The Hidden Force ou l’effondrement inéluctable des colonies

A la Villette, Ivo van Hove porte à la scène une deuxième œuvre du Proust néerlandais, Louis Couperus.

A la Villette, Ivo van Hove plonge dans les eaux sombres et glacées des Indes orientales hollandaises et invite avec sa froideur habituelle à la chute d’un empire, à la déchéance d’une grande famille enfermée dans ses principes moraux. Après l’adaptation percutante, ténébreuse, De dingen die voorbijgaan, cet été au festival d’Avignon, c’est un autre roman noir de l’écrivain néerlandais Louis Couperus que le belge met dans la lumière. 

Il pleut des trombes sur le plateau de la grande halle de la Villette. Le bruit des gouttes qui Il pleut des trombes sur le plateau de la grande halle de la Villette. Le bruit des gouttes qui frappent le parquet en bois imputrescible ne perturbe absolument pas, côté cour, le pianiste qui joue sans discontinuer le temps que tout le monde s’installe. Puis, tout s’arrête. Long silence. La maison prend doucement vie. Les serviteurs envahissent la scène, préparent l’espace avant la venue du maître de céans, Otto van Ouidijck (épatant Gijs Scholten Van Aschat), le gouverneur de Labuwangi, une province de l’île de Java, alors sous domination du royaume de Hollande. Rigoriste, profondément loyal à son pays, à son métier, il a l’intime conviction d’être aimé par les indigènes, de leur apporter un savoir, une civilisation, une morale. On est en 1900, la vie est belle pour les coloniaux. Les fêtes s’enchaînent. L’insouciance est maîtresse. 

Pourtant dans l’ombre, tout part à vaut l’eau. Trop fier, trop intègre, Otto van Ouidijck est aveugle au drame qui se joue sous son toit. Sa sculpturale seconde épouse a le diable au corps. S’ennuyant ferme dans ces contrées lointaines, les sens échauffés par le climat tropical, elle le trompe ardemment avec Théo, le fils qu’il a eu d’une première union, ainsi qu’avec le beau métis Addi, son futur gendre. Otto s’enferme dans un mutisme qui le mène à sa perte. 

En parallèle, son autorité de gouverneur est de plus en plus contestée. Dans les vapeurs chaudes de la mousson, le peuple opprimé prépare sa revanche. En détrônant le prince de l’île, ainsi que son frère, suite à des faits contre sa personne, son pouvoir, Otto van Ouidijck allume le feu aux poudres. Par pan, son monde s’écroule, rien ne peut enrayer cette fuite en avant vers une fin terrible, inéluctable. 

Avec maîtrise et froideur, Ivo van Hove s’empare du roman prophétique de Louis Couperus et signe une tragédie glacée qui a tout du drame bourgeois en apparence, mais qui révèle en filigrane les violences funestes faites aux peuples colonisés. S’appuyant sur la scénographie de son complice de toujours Jan Versweyveld, qui recrée avec maestria les ambiances humides, moites des tropiques, sur les sonorités envoûtantes mêlant habilement percutions ethniques et partitions plus classiques au piano, le metteur en scène belge insuffle à l’œuvre du Proust néerlandais, comme il se plait à le nommer, une densité clinique, presque sépulcrale. Épurant la trame émotionnelle à sa plus simple expression, il mue, grâce à sa direction d’acteurs au cordeau, ses comédiens du Toneelgroep Amsterdam, en pantins fantomatiques subissant avec fatalité la machinerie infernale qui abat sur eux, vents violents, tempêtes colériques et orages rageurs. Et c’est dans cette démultiplication des effets, certes époustouflante, que le spectacle perd un peu de substance, de force tragique.

Respectant l’œuvre subversive pour l’époque de Louis Couperus, tant elle était annonciatrice d’une décolonisation féroce, de la fin des jougs totalitaires imposés par une Europe qui bien qu’en pleine décadence se croit supérieure, Ivo van Hove livre certes une œuvre parfaitement ciselée et remarquable, mais qui n’a pas la force noire de son De dingen die voorbijgaanSi la satire d’un ordre moral et religieux perverti est bien là, il manque à l’ensemble trop glacial, une charge émotionnelle, une humanité vibrante qui captiverait tout à fait, toucherait en plein cœur.

Olivier Frégaville-Gratian d’amore


The Hidden Force de Louis Couperus
La Villette
Théâtre de la ville Hors les murs
211, avenue Jean Jaurès
75019 Paris
Durée 1h50 environ

Mise en scène d’Ivo van Hove
Adaptation & Dramaturgie de Peter Van Kraaij
Avec Bart Bijnens, Mingus Dagelet, Jip Van Den Dool, Barry Emond, Eva Heijnen, Maria Kraakman, Chris Nietvelt, Massimo Pessik, Halina Reijn, Dewi Reijs, Michael Schnörr, Gijs Scholten Van Aschat, Leon Voorberg
Scénographie & Lumières de Jan Versweyveld
Musique de Harry De Wit
Costumes d’An D’Huys 
Chorégraphie de Koen Augustijnen

Crédit Photo © Jan Versweyveld

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.

Contact Form Powered By : XYZScripts.com