Écrite au soir de l’élection de Donald Trump à la tête des États-Unis, « Am Königsveg » (Sur la voie royale) d’Elfriede Jelinek dénonce les dérives totalitaristes des politiques actuelles, la déshérence de nos gouvernants, la vétusté de nos institutions. Encensé en Allemagne, ce pamphlet furieux, dont la mise en scène grand-guignolesque de Falk Richter renforce le côté farce funeste, séduit par ses fulgurances avant de nous rendre dingue tant le flot de mots violents finit par nous noyer tout à fait.
Une immense palissade de bois cérusé cache la scène. En son centre, une simple porte semble relier la salle au plateau. Une vieille dame (surprenante Ilse Ritter) en sort. Elle est le double de l’auteure autrichienne, prix Nobel de littérature en 2004. Fatiguée, vivant recluse, elle n’en est pas moins informée de tout ce qui passe dans le monde. Vibrante, concernée, elle réagit souvent au quart de tour aux inquiétantes dérives de nos démocraties. Sa vision juste, son regard critique, nourrit ses écrits. L’élection de Trump ne pouvait pas la laisser indifférente.
Bien que jamais nommé, le président américain est au cœur de sa dernière pièce, Am Königsveg (Sur la voie royale), multi-récompensée en Allemagne, et qui durant quelques jours fait trembler les murs du théâtre de l’Odéon. Sans complaisance, avec une acuité féroce, elle déverse sa bile acide en une diatribe crue qui n’épargne rien, ni personne. Plaçant son récit dans une Thèbes contemporaine, dépravée, où se succèdent inlassablement, inexorablement, d’orgiaques bacchanales et de bien funestes prédictions sont jetées en pâture au peuple (le public) par des pythies déchaînées vêtues tristement de noir.
Au cœur de cette cité antique aux faux airs de palais clinquant, très nouveaux riches, l’on (re)trouve un roi de pacotille (inénarrable Benny Claessens) fraîchement élu, un fou furieux, hystérique, qui déambule en déshabillé rose. À l’effigie de son modèle Donald Trump, tel qu’on l’imaginait avant que l’exercice du pouvoir ne vienne en compléter le tableau, en modifier les contours, il est une sorte de Bacchus colérique, capricieux prétentieux et enfantin, dont rien de bon pour l’avenir, ne peut sortir.
Trempant sa plume rageuse dans un venin brûlant, Elfriede Jelinek égratigne, sans demi-mesure le monde d’aujourd’hui régit par les médias, le nombre de « followers », de clics, par des hommes sans consistance, sans vision autre que leur propre profit. Elle dénonce les dévoiements du capitalisme, l’obsolescence de nos institutions qui favorise un populisme à tout crin et tacle avec véhémence tous les dirigeants contemporains pour leur inaction face aux désastres à venir. Ici pas d’action au sens propre, pas de personnages véritablement définis, pas de dialogue, juste un torrent de mots en allemand qui assènent des vérités, répètent à l’envie les mêmes accusations contre un « establishment » dépassé. Mais à trop vouloir dire de chose, la dramaturge autrichienne finit par nous submerger, nous entraîner dans un courant fait de redondance, de propos rebattus, qui au lieu de nous nous questionner sur l’urgence d’enrayer la machine infernale, nous laisse de côté, les bras ballants attendant que la source pamphlétaire se tarissent enfin – beaucoup trop de texte à assimiler, à lire en surtitre.
S’emparant de ce brûlot sur la décadence annoncée de nos mondes, de nos politiques, Falk Richter ne tarit pas d’idées burlesques, extravagantes. Il ne nous épargne rien. Et disons-le, sans détour, cette facétieuse et foutraque parodie du pouvoir est à la hauteur de nos attentes. Lumières flashy, fausses blondes aux gros seins, stars du muppet show, super héros, tout y passe. Transcendé par les comédiens virtuoses du Schauspielhaus de Hambourg – extraordinaire Idil Baydar, épatant Matti Krause, irradiante Anne Müller, remarquable Tilman Strauß, étonnante Julia Wieninger et l’exceptionnel danseur Frank Willens -, qui s’en donnent à cœur joie, improvisent, dansent et chantent à tue-tête, le show fleuve éclate en mille feux. Perdus par le texte trop confus, trop riche, trop dense et trop creux à la fois, les spectateurs se laissent chavirer par ce vertigineux happening, cette extravagante performance.
Par olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Am Königsveg d’Elfriede Jelinek
Odéon – Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon
75006 Paris
Jusqu’au 24 février 2019
Tous les soirs à 19H30
Durée 3h30 avec entracte
Mise en scène de Falk Richter
Avec Idil Baydar, Benny Claessens, Matti Krause, Anne Müller, Ilse Ritter, Tilman Strauß, Julia Wieninger, et Frank Willens
décor de Katrin Hoffmann
costumes d’Andy Besuch
lumière de Carsten Sander
vidéo design de Michel Auder & Meika Dresenkamp
vidéo d’Antje Haubenreisser & Alexander Grasseck
composition et musique de Matthias Grübel
dramaturgie de Rita Thiele
son d’André Bouchekir, Hans-Peter Gerriets & Lukas Koopmann
Crédit Photos © Arno Declair