Certaines blessures ont bien du mal à se refermer. Les violences subies par les natifs américains, de la part de colons avides de domination en font partie d’autant qu’elles continuent, de nos jours, à avoir des conséquences dramatiques. En s’emparant de ce sujet brûlant, le metteur en scène canadien Robert Lepage signe une fresque bouleversante portée par la troupe extraordinaire du Théâtre du soleil, mais dont le propos est malheureusement brouillé par le débat houleux autour de l’appropriation culturelle.
Il est difficile de faire abstraction de la polémique qui gronde depuis cet été autour de la dernière création de Robert Lepage. Rien n’y a fait, ni les rencontres avec les artistes de la communauté autochtone, ni les discussions par communiqués interposés. Annulée au Canada, amputée en partie, elle a fini par voir le jour en décembre dernier à Vincennes grâce au regard humaniste d’Ariane Mnouchkine et de sa célèbre et interlope troupe du Théâtre du soleil. Ce n’est pas tant le sujet qui s’empare de la triste et dramatique histoire des Premières Nations américaines, mais bien le fait qu’aucun des descendants de ces peuples assujettis au nom de dogmes idéologiques, politiques, religieux, n’aient été associés au projet que ce soit dans l’écriture ou dans la distribution.
Partant d’un fait divers réel, l’assassinat barbare à Vancouver de Tanya, une prostituée autochtone, Robert Lepage tisse une fresque touchante et passionnante qui ouvre nos yeux d’Européens sur le destin de ces peuples natifs d’Amérique du Nord soumis à la violence assimilationniste des évangélistes, notamment par le biais des pensionnats, où plus de 150 000 enfants ont été soustraits à l’autorité de leurs parents afin de se fondre dans le moule de vie des colons. Cette politique en cours de la fin du XIXe siècle jusqu’en 1996 est un mal qui gangrène le Canada d’aujourd’hui.
Pour mieux mettre en exergue le vécu des natifs, c’est à travers le regard occidental de la jeune Miranda, une peintre française, que le dramaturge canadien décide de placer son récit. Fille de bonne famille, en couple avec un comédien raté qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez, elle va apprendre la vie du monde qui l’entoure, des prostituées, des junkies qui vivent au pied de leur appartement situé dans le quartier de Downtown Eastside. Abandonnant ses préjugés, les poids morts de son passé, elle va s’émanciper, s’épanouir, se révéler à elle-même et s’autoproclamer le porte-parole de cette communauté blessée, bafouée qu’on aimerait maintenir dans l’ombre. Double de Lepage et de Mnouchkine, la jeune femme a dû mal à comprendre les réactions épidermiques des autochtones face à son initiative de dénoncer les dérives d’un système, la violence subie par toute une frange de la population native à travers son art. C’est toute la force et la faiblesse du spectacle de parler en leur nom et non à la place des autres.
Au-delà de la polémique déclenchée, il reste une pièce qui, bien que naïve parfois, voire un peu simpliste, éclaire sur un des drames de la colonisation, la perte de repère, la destruction d’habitat, d’une culture pour faire table rase et crée un nouveau monde à l’image des colons. Passant du documentaire au parcours initiatique, l’œuvre n’évite pas toujours les clichés, les facilités, mais a le mérite de pointer du doigt une situation de plus en plus explosive.
Si les scènes sans lien apparent s’enchaînent de manière kaléidoscopique dans un décor qui change en un clin d’œil, avec dextérité, c’est pour mieux amener le spectateur à appréhender le drame d’un peuple en déshérence, en quête de retrouver son identité, de la réaffirmer. À travers l’histoire de Tanya (Frédérique Voruz), de sa mère (Shaghayegh Beheshti) et de Miranda (Dominique Jambert), Kanata est un véritable feuilleton théâtral qui pèche certes par excès de sujets, mais dévoile une souffrance, la nécessité de sortir de l’ombre les minorités opprimées, de les laisser exprimer leur souffrance.
Par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Kanata– Épisode I – La controverse de Robert Lepage
Théâtre du Soleil
La cartoucherie
Route du Champ de Manœuvre
75012 Paris
Jusqu’au 17 février 2019
Du mercredi au vendredi à 19h30, le samedi à 15h00 (et à partir du 12 janvierséance supplémentaire à 20h) & le dimanche à 13h30. Relâche exceptionnelle le mercredi 2 janvier 2019
Durée 2h30
Mise en scène de Robert Lepage assisté de Lucile Cocito
Avec les comédiens du Théâtre du Soleil, c’est-à-dire, par ordre d’entrée en scène : Shaghayegh Beheshti Vincent Mangado, Martial Jacques, Man Waï Fok, Dominique Jambert, Sébastien Brottet-Michel, Eve Doe Bruce, Frédérique Voruz, Sylvain Jailloux, Astrid Grant, Duccio Bellugi-Vannuccini, Omid Rawendah, Taher Baig, Aref Bahunar, Jean-Sébastien Merle, Saboor Dilawar, Maurice Durozier, Shafiq Kohi, Sayed Ahmad Hashimi, Seear Kohi, Miguel Nogueira, Omid Rawendah, Ghulam Reza Rajabi, Shafiq Kohi, Sayed Ahmad Hashimi, Alice Milléquant, Arman Saribekyan, Ghulam Reza Rajabi, Shafiq Kohi, Nirupama Nityanandan, Andrea Marchant, Agustin Letelier, Camille Grandville, Ana Dosse, Jean-Sébastien Merle, Aline Borsari, Ana Dosse, Camille Grandville, Andrea Marchant, Wazhma Tota Khil, Astrid Grant et Omid Rawendah, Taher Baig, Aref Bahunar, Sayed Ahmad Hashimi, Jean-Sébastien Merle, Miguel Nogueira, Saboor Dilawar, Agustin Letelier, Samir Abdul Jabbar Saed
Dramaturgie de Michel Nadeau
Direction artistique de Steve Blanchet
Scénographie et accessoires d’Ariane Sauvé avec la collaboration de Benjamin Bottinelli, David Buizard, Martin Claude, Pascal Gallepe, Kaveh Kishipour, Étienne Lemasson et l’aide de Judit Jancsó, Naweed Kohi, Thomas Verhaag, Clément Vernerey, Roland Zimmermann
Peintures et patines d’Elena Antsiferova et de Xevi Ribas avec l’aide de Sylvie Le Vessier, Lola Seiler et Mylène Meignier
Lumières de Lucie Bazzo avec Geoffroy Adragna et Lila Meynard
Musique de Ludovic Bonnier
Son d’Yann Lemêtre, Thérèse Spirli et Marie-Jasmine Cocito
Images et projection de Pedro Pires, avec Étienne Frayssinet, Antoine J. Chami, Vincent Sanjivy, Thomas Lampis et Gilles Quatreboeuf
Surtitrage de Suzana Thomaz
Costumes de Marie-Hélène Bouvet, Nathalie Thomas et Annie Tran
Coiffures et perruques de Jean-Sébastien Merle
Souffleuse et professeure de diction : Françoise Berge
Crédit photo © Michèle Laurent