Les langues s’entremêlent, se confrontent et se répondent. Les liens du sang s’affrontent à ceux, nouveaux que l’amour fait naître en deux êtres, deux cœurs, deux âmes. Pour sa première création en tant que directeur du théâtre national de la Colline, Wadji Mouawad esquisse une romance épique, tragique à la « Roméo et Juliette », une quête identitaire bouleversante sur fond de conflit israélo-palestinien. Attention, fable coup de poing pour un coup de cœur assuré.
Sur d’immenses panneaux de bois patinés de gris, des images se dessinent évoquant l’intérieur d’une belle et grande bibliothèque. Entre les rayonnages qui apparaissent, une foule cosmopolite se faufile. Employés, visiteurs, se croisent dans une sorte de ballet ludique autant que furieux, chacun cherchant distraction, érudition ou tout simplement le plaisir de découvrir un lieu unique de savoir. À une table, Wahida (incandescente Souheila Yacoub) une jeune femme, robe rouge, terriblement attirante, belle, tente de se concentrer, de travailler. Doctorante américaine d’origine arabe, elle prépare sa thèse sur Hassan Ibn Muhamed el Wazzän, un diplomate musulman vendu par des corsaires au pape Léon X et obligé de se convertir au christianisme pour survivre. Elle est abordée par Eitan (époustouflant Jérémie Galiana), un Allemand d’origine israélienne un peu lunaire, généticien de son état, qui voit dans leur rencontre le fruit du hasard ou plutôt la volonté inébranlable de leurs deux destinés.
C’est le coup de foudre, la passion dévorante. Malgré leur différence de caractère, dépassant leurs origines, leur idéalisme les unit profondément. L’un ne peut plus vivre sans l’autre. C’est sans compter sur la famille d’Eitan, juive pratiquante, qui ne peut admettre cette alliance avec l’ennemi. La confrontation est violente, incompréhensible pour le jeune homme, qui ne croit qu’en la transmission génétique et non en un déterminisme historico-religieux. Devant cet état de fait et l’incapacité d’en saisir la brutalité, il part sur les terres de ses ancêtres en quête de réponses. Ce qu’il va y découvrir va bouleverser à jamais sa vie, celle de sa bien-aimée et de ses proches. Entre blessures d’un passé qu’on aimerait oublier et chagrins d’un pays divisés, ravagés par le conflit israélo-palestinien, chacun va devoir affronter ses démons, tenter de réparer les fêlures qui le hantent et croire en un avenir possible tout autre que celui auquel il croyait.
Fort de sa propre expérience d’exilés, l’auteur et metteur en scène libano-québécois s’empare d’un sujet brûlant, le conflit israelo-palestinien. De sa plume resserrée, vive, affirmée, il conte une romance d’aujourd’hui, un amour impossible entre un Juif et une arabe. Aidé de ses traducteurs, Eli Bijaoui, Linda Gaboriau, Uli Menke et Jalal Altawil, il passe d’une langue à l’autre et les fait s’entrechoquer, pour que de ce télescopage naisse un début de dialogue. Malgré quelques raccourcis, quelques facilités dramaturgiques, il signe une pièce puissante, une épopée initiatique drôle autant que touchante.
Jouant des clichés pour mieux les détourner, allant là où on ne l’attend pas, Wadji Mouawad entraîne les spectateurs dans une quête intérieure marquée par les violences du monde extérieur. Il part de l’intime pour mieux questionner l’universel. S’appuyant sur la scénographie mobile, habilement habillée de vidéos d’Emmanuel Clolus qui rappellent par moment le mémorial de l’Holocauste situé à Berlin, il invite à un bal tragique où danse une troupe habitée de comédiens internationaux d’une rare justesse. En tête, le couple d’amants maudits, Jérémie Galiana et Souheila Yacoub, bouleversants d’authenticité. On retient aussi l’interprétation de Leora Rivlin, inénarrable en grand-mère indigne, au cœur asséché.
Totalement captivé par cette fresque humaine, cette pièce uppercut, fasciné par cette histoire actuelle, le public se lève comme un seul homme dés que le rideau se baisse et applaudit à tout rompre. Un triomphe plus que mérité pour cette fable riche, profonde et engagée.
Par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Tous des oiseaux de Wajdi Mouawad
spectacle en allemand, anglais, arabe, hébreu surtitré en français
Théâtre national de la Colline
Grand Théâtre
15 Rue Malte-Brun
75020 Paris
Jusqu’au 30 décembre au Grand Théâtre
du mardi au samedi à 19h30 et le dimanche à 15h30
durée 4h environ entracte inclus
mise en scène de Wajdi Mouawad assisté de Valérie Nègre
avec Jalal Altawil, Jérémie Galiana et Daniel Séjourné (en alternance), Victor de Oliveira, Leora Rivlin, Judith Rosmair et Helene Grass (en alternance), Darya Sheizaf, Rafael Tabor, Raphael Weinstock, Souheila Yacoub et Nelly Lawson (en alternance)
dramaturgie de Charlotte Farcet
conseil artistique : François Ismert
conseil historique : Natalie Zemon Davis
musique originale d’Eleni Karaindrou
scénographie d’Emmanuel Clolus
lumières d’Éric Champoux
son de Michel Maurer
costumes d’Emmanuelle Thomas assistée d’Isabelle Flosi
maquillage, coiffure de Cécile Kretschmar
traduction hébreu : Eli Bijaoui
traduction anglais : Linda Gaboriau
traduction allemand Uli Menke
traduction arabe : Jalal Altawil
Crédit photos © Simon Gosselin