Au TNB, Damien Jalet, en collaboration avec le plasticien japonais Kohei Nawa, invite à un voyage singulier, hypnotique, parfois dérangeant à travers les corps fusionnés, emmêlés de ses danseurs. Créant un bestiaire insolite tout droit sorti du Jardin des délices de Jérôme Bosch ou de quelques films de science fiction et suspendant le temps hors de toute réalité, il signe un poème chorégraphique d’une beauté unique, fantasmagorique.
La salle est plongée dans l’obscurité. Un sifflement, rappelant le souffle du vent, est légèrement perceptible. Alors que le son prend de l’ampleur, envahit l’espace, une lumière diffuse éclaire lentement la scène. Au centre, on distingue tout d’abord une masse blanche, sorte de nuage immaculé. Puis d’étranges formes apparaissent. Sont-ce des sculptures, des corps entremêlés ? Difficile à dire. Se reflétant dans le miroir d’eau qui recouvre le sol noir, ces biens insolites silhouettes faites de dos musculeux, de jambes tendus, de bras arcboutés, semblent le produit imaginaire d’un songe, d’un rêve presque cauchemardesque.
Réagissant aux pulsations des créations sonores de Marihiko Hara et Ryuichi Sakamoto, ces créatures quasi surnaturelles, fascinante prennent insensiblement vie. Les gestes sont tranchés, les mouvements saccadés. Frappant l’eau, générant des ondes qui brouillent l’image reflétée, les sept danseurs qui ne portent rien d’autre qu’un slip couleur chair et ne montreront jamais leur visage, à une exception près, insufflent toute leur étrangeté à cette bien étonnante pièce chorégraphique créée à Kyoto en 2015 et présentée pour la première fois en Europe.
S’inspirant de la mythologie japonaise, qui sépare en trois niveaux le monde, celui d’en-dessous, celui du dessus, et enfin le palpable, le réel et s’appuyant sur la fabuleuse et lyrique scénographie de Kohei Nawa, Damien Jalet propose une plongée vers un ailleurs fantasmé, un voyage hypnotique, intérieur, où jouant sur la plastique des corps qui en fusionnant engendrent de nouvelles formes que chacun peut interpréter comme il le souhaite. Dans cette imbrication de chair, certains verront un lapin, un canard, un vagin, deux êtres unis dans une étreinte sexuelle, acrobatique.
Trip sous acide, vision apocalyptique d’un monde à l’onirisme singulier, Vessel est un ballet hypnotique où la danse est transcendée, sa grammaire chorégraphique débarrassée de toute fioriture, de toute conjugaison superflue. Seul le corps compte. Dissimulant le visage de ses danseurs, tête coincée dans le corps de l’autre, ou caché derrière des bras croisé, nuque en arrière, Damien Jalet cisèle les muscles, les peaux au delà des êtres les transformant en supra-humain, en gnomes, en créatures rappelant l’étonnante faune qui habite les œuvres de Jérôme Bosch. Jouant avec une matière blanche, liquide autant que pâteuse, le chorégraphe donne à son ballet une puissance organique, sensuelle fascinante.
Hallucinante performance portée par l’interprétation extraordinaire des sept performeurs, dont Aimilios Aropoglou complice de longue date de Damien Jalet, Vessel secoue, inquiète, questionne ou ensorcèle. Un moment suspendu, charnel et inquiétant, un rêve dans lequel il faut accepter de lâcher prise pour s’immerger.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Vessel de Damien Jalet
TNB – Salle Jean Vilar
1, rue Saint-Hélier
35000 Rennes
Jusqu’au 26 avril 2019
Durée 1h00
Du 14 au 15 mai 2019 à l’Internationaal Theater, Amsterdam
Du 3 au 20 mars 2019 au Théâtre national de danse de Chaillot
Chorégraphie de Damien Jalet
scénographie de Kohei Nawa
Avec Aimilios Arapoglou, Nobuyoshi Asai, Mayumu Minakawa, Ruri Mitoh, Jun Morii, Mirai Moriyama & Naoko Tozawa
Composition Musicale de Marihiko Hara & Ryuichi Sakamoto
Création Lumière d’Yukiko Yoshimoto assisté de Kazuya Yoshida
Régie Générale de So Ozaki
Régie Son de Marie Charles
Construction de Reo Nukumizu, Tetsuhiko Yoshida & Marie Bonnier
Crédit photos © Yoshikazu Inoué