Adaptant pour la scène, Chanson douce de Leïla Slimani, prix Goncourt 2016, Pauline Bayle plonge, avec une précision clinique, dans les méandres de l’âme humaine, ses tourments, ses failles. S’appuyant sur le style tranché, concis, de l’autrice française, elle esquisse le portrait inquiétant d’une époque qui galvaude les sentiments et qui insuffle des airs funestes, glaçants à la banalité du quotidien.
Dès les premières minutes, tout est dit. Le drame vient d’avoir lieu. Les deux enfants sont morts, tués par leur nounou (excellente Florence Viala). Mais que s’est-il réellement passé derrière les murs feutrés de cet appartement parisien ? Comment une femme bien sous tous rapports a pu en arriver à une telle extrémité ? Reprenant l’histoire à sa genèse, remontant le fil de la tragédie, le public est convié dans l’intimité d’un couple de bobos et de leur progéniture. Mère au foyer, Myriam (lumineuse Anna Cervinka) s’ennuie. Bien qu’elle aime voir grandir son fils et sa fille, s’en occuper, elle souhaite reprendre son activité d’avocate. La rencontre avec un ancien camarade de Fac, lui offre une opportunité qu’elle ne peut décemment pas refuser. Pas le choix, il faut prendre une nourrice.
Malgré les réticences de Paul (magnétique Sébastien Pouderoux), le mari, un peu, vieux jeu, le couple s’accorde pour embaucher Louise, une femme tout à fait ordinaire d’une quarantaine d’années. Rapidement, elle devient indispensable. Les enfants l’adorent. Les parents l’intègrent avec une aisance à leur quotidien, comme si elle était un membre à part entière de la famille. Ils l’invitent en vacances, lui apprennent à nager, lui font entièrement confiance. Mais les réminiscences d’un passé douloureux, les dettes de son mari décédé, viennent tourmenter la trop douce et très lisse nounou. Imperceptiblement, elle devient une ombre pesante dans le quotidien du couple petit-bourgeois, qui rêve de retrouver son cocon initial. Les graines du drame ont déjà germé depuis longtemps. La tragédie est marche.
Ne dénonçant pas uniquement l’oppression du système de classe ainsi que l’emprise du modèle patriarcal sur les femmes, Leïla Slimani a coup de phrases courtes, ciselées, explore jusqu’à l’os les mécanismes insidieux, invisibles qui ont entraîné une femme ordinaire dans une descente aux enfers funestes. Elle conte par le menu comment l’usure du quotidien, la banalité d’une existence étriquée, finissent par laminer toute joie, à noyer tout rêve, à interdire toute possibilité d’être heureux. Elle ne nous épargne rien de la violence ordinaire, celle qui ne se voit pas, celle sournoise qui se cache dans les rapports humains engendrée par la hiérarchie sociale.
Avec beaucoup de délicatesse, certainement trop d’ailleurs, Pauline Bayle s’empare de ce texte dramatique, de cet acte fou, de cet infanticide. Elle en sculpte cliniquement, presque froidement, les contours sans jamais en exploiter totalement, et c’est bien dommage, les côtés inquiétants, menaçants de cette « nounou d’enfer » qui s’immisce dans tous les interstices de ce couple que l’égoïsme croissant a rendu aveugle, sourd au drame qui se profile. Faute de marquer les caractères de?chacun, d’en affirmer les traits, la jeune metteuse en scène perd un peu de la tension narrative qui émaille le récit et ainsi achoppe à maintenir le public dans la transe angoissante, inquiétante qui devrait l’étreindre tout le long du spectacle.
Heureusement, sa direction d’acteurs est admirable. Le jeu tout en subtilité et virtuosité de Florence Viala suffit à jeter le trouble, à instiller le venin fatal, à entraîner les spectateurs dans les affres de la précarité, les errances d’une âme que les vicissitudes de la vie ont définitivement abîmée. Face à elle, Sébastien Pouderoux et Anna Cervinka, qui jouent les huit autres personnages de ce drame, sont en tout point épatants.
Loin de la comptine pour enfants rassurante, Chanson douce révèle les sombres cauchemars d’une société qui ne prend plus le temps de rien, où seul son propre confort compte au détriment d’autrui. Une fable noire d’aujourd’hui.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Chanson douce de Leïla Slimani
Studio de la Comédie Française
99 rue de Rivoli
75001 Paris
Jusqu’au 28 avril 2019
Durée 1h20
Adaptation et mise en scène de Pauline Bayle assisté de Béatrice Bienville de l’Académie de la Comédie Française
Scénographie de Pauline Bayle et Gaspard Pinta
Costumes de Bernadette Villard
Lumières de Pascal Noël
Collaboration artistique Isabelle Antoine
Crédit photos © Brigitte Enguérand coll. La Comédie-Française