. Que faire ? Elle n’en veut. Seule solution, un avortement clandestin. Faute d’argent, impossible de trouver un médecin complaisant, il faut donc partir en quête d’une faiseuse d’anges, avec les risques sanitaires que cela implique. Malgré la terrible douleur, le sang qui coule, la perte de connaissance, elle survit plus légère, plus grave, soulagée.
Pour se sauver d’un mauvais pas, son violeur, dénonce son crime envers la loi française de l’époque, à des policiers. Commence alors une descente aux enfers judiciaires. Le procès de Bobigny va s’ouvrir. Touchée par la détresse de cette famille, Gisèle Halimi, décide de monter au front et, avec l’accord de Marie-Claire Chevalier, encore mineure, de déplacer les débats vers un terrain plus politique, celui de l’iniquité d’une loi qui pousse les femmes les plus précaires à se mettre en danger – 2500 mortes en France suite à un avortement clandestin – , faute de disposer librement de leur corps, de leur droit le plus strict à donner la vie.
Cela tombe à point nommé, l’avocate, membre actif de l’association Choisir, présidé par Simone de Beauvoir (détonante Danièle Lebrun) vient de signer le « manifeste des 343 », une pétition parue dans Le nouvel Observateur du 5 avril 1971, où des femmes célèbres (Catherine Deneuve, Jeanne Moreau ou Delphine Seyrig) comme anonymes assument le fait d’avoir avorté et demande aux députés de dépénaliser et légaliser l’interruption volontaire de grossesse. Transformant la salle d’audience en tribune, où avec beaucoup de finesse et d’intelligence, elle fait défiler à la barre, philosophes, célébrités, des politiques comme Michel Rocard (impressionnant Alexandre Pavloff) ainsi que le prix Nobel de médecine Jacques Monod (remarquable Laurent Natrella), elle défie le procureur, le pousse dans ses retranchements, dénonce dans un plaidoyer vibrant, devenu célèbre, les inégalités de classe, de sexe et de traitement avant de se ranger aux côtés des 4 accusées. L’argumentaire fait mouche. Une brèche vient de s’ouvrir, le monde va changer. Le terreau de la loi Veil est là, prêt à servir.
S’emparant de cette histoire vraie intime autant qu’universelle, de cette matière brute, riche, dense, Pauline Bureau dresse en creux par petites touches délicates, juste effleurées, le portrait d’une femme, d’une jeune fille. Elle met en lumière et rend hommage à cette frêle adolescente, cette oubliée de l’histoire, qui refuse de demander pardon, bien au contraire. Elle suit son avocate dans sa volonté d’attaquer la loi de 1920. Le geste théâtral est d’une rare beauté, d’une rare puissante. Si parfois l’ensemble peut paraître un brin didactique, très vite, la metteuse en scène s’emploie à donner corps à cette vie brisée, à lui redonner un souffle épique en convoquant ces héroïnes d’hier, ces combattantes de l’égalité Homme-Femme, ces féministes en lutte contre un injustice criante et mortifère.
Passant grâce à un décor fait de cloisons amovibles, de la maison des Chevalier au tribunal de Bobigny, puis par le bureau de Gisèle Halimi, Pauline Bureau orchestre magistralement l’histoire jouant à la fois sur la corde du sensible et sur celle de la démonstration. C’est d’autant plus fort dans le contexte actuel, où plusieurs pays, dont certains états américains, remettent en cause ce droit des femmes à disposer de leur corps, à avoir le choix de donner ou non la vie.
Porté par des comédiens à fleur de peau, d’une sincérité bouleversante, le message s’ancre dans nos cœurs, nos ADN. Nous sommes toutes et tous Marie-Claire. Nous refusons que d’autres décident à notre place. À l’unisson, solidaire de l’auteur, des personnages, des artistes, le public salue la performance. Avec Hors-la-loi, le vieux-colombier clôture magnifiquement sa saison et envoie un signe clair. Le droit à l’avortement ne peut être discuté, il est inaliénable, le symbole ultime de la liberté.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Hors la loi de Pauline Bureau
Théâtre du vieux Colombier
Comédie Française
Rue du vieux-colombier
Jusqu’au 7 juillet 2019
Durée 2h15 environ
Mise en scène de Pauline Bureau assisté de Sabrina Baldassarra
avec Martine Chevallier, Coraly Zahonero, Alexandre Pavloff, Françoise Gillard, Laurent Natrella, Danièle Lebrun, Claire de La Rüe du Can, Sarah Brannens et Bertrand de Roffignac
Scénographie de Emmanuelle Roy
Costumes de Alice Touvet
Lumières de Bruno Brinas
Vidéo de Nathalie Cabrol
Musique originale et son de Vincent Hulot
Maquillages et coiffures de Catherine Saint-Sever
Dramaturgie de Benoîte Bureau
Crédit photos © Brigitte Enguerand