Au théâtre de l’Atelier, le collectif l’Avantage du doute reprend près de 7 ans après sa création, La Légende de Bornéo, une plongée impitoyable dans le monde sans pitié du travail, une satire drolatique et granguignolesque du monde d’aujourd’hui.
Tranquillement, la salle du théâtre se remplit dans le brouhaha des conversations. Un ouvreur propose pour un euro de goûter les délicieux sablés, spécialités de Dunkerque, que sa femme prépare tous les jours pour mettre un peu de beurre dans les épinards d’une maigre retraite, ainsi que le roman préféré d’une des comédiennes de la troupe, Judith Davis. Devant le peu d’intérêt des spectateurs, il se place dans la lumière, côté cour de la scène, harangue la foule et tente de lui ouvrir les yeux. Incrédules ou amusés, tous se questionnent. Le spectacle, aurait-il déjà commencé ?
Eh oui, sans autre forme que le style direct, l’improvisation, l’écriture au plateau, le collectif L’avantage du Doute s’empare de ce sujet brûlant qu’est le monde de travail, sa violence, sa folie, son inhumanité. Avec un humour grinçant, les cinq acteurs décortiquent les mécanismes qui régissent la société active, l’univers de l’entreprise. Ils redéfinissent à leur sauce, pince sans rire parfois, absurde souvent voire totalement burlesque les mots barbares que sont productivité, « process », rentabilité, optimisation, externalisation.
Dénués de chair, ces termes prennent vie, deviennent presque lyriques portés par Mélanie Bestel, Judith Davis, Claire Dumas, Nadir Legrand et Simon Bakhouche. Tous excellents, ils s’amusent à recréer des situations toutes plus ubuesques les unes que les autres, des dialogues de sourds entre cadres sup’ et artistes. Écriture enlevée, jeu tour à tour extravagant, exagéré, un brin faussé ou parfaitement maîtrisé, La légende de Bornéo, créée en 2012, n’a rien perdu de sa verve, de sa causticité.
Partant de cette légende de l’île de Bornéo qui dit que les orangs-outans savent parler, mais qu’ils ne le disent pas pour ne pas avoir à travailler, nos cinq trublions s’en donnent à cœur joie, passant du tragique à la comédie granguignolesque avec une aisance confondante. Du conseil de famille réglé comme un CE d’entreprise au retraité sans le sou, de l’employé de pôle Emploi à deux doigts du « burn out » à l’actrice en devenir refusant de se fondre dans le moule d’une société d’affairistes, du bon petit soldat estimant que le travail est la seule façon de s’offrir des loisirs, à l’employé dépressif, ils entraînent le public dans une ronde folle, celle d’une vie contrainte par un monde professionnel rigidifié autour de la notion de profit.
Conçue comme une succession de sketches révélant les failles d’un système qui broie l’humain, La Légende Bornéo est une farce contemporaine grinçante, drôle et totalement déjantée. Faite de bric et de broc, s’inscrivant dans la suite logique de leur précédent spectacle sur l’héritage de mai 68, Tout ce qu’il me reste de la révolution, c’est Simon, dont la comédienne Judith Davis a tiré un film sorti sur les écrans le 6 février dernier, elle séduit par son ton résolument excessif, exagéré. Un moment de théâtre jouissif autant que terriblement lucide !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
La légende de Bornéo du collectif L’avantage du doute
Reprise au Théâtre de l’Atelier
Place Charles Dullin
75019 Paris
Jusqu’au 4 mai 2019
Durée 1h20
Avec Simon Bakhouche, Mélanie Bestel, Judith Davis, Claire Dumas, Nadir Legrand
lumiere de Wilfried Gourdin
construction de Jerome Perez assisté de Julien Chavrial et Raoul Demans
production Alice Perot-Hodjis
diffusion Marie Ben Bachir
regisseur Yann Le Herisse
Crédit photos © DR